Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, pour une fois, nous avons à examiner un texte qui va dans le sens de la défense des libertés publiques et ne se réduit pas à accentuer le caractère répressif et policier du pouvoir actuel. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Mais je ne suis pas certain que le Président de la République, lui, en soit heureux. En effet, c'est contraint et forcé qu'il a accepté le nouvel examen d'un texte qui ne satisfaisait ni le Conseil Constitutionnel, ni la magistrature française, ni les instances européennes. C'est parce que le Gouvernement a été désavoué par ces instances que nous sommes aujourd'hui obligés de faire amende honorable, de manière un peu humiliante, et de remettre sur le métier une question qui n'aurait pas dû faire l'objet de tant de discussions.
Ces instances, françaises et européennes, vous ont donné jusqu'au 1er juillet 2011 pour remédier à cet état de non-droit. Vous courez donc, monsieur le garde des sceaux, après la jurisprudence européenne qui, à plusieurs reprises, a jugé votre politique policière et judiciaire pour ce qu'elle est : une entrave pour les libertés et une insulte à l'indépendance de la justice. Vous vous exécutez donc bien tard, à reculons. Mais au lieu d'en profiter pour introduire dans la loi de nouvelles avancées et faire de la France un exemple en matière de garde à vue, il apparaît – pardonnez-moi cette expression familière – que vous jouez « petit bras ». Vous renâclez tant que, pour une fois, les députés de la majorité siégeant à la commission des lois ont, ensemble, permis quelques avancées avant l'examen de ce texte en séance publique. Même l'ancien garde des Sceaux, Dominique Perben, indiquait dans Le Monde du 3 décembre que le projet de loi n'était pas acceptable en l'état et que la commission des lois se devait de le réécrire très profondément, ce qui s'est produit. Pour une fois, nous avons travaillé ensemble à améliorer un texte de façon significative : nous avons fait, tout simplement, notre travail de parlementaires.
Dans le paysage pénal européen, le régime français de la garde à vue est caractéristique de la triste exception judiciaire et policière que constitue notre pays. Comme le disait Jean-Louis Nadal, procureur général auprès de la Cour de cassation : « Afficher pour la justice une telle forme de mépris blesse la République. » J'ajouterai que cela nous isole un peu plus en Europe.
Voilà des années que l'on sait que la garde à vue à la française est inconstitutionnelle et que rien n'est fait. Les juridictions sont aujourd'hui dans une position très inconfortable. Nous savons tous, dans cette assemblée où siègent nombre d'avocats et de juristes, qu'il est nécessaire d'adapter notre appareil législatif aux normes européennes et ce, pour des raisons de fond, tant historiques et structurelles que conjoncturelles.
C'est sur les enjeux judiciaires et politiques de ce débat que je voudrais vous interpeller, monsieur le ministre. Je le ferai sur quelques points qui me semblent essentiels et qui ont abouti à l'accablante situation que nous connaissons aujourd'hui en matière de garde à vue : la culture de l'aveu et la politique du chiffre ; le rôle du procureur et du parquet ; le rôle de l'avocat et les raisons de l'explosion de la garde à vue.
La pratique consistant à placer en garde à vue, essentiellement organisée dans le but d'interroger sous contrainte, est structurellement liée à la culture de l'aveu, pratique critiquable, inefficace et inutile. La réforme, y compris dans sa version actuelle, exclut de son champ d'application les infractions les plus graves, celles pour lesquelles l'assistance d'un avocat serait la plus utile eu égard notamment aux seuils des peines encourues et à la complexité des procédures. En consacrant l'absence de défense pendant la garde à vue pour les infractions les plus graves, elle vide de sa substance le principe qu'elle pose. En effet, les dispositions du texte relatives au droit à l'assistance d'un avocat ne sont pas applicables aux personnes gardées à vue pour les infractions visées à l'article 706-73 du code de procédure pénale. N'ont ainsi pas droit à l'assistance d'un avocat les personnes gardées à vue pour les infractions de trafic de stupéfiants, de crimes et délits en bande organisée, de proxénétisme, de terrorisme. Or les personnes suspectées d'avoir commis ces infractions sont celles qui risquent les peines les plus graves et qui ont sans nul doute le besoin le plus grand d'être assistées par un avocat.
Pourquoi la France n'applique-t-elle pas aux crimes les plus odieux ce qui apparaît pourtant naturel dans de nombreuses démocraties ? Parce qu'en France la culture de l'aveu l'emporte toujours sur la culture de la preuve. Tant dans la justice que dans la presse, les Anglo-Saxons ont une culture qui repose sur les faits, rien que sur les faits. Les pays latins, eux, sont marqués dans leur mémoire collective et dans leur pratique par l'Inquisition, qui extorquait aux accusés des aveux par la torture. Comme le dit l'avocat Jean-Yves Le Borgne, la garde à vue est un résidu de barbarie. La procédure inquisitoire repose tout entière sur le culte de l'aveu. Cette logique mortifère a marqué l'imaginaire de notre droit pénal.
