Ce projet de loi a une ambition : créer le cadre juridique indispensable au développement de l'offre légale de musique, de films, voire d'oeuvres littéraires sur les nouveaux réseaux de communication. Pour prévenir le piratage des oeuvres, il crée un dispositif gradué, essentiellement pédagogique, qui a vocation, en pratique, à se substituer aux poursuites pénales actuellement encourues par les internautes. Plus d'un Français sur deux a aujourd'hui accès à l'Internet haut débit. C'est une chance pour la diffusion de la culture, mais les conditions mêmes de création des oeuvres sont gravement menacées par le piratage.
Le marché du disque est le plus atteint. Il a baissé de 50 % au cours des cinq dernières années, avec un fort impact à la fois sur l'emploi et sur la création : chute de 30 % des effectifs des maisons de production, résiliation par les maisons de production de nombreux contrats d'artistes, et diminution de 40 % du nombre de nouveaux artistes « signés » annuellement.
Le cinéma commence à son tour à ressentir les premiers effets de ce changement des usages : le nombre d'actes de piratage de films équivaut désormais au nombre d'entrées en salle – de 450 000 à 500 000 par jour – et le marché du DVD a chuté d'un tiers en quatre ans.
Les ventes numériques dématérialisées de musique et de cinéma, qui devraient prendre le relais des ventes de supports physiques, CD ou DVD, demeurent plus faibles en France que dans la plupart des grands pays aux habitudes de consommation comparables : elles représentent à peine plus de 7 % de notre marché de la musique, alors que ce taux a dépassé 25 % aux États-Unis et 20 % en moyenne dans les autres pays comparables au nôtre.
Pourtant, la richesse de l'offre légale en ligne s'est considérablement développée ces dernières années. Plusieurs millions de titres musicaux y sont désormais disponibles et le coût pour le consommateur a fortement diminué, notamment grâce aux offres forfaitaires proposées par les fournisseurs d'accès à Internet, les FAI. Mais il est possible d'aller plus loin dans l'amélioration de cette offre. Le présent projet de loi vise justement à en créer les conditions. Car c'est bien la persistance d'un piratage massif qui demeure aujourd'hui le principal obstacle au décollage de la consommation légale de films ou de musique en ligne, et à la juste rémunération des créateurs et des industries culturelles. Il ne s'agit pas de sauver le support physique, dont la place ne sera plus jamais celle qu'elle a été, mais bien de permettre à de nouveaux modèles économiques d'apparaître et de se stabiliser.
Pour lutter contre le piratage, les pouvoirs publics se trouvent aujourd'hui dans une situation très paradoxale. Des sanctions existent, mais elles sont judiciaires et principalement pénales : peines d'amende, jusqu'à 300 000 euros, et de prison, jusqu'à trois ans, sur le fondement classique du délit de contrefaçon. Les ayants droit recourent à ces sanctions, mais prudemment, car celles-ci apparaissent inadaptées au piratage dit « ordinaire ». Ce piratage est commis sur une très grande échelle – un milliard de fichiers piratés en France en 2006 – par plusieurs millions d'internautes, dont nous ne pouvons plus dire qu'ils ne sont pas conscients du caractère répréhensible de leur geste. Notre pays détient d'ailleurs un triste record : l'internaute français passe deux fois plus de temps que ses homologues américains, anglais ou allemands à échanger des fichiers illégalement. Cela explique, par exemple, que le marché français de la musique, dont le volume était identique à celui de l'Allemagne en 2002, ne pèse plus que pour 70 % de ce dernier.
En revanche, les internautes n'ont pas toujours conscience de la gravité des conséquences et de la lourdeur des sanctions qu'ils encourent. Les procédures pénales sont rarement appliquées, notamment parce qu'une loi reposant sur une autre logique était en préparation. En Allemagne, au contraire, des dizaines des milliers d'actions pénales sont en cours à l'encontre d'internautes. C'est ce que nous voulons éviter, tout en protégeant les droits des créateurs et de nos industries culturelles.
En plus de ces sanctions pénales, la loi met à la charge de l'abonné à Internet une obligation de surveillance de son accès, prévue à l'actuel article L. 335-12 du code de la propriété intellectuelle. L'abonné est ainsi tenu de veiller à ce que son accès ne fasse pas l'objet d'une utilisation méconnaissant les droits de propriété littéraire et artistique. Le manquement à cette obligation n'est toutefois assorti d'aucune conséquence pratique. Il faut sortir de cette situation, dans l'intérêt des internautes, qui risquent des poursuites pénales, et afin de rétablir l'équilibre, rompu dans les faits, entre deux droits fondamentaux : le droit de propriété des créateurs et des entreprises, d'une part, et le droit au respect de la vie privée des internautes, d'autre part.
