Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m'accueillir ce matin. Avant d'aborder les questions de fond relatives à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, permettez-moi de dire quelques mots sur cette audition elle-même.
Ma présence ici est très directement liée à l'activité du législateur : la loi de 2007 dispose en effet que le président de l'ARCEP est nommé après avis des commissions compétentes du Parlement ; cette audition est aussi, en quelque sorte, l'application par anticipation du nouvel article 13 de la Constitution. Il est bon pour la démocratie qu'un certain nombre de responsables de haut niveau, à l'intérieur ou autour de l'appareil d'État, ne soient nommés qu'après consultation de la représentation nationale ; à titre personnel, je m'en réjouis beaucoup. C'est la première fois que je me présente devant votre commission, même si j'ai déjà eu l'occasion, au titre de mes fonctions antérieures, de venir devant d'autres commissions du Parlement. Lorsque j'étais président de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, j'ai milité pour que les pouvoirs du Parlement soient renforcés dans plusieurs domaines clés, comme les opérations extérieures ou le contrôle des accords de défense. Il me paraît essentiel – j'y reviendrai – qu'un dialogue s'instaure entre l'appareil d'État, au sens large, et le pouvoir législatif.
J'ai pour ma part abordé la question des télécommunications par un biais inhabituel, celui de la sécurité et des enjeux stratégiques. En travaillant sur les conséquences de la mondialisation en matière de défense et de sécurité, il m'est apparu de façon évidente que les questions liées à la révolution numérique et aux réseaux étaient fondamentales pour la sécurité du pays et de l'Europe. En 1994, lorsque j'étais rapporteur de la commission du Livre blanc présidée par M. Marceau Long, il y avait 100 000 internautes ; quand le Président de la République m'a confié la préparation du nouveau Livre blanc, il y en avait plus d'un milliard et demi : nous avions, si je puis dire, changé de planète. Le positionnement de la France dans ce bouleversement est essentiel ; et pour moi, le rôle de l'ARCEP ne se limite pas au domaine étroit des télécommunications mais doit s'étendre, plus globalement, aux questions liées à la révolution numérique.
Dans ce domaine, les questions de sécurité – sur lesquelles je me suis donc un peu spécialisé jusqu'à présent – ne sont pas sans importance. Un de vos collègues du Sénat, M. Retailleau, insiste d'ailleurs dans un rapport sur les fonctions nouvelles que la loi de 2004 assigne, en matière de sécurité, à l'ARCEP comme au ministre chargé des télécommunications. C'est un sujet fondamental, compte tenu des risques d'une utilisation malveillante ou d'un blocage des réseaux.
Par ailleurs, si l'ARCEP est une autorité administrative indépendante, selon l'expression juridique forgée il y a une trentaine d'années, c'est une autorité de l'État. Cette institution constitue un élément de la puissance publique, l'un des instruments par lesquels une politique – et d'abord le cadre législatif qui est défini par le Parlement – est mise en oeuvre. Cette appartenance à la sphère étatique me rend à l'aise pour aborder la fonction, car mon métier, c'est l'État.
Enfin, le président de l'ARCEP est celui d'un collège. Or le Conseil d'État a l'habitude de la collégialité, comme vous l'avez vous-mêmes. Je reviendrai sur cet aspect important du processus de décision.
Mais je voudrais évoquer maintenant les grands enjeux auxquels l'ARCEP est confrontée, les défis immédiats et à moyen terme à relever, et enfin son positionnement.
Le premier des quatre grands enjeux que l'on peut distinguer est la croissance et la compétitivité. Vous êtes, beaucoup plus que moi, familiers de ces questions. Vous savez que les technologies de l'information et de la communication représentent un quart du taux de croissance de notre PIB et ont un grand impact sur la compétitivité économique ; l'enjeu est donc très important en termes de croissance, de politique industrielle, de recherche et de consommation. Mais notre niveau d'investissement et de recherche reste inférieur à celui des États-Unis et de certains pays asiatiques. Certes nous avons des acteurs extrêmement forts, tels France Telecom ou Vivendi, mais j'ai été frappé de constater que notre vision reste très hexagonale. Cela peut s'expliquer par des raisons de fond : c'est à juste titre qu'on parle de « boucle locale », d'attention portée au consommateur, d'équipement des citoyens et des collectivités locales ; mais tout cela s'inscrit dans une compétition internationale, dans laquelle la France et plus généralement l'Europe doivent se placer le mieux possible.