La garde à vue n'est donc pas seulement une pratique humiliante, traumatisante, vexatoire, qui vise à briser l'individu, seul face au système ; elle est la pierre angulaire de notre système judiciaire. Remettre en cause son fondement inquisitorial, permettre une procédure contradictoire garantirait les libertés fondamentales. Tel est l'enjeu, pour le système judiciaire, de la remise en cause de cette procédure qui s'apparente plus à une « battue » pour reprendre encore les termes de Jean-Yves Le Borgne, à la traque d'un animal, qu'au respect de l'État de droit. Introduire le droit dans notre système de garde à vue, c'est laïciser ce système, en vue d'une justice efficace qui n'humilie pas celui qui n'est encore que témoin et qui recherche les preuves réelles. De deux choses l'une : soit les aveux sont obtenus sans être corroborés par des preuves et ils sont alors extrêmement fragiles, comme vient de le montrer brillamment André Vallini ; soit il existe des preuves solides et, dans ce cas, les aveux devant un policier sont parfaitement inutiles ; l'exposé des charges et des preuves dans un procès-verbal doit suffire à convaincre le juge, lequel, de toute manière, devra procéder à nouveau à l'interrogatoire.
Notre droit est donc aujourd'hui à la croisée des chemins : soit nous estimons comme législateurs que nous devons, comme c'est le cas dans le système actuel d'interrogatoire, contribuer à forger une vérité policière qui va peser sur la phase judiciaire ; soit, pendant l'interrogatoire, celui qui n'est pas encore mis en examen peut être assisté et disposer de l'ensemble de ses droits face au système, et on s'en remet alors à la seule vérité judiciaire. Ce qui est en jeu, c'est un vrai pas vers l'État de droit, avec l'institution d'un véritable habeas corpus à la française.
Une raison de l'explosion de la garde à vue est conjoncturelle. Elle tient à la folle politique du chiffre érigée en modèle sécuritaire par ce gouvernement. Pourquoi, en effet, s'en tient-il à cette conception minimaliste de la réforme ? Tout simplement parce que depuis 2002, date de son arrivée au ministère de l'intérieur, Nicolas Sarkozy pratique la politique du chiffre. Depuis 1982, la garde à vue s'est banalisée, avec plus de 80 % d'augmentation. Nous sommes passés de 336 718 gardes à vue en 2002, hors circulation routière, à 523 069 en 2010.
J'indique les chiffres hors circulation routière, car pour une part ces délits liés à l'état d'ivresse, au non-respect des règles de conduite, lorsqu'ils ne donnent pas lieu à des accidents, ne devraient même pas être enregistrés comme des gardes à vue, pour la raison bien simple que la garde à vue n'est pas une sanction. Un individu en état d'ébriété peut dégriser à domicile avant d'être convoqué au commissariat de police ou à la gendarmerie. Faire subir des gardes à vue humiliantes, avec fouille au corps, à ceux qui ont bu un verre de trop, cela encombre les commissariats et ne respecte en rien l'État de droit.
Chaque année, 800 000 personnes sont placées en garde à vue : ce chiffre devient un indicateur de performance du travail policier ; une sorte de PIB de l'offre policière !
Mais le productivisme policier a deux revers. Le premier réside dans le temps passé par les officiers de police judiciaire à accomplir les nombreuses formalités qu'impose le placement en garde à vue puis à interroger les personnes concernées. Ce temps empiète sur celui qui devrait être consacré à la recherche et à la présentation des preuves et des charges.
Le second inconvénient tient à l'inflation des placements en garde à vue, qui ont pris une ampleur considérable au cours des dernières années. Au lieu de procéder à une simple audition de personnes auteurs de faits qui ne justifient ni qu'elles soient placées sous contrainte ni qu'elles soient conduites devant un magistrat, le placement en garde à vue est devenu la règle à l'égard de toute personne entendue à propos d'une infraction dont elle est susceptible d'avoir été l'auteur. Cette inflation a pour effet, entre autres conséquences, la dégradation des conditions matérielles de la garde à vue.
Les gardes à vue se pratiquent dans des locaux qui sont, le plus souvent, peu conformes aux exigences du respect de la dignité des personnes gardées contre leur gré alors qu'elles sont présumées innocentes. Il existe en France 4 000 lieux de garde à vue dont l'immense majorité sont indignes. J'engage chaque député à aller dans son commissariat de quartier pour faire l'expérience de ce que connaissent de nombreux citoyens qui n'auraient jamais dû se retrouver dans ces lieux lorsqu'il sont, pour la première fois de leur vie, gardés à vue.
J'en viens au rôle des institutions judiciaires, et notamment du procureur et du parquet. Ce matin encore, dans Le Figaro, notre collègue Jean-Paul Garraud, député UMP, tentait de remettre en cause la place du juge. Monsieur le ministre, vous avez été tenté de faire appel de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme, dans l'arrêt dit « Moulin », pour avoir retenu cinq jours durant, sans qu'elle soit entendue, l'avocate France Moulin.