La méthode choisie par le Gouvernement a consisté à rechercher un large consensus préalable entre les acteurs de la culture et ceux d'Internet. C'est le sens de la mission qui a été confiée en septembre 2007 à Denis Olivennes, alors président-directeur général de la FNAC. Cette mission a permis d'aboutir à un accord historique, signé au Palais de l'Élysée, le 23 novembre 2007, par quarante-six entreprises ou organisations représentatives de la culture et de l'Internet. Cet accord définit un plan d'action en deux volets.
Premièrement, l'accès à l'offre légale sera rendu plus facile, plus riche, plus souple.
D'une part, les maisons de production de disques se sont engagées à retirer des productions françaises les « verrous numériques », ces fameuses mesures techniques de protection, ou DRM – digital rights management –, qui empêchent la lecture d'un même titre sur plusieurs matériels, comme l'ordinateur, le baladeur, l'autoradio, ou encore la duplication à usage privé. En vertu de l'accord, les DRM devaient disparaître un an après la mise en oeuvre du présent projet de loi. Toutefois, le mouvement initié par ces travaux et par le débat au Sénat a conduit l'industrie musicale française à prendre ses responsabilités : elle a décidé, dans son ensemble, de mettre cet engagement en oeuvre avant la fin du premier trimestre 2009. Conjugué à la même décision prise par la plateforme iTunes, leader du marché, le mouvement des maisons de disques aboutit à une transformation complète, en quelques semaines, du paysage de l'offre légale de musique.
D'autre part, le délai d'accès aux films en DVD et par les services de vidéo à la demande – VoD –, que l'on appelle la « chronologie des médias », devait être abaissé de façon conséquente par un accord interprofessionnel. Je souhaite évidemment que cet engagement soit mis en oeuvre le plus tôt possible. J'ai lancé en décembre une consultation de la filière du cinéma, qui laisse apparaître une forte convergence des acteurs, pour ramener à quatre mois les délais applicables au DVD et à la VoD, au lieu de six mois et sept mois et demi respectivement. Il est en effet important que les consommateurs puissent percevoir sans tarder la contrepartie de l'approche plus responsable d'Internet que nous voulons promouvoir.
Deuxièmement, la lutte contre le piratage de masse doit changer entièrement de logique. La nouvelle approche sera préventive, graduée, et une éventuelle sanction ne passera plus nécessairement par le juge, même si elle demeure placée sous son contrôle.
La base juridique sur laquelle repose ce dispositif existe déjà : il s'agit de l'obligation de surveillance de l'accès Internet, mise à la charge de l'abonné. Le projet du Gouvernement vise en fait à préciser le contenu de cette obligation et à mettre en place un mécanisme de réponse en cas de manquement de la part de l'abonné. La forme de cette réponse sera, dans un premier temps, purement pédagogique puis, dans un second temps, transactionnelle, et elle pourra, enfin, déboucher éventuellement sur une sanction de nature administrative, prononcée par une autorité administrative indépendante.
Que se passera-t-il pour l'internaute qui aura piraté une oeuvre ? La première phase, celle de la constatation des faits, ne connaîtra guère de changement par rapport à la situation actuelle. Aujourd'hui, il appartient aux ayants droit de repérer les actes de contrefaçon sur Internet, par l'intermédiaire des agents assermentés des SPRD, les sociétés de perception et de répartition de droits, et de leurs organisations professionnelles. Ces structures utilisent des traitements automatisés collectant les références des ordinateurs pirates, en général leurs adresses IP. Ces traitements automatisés sont autorisés par la CNIL, la Commission nationale de l'informatique et des libertés, alors même que les adresses collectées ne sont pas des données personnelles.
Sur la base des constats dressés par les agents assermentés, les ayants droit pourront saisir le juge pénal ou une autorité administrative indépendante, sur le fondement du manquement à l'obligation de surveillance de l'abonné. L'objectif du Gouvernement est que l'efficacité du mécanisme pédagogique et gradué, géré par l'autorité administrative, dissuade les ayants droit de recourir à la voie pénale. Cette autorité administrative indépendante sera l'ARMT, créée à l'initiative du Sénat en 2006, actuellement compétente pour veiller à l'interopérabilité des mesures techniques de protection et au respect de l'exception pour copie privée. Elle sera rebaptisée HADOPI, de façon à mieux refléter ses compétences. Elle aura par ailleurs un rôle d'observation et d'encouragement du développement de l'offre légale. La HADOPI ne pourra agir qu'à partir des constats dressés par les représentants des ayants droit ; elle ne disposera donc d'aucune faculté d'autosaisine, ni a fortiori d'aucune compétence de surveillance généralisée des réseaux de communication électronique.
