Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques que nous examinons aujourd'hui en deuxième lecture nous a été présenté comme un texte principalement technique destiné à renforcer la sécurité juridique, à simplifier les procédures et à moderniser l'exercice des professions du droit.
Cette présentation s'avère pour le moins erronée lorsqu'on lit ce projet qui découle directement du rapport de Me Darrois, que le Président de la République avait chargé de relever les défis de la concurrence internationale dans le domaine du droit. Or ce rapport – dont le projet de loi met en oeuvre certaines recommandations et propositions – se situe dans la perspective d'un rapprochement de notre système juridique avec celui de la common law et promeut une réforme profonde des structures d'exercice des professionnels du droit pour favoriser « la concurrence et leur compétitivité interne et internationale ». Dans cet esprit, les dispositions du projet de loi sont de nature à exacerber la concurrence entre les professionnels du droit en accentuant sa marchandisation. Il s'agit en fait d'ouvrir la voie à l'hyper-concurrencialisation sur le marché du droit au détriment des justiciables.
Je veux tout d'abord regretter que, en première lecture, l'essentiel des articles votés par l'Assemblée n'aient pas été remis en cause par le Sénat et que certaines dispositions majeures du texte aient été adoptées conformes, comme l'acte contresigné par avocat ou la modernisation du régime des structures d'exercice des professionnels.
Pour exprimer mon opposition profonde à ce projet de loi, je concentrerai mon intervention sur les deux points qui constituent les deux dangers majeurs de ce texte : la création d'un acte contresigné par avocat et l'instauration de sociétés capitalistiques et de sociétés interprofessionnelles d'exercice.
L'acte contresigné par avocat constituera une troisième catégorie d'acte juridique, entre l'acte sous seing privé et l'acte authentique. Avec cette nouvelle catégorie est introduite une gradation qualitative quant au contenu par rapport à l'acte sous seing privé. En exaltant sa valeur probatoire, qui en justifierait la nécessité pratique et qui ne céderait qu'avec la procédure d'inscription de faux, on ne peut que se demander, pour reprendre l'expression du conseiller à la Cour de cassation Jean-Louis Gallet, si « le tir n'est pas davantage dirigé contre l'acte authentique que contre l'acte sous seing privé ». En effet, il convient de s'interroger sur le point de savoir si les avantages invoqués de l'acte contresigné sont à apprécier au regard de l'acte sous seing privé plutôt qu'au regard de l'acte authentique.
Contrairement à la présentation qui en est faite, la création de l'acte contresigné par avocat aura un impact important sur l'ordonnancement juridique et sur les actes authentiques. L'acte contresigné bénéficiera en effet d'une force probante au moins égale à celle de l'acte authentique, s'agissant de l'identité et de la capacité des parties, dans la mesure où l'avocat, rédacteur de cet acte, sera beaucoup plus difficilement attaquable que le notaire, rédacteur d'un acte authentique et directement confronté, vous le savez, à la sévérité de la jurisprudence.
Il découle du dispositif proposé un véritable déséquilibre dans le régime de l'administration de la preuve entre le devoir d'information de l'avocat qui contresignerait un acte sous seing privé et celui du notaire instrumentaire dont le conseil ne s'attache pas aux seules conséquences juridiques d'un acte qu'il a même parfois le devoir de déconseiller. La seule signature de l'avocat faisant « pleine foi de l'écriture et de la signature des parties », la référence à la procédure de faux, apparemment superfétatoire puisque celle-ci s'applique à tous les actes sous seing privé contestés, confirme que l'acte contresigné par avocat détient bien une incontestable force probante.
La conclusion est simple : l'acte sous seing privé contresigné par avocat constituerait un acte spécifique d'une nouvelle catégorie, contrairement à ce qui est affirmé dans l'exposé des motifs. Cet acte posséderait, par de nombreux aspects, la même force probante qu'un acte authentique dont il s'approprierait même certaines vertus jusque-là exclusivement réservées à ce dernier. C'est en ce sens qu'il réduirait le champ d'application et déséquilibre la portée de l'acte authentique. Si les dispositions du projet de loi ne remettent pas encore en cause le monopole de l'acte authentique, elles s'attaquent bel et bien aux fondements de l'authenticité.
Enfin, cet acte entraînerait inévitablement une augmentation des coûts pour le justiciable. À la différence de ce qui se passe pour les actes notariés, l'intervention de deux avocats comporte le cumul d'honoraires et il est facilement prévisible que l'augmentation des primes d'assurance garantissant les avocats pour cette nouvelle activité aura nécessairement une répercussion pour le justiciable. L'étude d'impact reconnaît implicitement l'inéluctabilité de cette augmentation puisqu'elle précise, page 30 : « Le coût de l'acte contresigné par avocat ne sera pas tarifé, les honoraires étant généralement libres. »
Ensuite, s'agissant de l'interprofessionnalité, le projet de loi prévoit la possibilité, pour les membres des sociétés de participations financières de professions libérales, de détenir des actions ou des parts dans des sociétés d'exercice libéral « ayant pour objet l'exercice de deux ou plusieurs des professions d'avocat, de notaire, d'huissier de justice, ou de commissaire-priseur judiciaire ». Ainsi, l'article 21 de votre projet de loi confirme la promotion d'une interprofessionnalité non seulement capitalistique, mais aussi d'exercice, de même que la faculté de croiser des participations entre les deux types de sociétés.
Vous nous présentez l'interprofessionnalité comme la solution aux problèmes d'organisation, mais il semble que votre objectif réel soit plutôt de favoriser l'émergence de gros cabinets couvrant l'ensemble des besoins des clientèles et en mesure de se positionner à l'international, ce qui, bien entendu, se ferait au détriment des professionnels de proximité, donc de l'accès de nos concitoyens au droit.
Dans ces conditions, on ne peut que partager les inquiétudes manifestées par le syndicat des notaires et – il faut bien le dire – l'immense majorité des notaires de France, non par corporatisme mais par attachement profond à notre système juridique et à l'intérêt général.
Nous refusons que le droit devienne un objet économique banal, soumis aux règles du marché. Nous sommes opposés à ce projet de loi qui va à l'encontre du droit de tout citoyen à un égal accès à la sécurité juridique.
Vous considérez que les valeurs de notre droit doivent s'adapter au marché. Nous pensons, au contraire, et c'est le coeur de notre désaccord, que c'est le marché qui doit s'adapter aux valeurs de notre droit.
C'est pourquoi – je le redis – nous voterons contre ce projet de loi. Nous le ferons d'autant plus résolument que le rapporteur et le porte-parole du groupe majoritaire, que j'ai bien écoutés, nous invitent à un vote conforme; ce qui signifie que le débat est clos. Il n'est pas glorieux de décider ainsi qu'il n'y aura pas de débat en deuxième lecture. Voilà une raison supplémentaire, monsieur le ministre, de mon hostilité à votre texte.