Le deuxième grand enjeu me paraît être la solidarité. Ce terme recouvre à mes yeux les questions d'aménagement du territoire, de taux de couverture, de service universel. Ainsi, on ne peut accepter, dans un pays comme la France, que 550 000 lignes téléphoniques soient exclues du haut débit. L'accès universel est un enjeu fondamental, et nous devons mobiliser toute notre créativité pour résoudre ce problème – sans pour autant utiliser n'importe quel modèle économique ou technologique ; la loi et les règlements fixent d'ailleurs des échéances, notamment en 2009. Les tarifs sociaux constituent un autre élément important de la solidarité. S'agissant de l'aménagement du territoire, autre aspect essentiel, il est évidemment absurde, comme j'ai pu le lire dans la presse, de me prêter au motif de mon parcours l'intention d'appliquer au secteur des télécoms ce qui a été fait dans celui de la défense.
Troisième enjeu : la dimension internationale. Il s'agit tout d'abord du niveau européen, notre droit national étant encadré par la norme européenne – à l'élaboration de laquelle, faut-il le rappeler, nous participons largement. Ainsi, au dernier semestre, un débat a eu lieu sur le rôle qu'il faudrait confier à un régulateur européen ; pour ma part, eu égard à la situation des différents pays, je considère qu'il ne serait pas raisonnable d'en créer un pour le moment. Un équilibre a été trouvé sous présidence française ; nous verrons ce qu'il adviendra en 2009, mais il me paraît évident qu'il faut mettre de l'ordre chez soi avant d'aller plus loin.
Cela ne signifie pas que le niveau européen ne représente pas un enjeu fondamental. On le voit bien au sujet de l'attribution des fréquences ou de la normalisation, domaines dans lesquels il est impératif de développer des capacités européennes. À cet égard, l'élaboration de la norme GSM fait figure de référence historique, mais tout le monde pense déjà à la prochaine norme. Qu'il s'agisse de l'avenir du dividende numérique, des sous-bandes, ou plus largement de l'avenir des télécommunications mobiles, l'Europe constitue un horizon naturel.
Au niveau mondial, les compétiteurs sont Google, de grands opérateurs chinois et quelques Européens – pas beaucoup. La France doit donc adopter une stratégie internationale si elle veut se développer dans le domaine numérique, non seulement en Europe, mais aussi dans les futures zones de croissance comme l'Afrique. L'ARCEP a un rôle à jouer pour favoriser la compétitivité des entreprises françaises sur la scène internationale.
Le dernier enjeu, celui de la sécurité, n'a jusqu'à présent pas fait l'objet d'une intense mobilisation, ni au ministère, ni à l'ARCEP. La loi de 2004 oblige pourtant à traiter la question de l'intégrité et de la fiabilité des réseaux d'une part, du rôle de ces réseaux en matière de sécurité publique et de défense d'autre part. De leur côté, les opérateurs ne se préoccupent que de leur propre protection. Or le déni d'accès à Internet et aux réseaux de télécommunications serait une catastrophe. Il est donc indispensable, en amont, de développer une capacité de résistance ou de résilience des réseaux ; cela doit, à mon sens, être inscrit dans l'agenda du président de l'ARCEP – en coordination, bien entendu, avec le pouvoir exécutif et avec le pouvoir législatif, qui veille à l'application des objectifs qu'il a fixés dans la loi.
J'en viens aux défis immédiats et à moyen terme.
Le premier concerne la couverture, le service universel et, plus généralement, l'accès aux réseaux. Comme nous ne pouvons pas tout faire en même temps, il faut fixer des priorités, la première étant de permettre l'accès au haut débit à tous ceux qui en sont privés. L'année 2009 représentera une étape importante dans le processus de couverture du territoire, qu'il s'agisse du haut débit fixe ou des obligations des opérateurs dans le domaine mobile, notamment pour la troisième génération. La couverture totale constitue l'objectif à atteindre. La diversité des technologies disponibles – y compris le satellite –, celle des acteurs, et les obligations imposées aux opérateurs doivent nous y aider.
Le numérique évolue extrêmement vite, comme en témoigne le succès de l'iPhone. Le deuxième défi consiste donc à être présents sur les secteurs nouveaux. Les deux grands dossiers actuels sont le déploiement de la fibre et les nouvelles générations de téléphonie mobile. La fibre représente un investissement de 30 à 40 milliards d'euros dans les dix ans à venir, mais son modèle économique n'est pas encore ajusté, ce qui incite à la prudence ; il faut déterminer qui va en bénéficier, à quel rythme et comment. L'important est que les investissements soient lancés – je rappelle que 84 % des foyers japonais sont déjà raccordés à la fibre, contre seulement 2,5 % en France. Quant à la téléphonie mobile, elle doit se préparer à l'arrivée de la quatrième génération, celle de la norme long term evolution. Ces deux chantiers vont de pair, car la convergence fixemobile est déjà une réalité. Leur enjeu est non seulement économique, mais aussi social et politique.