La Haute Autorité enverra d'abord au pirate des messages d'avertissement pédagogiques, dénommés « recommandations ». Le formalisme de ces messages sera gradué : après un courrier électronique, elle fera usage d'une lettre remise contre signature, de façon à s'assurer que l'abonné a bien pris connaissance du comportement qui lui est reproché. Aucune sanction ne pourra être prise sans l'envoi préalable d'un avertissement sous cette forme. Une phase préventive personnalisée précédera donc d'éventuelles sanctions, ce que le droit ne permettait pas jusqu'à présent : la condamnation pénale peut actuellement intervenir à la première infraction, l'abonné victime de l'utilisation frauduleuse de son accès par un tiers ne recevant aucun signal d'alerte.
La visée pédagogique et préventive constitue le coeur du projet du Gouvernement. Des études réalisées en Grande-Bretagne et en France au printemps 2008 font ressortir que 70 % des internautes cesseraient de pirater dès le premier avertissement. De telles mesures ont été mises en oeuvre par les universités américaines à l'égard de leurs étudiants, avec un succès notable puisque le piratage a diminué de 90 %.
La HADOPI pourra ensuite, en cas de manquement répété de l'abonné, prendre à l'encontre de celui-ci une sanction administrative consistant en une suspension de l'accès Internet. Le Sénat a souhaité que cette suspension puisse être partielle ou prendre la forme d'une réduction du débit, le jour où l'état de l'art permettra de mettre en oeuvre de telles mesures tout en faisant complètement obstacle au piratage. La suspension de l'abonnement sera assortie de l'impossibilité de souscrire un autre contrat auprès de tout opérateur, de façon à éviter la migration des abonnés d'un FAI à un autre. Il est en effet important d'éviter que les prestataires qui joueront le jeu ne soient pénalisés au bénéfice de ceux ayant une pratique plus laxiste. La suspension de l'abonnement sera en principe d'une durée d'un mois à un an, mais la HADOPI pourra proposer une transaction à l'abonné : en s'engageant à ne pas renouveler son comportement, celui-ci pourra ramener la suspension à une durée comprise entre un mois et trois mois. Cette phase transactionnelle, qui instaure un dialogue entre la HADOPI et l'abonné, accentue encore l'aspect pédagogique du mécanisme.
Nous sommes conscients des difficultés que pourrait poser ce dispositif aux entreprises ou à d'autres collectivités, comme les universités. Le projet de loi prévoit donc des mesures alternatives à la suspension de l'accès. L'employeur sera invité par la HADOPI à installer des dispositifs de type « pare-feu » pour éviter le piratage par les salariés à partir des postes de l'entreprise. C'est d'ailleurs ce que font déjà de nombreuses universités dans le monde, notamment aux États-Unis.
Afin de garantir le respect des mesures de suspension, les FAI seront tenus de vérifier, à l'occasion de la conclusion de tout nouveau contrat, que leur cocontractant ne figure pas dans le répertoire des personnes dont l'abonnement a été suspendu. La HADOPI pourra décider de prendre des sanctions pécuniaires à l'encontre des FAI qui n'effectueraient pas de telles vérifications ou qui ne mettraient pas en oeuvre les mesures de suspension, l'idée étant toujours de protéger les prestataires qui « jouent le jeu ».
Toutes les sanctions – la suspension de l'abonnement Internet comme les sanctions pécuniaires contre les FAI – seront bien entendu susceptibles de recours devant le juge judiciaire.
Enfin, le projet de loi précise les conditions dans lesquelles le titulaire de l'accès à Internet pourra s'exonérer de sa responsabilité. À cette occasion, il encourage les abonnés à prendre les mesures nécessaires de sécurisation de leur poste.
Le Sénat a encore renforcé la dimension pédagogique du texte en prévoyant une sensibilisation des élèves et des enseignants, notamment dans le cadre du brevet informatique
Dans ce nouveau cadre, le recours direct au juge s'inscrira en complémentarité avec le dispositif administratif pour traiter le cas des pirates les plus « endurcis ».
Un débat assez vif s'est d'ores et déjà engagé devant les médias et dans la blogosphère. Certaines revendications, de part et d'autre, sont légitimes ; nous devons les prendre en compte. Plusieurs arguments, en revanche, me semblent tout à fait infondés.
