Monsieur le président, mes chers collègues, ce débat intervient au moment où commence la seconde phase de la crise, celle qui touche de plein fouet l'ensemble des finances publiques occidentales alors même que nous n'avons pas réglé, loin s'en faut, le problème de la masse hallucinante des liquidités financières qui sont traitées over the counter, c'est-à-dire hors toute réglementation bancaire. Cette masse représente près de 1 000 000 milliards de dollars et elle a généré dans le système bancaire mondial une bulle de créances irrécouvrables au moins égale à 10 000 milliards de dollars.
Depuis l'automne 2007, à cette tribune et dans le cadre de plusieurs groupes de travail ou commissions ad hoc, je n'ai cessé de répéter, modestement, que la crise allait durer de longues années, dix ans, et qu'elle ne commencerait réellement que lorsque les finances publiques elles-mêmes seraient atteintes, une fois qu'elles se seraient ruinées pour sauver les banques.
Vous semblez vivre dans la crainte ou l'obsession des réactions des marchés financiers. Vous avez tout à fait raison de les redouter. Mais il est très difficile d'essayer de se conformer à leurs attentes car les marchés ne sont pas rationnels ; ou plus exactement, leur rationalité s'exprime dans une telle complexité et une telle volatilité qu'ils en deviennent totalement imprévisibles.
À titre d'exemple, le Japon a une dette publique deux fois et demie plus élevée que la nôtre par rapport au PIB, sa notation vient d'être dégradée et pourtant ses bons du Trésor s'émettent ou se négocient à un taux inférieur à 1 %, 0,99 % aujourd'hui, pour une maturité de dix ans. Un mois après la dégradation de la note des États-Unis d'Amérique, ceux-ci bénéficient d'un taux d'émission de leurs obligations publiques réduit de plus de 1,5 point, à 2 % environ alors qu'il était à 3,5 % – à croire qu'il faut être dégradé !
L'inquiétude sur l'évolution économique et financière du monde, ou plus exactement du monde occidental, a fait baisser spectaculairement les marchés d'actions, entraînant paradoxalement un report massif des liquidités sur les obligations publiques, à l'exception évidemment de celles de petits pays suscitant une inquiétude particulière – ce qui est bien sûr le cas de la Grèce –, ce qui explique que la dégradation de grands pays comme le Japon ou les États-Unis aboutit paradoxalement à la diminution du coût de leurs emprunts.
Vous avez aussi évoqué pour nous rassurer ou vous rassurer les fameux stress tests bancaires qui ont été organisés, en omettant simplement les deux causes essentielles de risque en Europe : les créances irrécouvrables des banques et la défaillance possible de certaines obligations publiques. Je relève d'ailleurs que le FMI, même s'il confond parfois, à tort, les fonds propres des banques et les questions de liquidités, considère que les besoins de recapitalisation des banques européennes sont infiniment plus importants que le chiffre, tout à fait ridicule et irréaliste, de 2,5 milliards d'euros que l'on a osé publier à la suite des stress tests et auquel personne, et évidemment pas le marché, ne croit.
La réalité, c'est qu'il existe dans notre monde économique et financier une masse spéculative dont les oscillations quasi instantanées affectent toute la planète financière, entraînant une instabilité et une volatilité effroyable de nos économies.
Dans un tel contexte, la réponse du Fonds européen de stabilité financière n'est évidemment pas à la hauteur.
D'abord, je ferai remarquer que, pour le moment, la constitution de ce fameux fonds destiné à sauver la Grèce, et peut-être d'autres pays, se heurte désormais à la demande de la Finlande, suivie maintenant par deux ou trois autres pays de la zone euro, de subordonner leur intervention à la production par la Grèce de contreparties solides et réelles pouvant garantir les prêts consentis. C'est un réel problème, dans la mesure où il faut l'unanimité.
Aujourd'hui, la défaillance d'un certain nombre de pays de la zone euro, notamment de la Grèce, est provisoirement écartée, non pas par l'intervention financière des États solidaires mais par la souscription massive, en centaines de milliards d'euros, par la BCE d'obligations d'État émises par ces pays. C'est ainsi que cela se passe en pratique.
Je voudrais évoquer la prévision de déficit de l'État pour 2011. J'avoue humblement, sans doute par déficience intellectuelle, ne pas bien comprendre comment on peut espérer un solde de l'ordre de 96 milliards d'euros.
Selon la loi de règlement des comptes pour l'année 2010, le solde d'exécution de la loi de finances s'est monté à 148 milliards d'euros, alors que la loi de finances initiale prévoyait 117 milliards. Pour 2009, l'écart entre loi de finances initiale et loi de règlement était un peu plus important, de 70 milliards.
Selon l'Agence France Trésor, le solde d'exécution du budget de l'État à fin juin 2011 s'établit à 61,35 milliards d'euros, soit à peu près exactement le même résultat qu'en 2010 à la même échéance. Jusqu'au 30 juin, les courbes, mois après mois, du solde d'exécution du budget de l'État pour 2010 et pour 2011 sont parfaitement identiques. Il faudrait, pour que vous arriviez à respecter votre prévision de 95 milliards d'euros, une divergence des courbes tout à fait stupéfiante de 60 milliards d'euros sur les six derniers mois. Permettez-moi d'émettre quelques doutes !
Un autre point me paraît essentiel pour l'avenir. Les pays occidentaux ont pris l'habitude, depuis un certain nombre d'années, de ne pas inclure dans leur déficit annuel le montant des emprunts qu'ils réalisent dans l'année pour rembourser des emprunts précédents venant à échéance. La maturité moyenne de nos émissions de bons du Trésor est de l'ordre de sept ans, comme dans beaucoup de pays occidentaux. Aujourd'hui, au-delà de ce que nous avons emprunté en 2010 pour solder le déficit, nous avons dû emprunter 33 milliards d'euros de plus pour rembourser les bons du Trésor précédents venant à échéance, probablement parce que, il y a sept ans, nous avions un déficit de 30 ou 35 milliards d'euros. Ceci signifie que, quand bien même nous parviendrions à rétablir l'équilibre de nos finances publiques dans un délai de quelques années – on peut toujours rêver –, nous devrons émettre, en 2018, environ 180 milliards d'euros de bons du Trésor uniquement pour couvrir les émissions de l'année 2010 !
En octobre 2002, cela fait bientôt dix ans, j'avais publié dans le journal Le Monde un petit article intitulé « Chronique comptable d'une faillite nationale annoncée » où je m'inquiétais en prédisant une évolution que la crise n'a fait que précipiter. Je n'ai aujourd'hui, plus de quatre ans après le début de cette crise, aucune raison d'être plus optimiste.