De la convergence fixemobile et de l'évolution très rapide des technologies, je tire la conclusion que l'ARCEP doit être présente non pas seulement sur l'ancien périmètre des télécoms, au sens où on l'entendait dans les années 1970 et 1980 et jusqu'aux débuts de l'ART, mais, plus globalement, sur le terrain du numérique. Et si j'avais une demande à exprimer aujourd'hui auprès de votre commission, ce serait de nous aider pour cela, car il en va de la présence de la France dans le domaine du numérique, dans lequel elle doit être en mesure de définir une stratégie.
Nous avons également à relever un défi européen. J'ai dit que je n'étais pas favorable à la mise en place d'une autorité de régulation, mais il me paraît en revanche crucial d'être présents sur le champ européen en amont, pendant et en aval de l'expression du droit européen. Ce serait l'une de mes préoccupations principales.
Enfin, il faut trouver un équilibre entre le marché, la consommation et l'industrie, même s'il peut évoluer dans le temps. Il reste des choses importantes à faire en direction du consommateur : il est anormal, par exemple, compte tenu de l'explosion de l'usage du SMS, que son prix n'ait, selon la Lettre de l'ARCEP, pas bougé depuis 2005. C'est un sujet d'autant plus fondamental que le comportement du consommateur est un facteur déterminant de la modernisation et de la compétitivité du pays. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faut s'orienter dans une direction exclusivement consumériste ; nous devons aussi conduire une politique industrielle.
Quelques mots à propos de La Poste, dont je n'ai pas encore parlé et qu'il faut inclure dans les défis immédiats et à moyen terme, d'abord parce que la libéralisation va intervenir le 1er janvier 2011. Le rapport final de la commission présidée par M. Ailleret sur l'avenir de La Poste est remis aujourd'hui au Premier ministre. Dans ce domaine, nous sommes à la croisée des chemins : le volume de courrier se réduit fortement, tandis que s'accroît la compétition pour le transport des colis ; de multiples questions se posent sur le rôle de la Banque postale, sans parler de celui des 17 000 points de contact en matière d'aménagement du territoire. La Poste constitue donc un vrai sujet pour l'Autorité, en particulier en ce qui concerne les obligations de service public et le service universel.
Enfin, au sujet des relations de l'ARCEP avec les autres acteurs, deux conceptions sont possibles. La première, qui a sa légitimité, consiste à conserver l'ancien périmètre des télécommunications, qui gouverne encore en partie l'articulation entre les autorités. La deuxième est d'étendre son champ d'intervention au domaine du numérique. C'est cette dernière conception qui a ma préférence. Si je suis nommé, je tenterai donc de faire de l'ARCEP un des acteurs majeurs dans la définition d'une stratégie française dans le domaine du numérique.
En répondant à vos questions, je reviendrai, si vous le souhaitez, sur les relations de l'ARCEP avec les autres grands acteurs tels que le Conseil de la concurrence, le CSA et l'Agence nationale des fréquences. Mais je veux insister sur la relation que je souhaiterais voir s'établir dans l'avenir entre cette autorité administrative indépendante et le Parlement. Au moment de la production de la norme, mais aussi à celui de son application et de son interprétation, il me semble qu'un dialogue fructueux peut s'instaurer entre votre commission et le collège de l'ARCEP. Votre connaissance du terrain et l'insertion de votre commission dans le cadre politique général seraient en effet des atouts pour l'Autorité telle que je la conçois.
De même, je trouverais utile que l'ARCEP noue des relations avec l'industrie, et que son action puisse s'appuyer sur un éclairage scientifique et technologique. Un conseil d'orientation scientifique pourrait jouer ce rôle.
Je reviens pour terminer sur le caractère collégial des décisions de l'ARCEP, facteur important de crédibilité auprès des acteurs du marché. J'y suis très attaché, sans penser pour autant que le collège n'a pas vocation à être dirigé – car c'est justement le rôle du président. La collégialité doit fonctionner pour organiser des forums ou des auditions, mais aussi, le cas échéant, pour prendre des sanctions : ce pouvoir de sanction ne doit pas être brandi à tout moment, mais il ne doit pas non plus tomber en désuétude.