D'abord, certains affirment que la future loi serait celle des majors, accrochées à la défense de « privilèges ». Passons sur l'assimilation des droits d'auteur à un privilège. Pour le reste, cet argument dénote une profonde méconnaissance de nos industries culturelles, où les PME occupent une place considérable, eu égard à l'offre culturelle comme aux centaines de milliers d'emplois concernés. Les PME représentent en France 99 % des entreprises de la filière musicale, plus de 40 % des emplois et plus de 20 % des parts de marché, ce qui est unique au monde. Or ces PME sont évidemment les entreprises les plus fragiles et les plus menacées par le piratage.
J'entends aussi que ce texte serait « liberticide ». Le dernier avatar de cette thèse prend la forme d'une interprétation abracadabrante d'un vote intervenu en octobre dernier au Parlement européen.
Que nous dit-on ? D'abord que la suspension envisagée de l'accès Internet violerait les libertés fondamentales. À supposer que disposer du web à domicile constitue un droit fondamental – ce que rien, dans le droit positif français ou européen, ne vient confirmer –, aucune liberté, pour être fondamentale, n'est pour autant absolue. Invoquer la liberté de communiquer pour violer les droits de propriété des créateurs revient à un abus de droit.
Ensuite, la HADOPI violerait la vie privée, elle serait préposée au fichage des internautes et à la surveillance des réseaux. Quel paradoxe ! Dans les pays, de plus en plus nombreux, qui pratiquent l'envoi de messages d'avertissement aux internautes – les États-Unis, la Norvège, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande et bientôt l'Irlande –, cette politique se passe entièrement de l'intervention publique : elle est purement contractuelle et résulte d'accords entre les FAI et les ayants droit.
La particularité de l'approche française consiste justement à interposer entre les parties en présence – ayants droit, FAI, internautes – une autorité indépendante assurant la prévention du piratage tout en protégeant le secret de la vie privée. Seule la HADOPI pourra se procurer les données personnelles de l'abonné – nom et coordonnées – strictement nécessaires à l'envoi des messages d'avertissement. L'identité du pirate demeurera donc cachée aux ayants droit. La procédure sera ainsi plus protectrice de la vie privée que celle qui se déroule dans le prétoire du juge. J'ajoute que la commission interne à la HADOPI qui traitera les dossiers présentera toutes les garanties d'impartialité et d'indépendance : elle sera exclusivement composée de magistrats et disposera d'agents publics dont l'absence de liens avec les intérêts économiques en cause aura été vérifiée par des enquêtes préalables. Quant aux données nécessaires pour mettre en oeuvre le mécanisme de prévention, elles sont d'ores et déjà collectées par les créateurs et les entreprises culturelles pour mener leurs actions judiciaires ; aucune donnée nouvelle ne sera relevée pour mettre en oeuvre le mécanisme de « réponse graduée ».
Ce projet de loi a reçu le soutien massif de l'ensemble du monde de la culture et de la création, des entreprises du cinéma, de la musique, mais aussi de l'Internet. Les Français sont prêts à partager sa philosophie préventive et mesurée. L'agitation entretenue par quelques groupuscules ne reflète en rien la perception de nos citoyens, qui pensent qu'Internet n'est pas une zone de non-droit et que les grands principes de la vie en société, à savoir la légalité et la responsabilité, y ont bien cours, comme ailleurs. Ce projet est adapté à l'évolution d'Internet. Le piratage est en quelque sorte une maladie infantile de l'Internet, qui doit désormais passer à l'âge adulte.
Le texte est donc équilibré à tous égards. D'abord, la prévention du piratage constitue la condition même de l'amélioration de l'offre légale, à laquelle se sont engagées les industries culturelles. Ensuite, il concilie la garantie du droit de propriété – aujourd'hui dépourvu de toute effectivité et complètement bafoué – avec la protection de la vie privée des internautes. Enfin, il prévoit des mesures préventives et pédagogiques, adaptées au comportement souvent « ludique » auquel il s'agit de mettre fin.
Le Sénat a compris la philosophie de ce texte puisqu'il l'a adopté à l'unanimité, hormis le groupe communiste, qui s'est abstenu. C'est maintenant à l'Assemblée nationale qu'il appartient de faire en sorte que les consommateurs, les créateurs et les centaines de milliers de salariés des industries culturelles puissent tirer parti des fabuleuses opportunités, culturelles aussi bien qu'économiques, d'un Internet plus « civilisé ».