Tout d'abord, permettez-moi vous dire combien je suis honoré d'être entendu par votre commission sur le projet de loi organique relatif à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, qui offre un nouveau droit au justiciable.
On ne peut que se féliciter de la présentation de ce texte qui concourt au renforcement des droits et libertés des citoyens. Il convient cependant de veiller à ce que les conditions de sa mise en oeuvre ne viennent pas bouleverser les équilibres juridictionnels patiemment établis et altérer l'exercice habituel de son autorité par l'institution judiciaire.
J'entends dire qu'il s'agit de créer une « Cour suprême » – qui imaginerait déjà l'extension de ses prérogatives, du fait des judicieuses décisions qu'elle prendrait ; qui serait appelée à subordonner, par un dialogue rénové, les ordres administratif et judiciaire ; qui établirait et modifierait à sa guise son règlement de procédure, à la différence de toutes les autres juridictions françaises. Serait-ce véritablement la volonté du constituant ? Le magistrat professionnel que je suis s'interroge, tout en se réjouissant de l'hommage indirect ainsi rendu au noble métier de juge.
Les choix à venir devront être soigneusement réfléchis. À cet égard, les questions que vous m'avez transmises manifestent votre volonté d'être préalablement éclairés. Je vais m'efforcer d'y répondre.
Vous m'avez tout d'abord demandé si une question préjudicielle pourra être soulevée devant un tribunal arbitral. Deux séries d'arguments militent pour exclure la juridiction arbitrale du champ d'application de l'article 61-1 de la Constitution.
En premier lieu, le tribunal arbitral n'est pas une « juridiction relevant de la Cour de cassation » : l'arbitre, détaché de tout lien avec un État, ne relève pas d'un ordre juridique étatique affirmé. Comme le souligne la jurisprudence de la Cour de cassation, « les arbitres (…) tiennent leur pouvoir du seul consentement des parties, et non de la puissance publique ». Ils n'ont donc pas leur place dans l'ordonnancement des juridictions dans la hiérarchie judiciaire.
En second lieu, l'arbitre, juge privé, n'est pas habilité à saisir une instance publique pour trancher une question de droit qui lui est soumise. D'ailleurs, la Cour de justice des Communautés européennes ne reconnaît pas aux arbitres le droit de lui poser une question préjudicielle, un tribunal arbitral conventionnel ne constituant pas selon elle une juridiction d'un État-membre.
Les autorités administratives indépendantes disposant d'un pouvoir de sanction, et assimilées, de ce fait, aux tribunaux au sens de l'article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ne peuvent pas non plus être considérées comme relevant de la Cour de cassation, alors même que le recours susceptible d'être formé à l'encontre de leurs décisions relèverait de la compétence du juge judiciaire.
L'Autorité de la concurrence en offre un exemple topique : la loi du 4 août 2008 la qualifie expressément d' « autorité administrative indépendante », ce qui exclut par principe qu'elle puisse relever de l'autorité judiciaire. Un raisonnement comparable peut être tenu à l'égard d'autres autorités de régulation, comme l'Autorité des marchés financiers, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, ou le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques : en dépit de certaines attributions juridictionnelles, ces autorités administratives indépendantes ne constituent pas des juridictions relevant de la Cour de cassation. En revanche, la juridiction saisie d'un recours contre la décision d'une autorité administrative indépendante – en règle générale, la Cour d'appel de Paris – pourra valablement transmettre une question préjudicielle de constitutionnalité.
Quels seraient les principes constitutionnels les plus susceptibles d'être utilisés par des requérants, notamment en matière de contentieux devant les juridictions civiles et pénales, pour soulever des questions de constitutionnalité ?
Ma réponse à cette question sera nécessairement brève : il paraît en effet difficile de déterminer à l'avance les moyens que les parties pourraient envisager de soulever dans leur propre intérêt ; le champ des possibles est très vaste. Ce qui est sûr, c'est que le nombre des juridictions de l'ordre judiciaire et la diversité de leurs contentieux conduiront à ce que soient posées devant elles la majorité des questions. Elles vont donc s'y préparer activement, notamment grâce à un important programme de formation continue, auquel la Cour de cassation est associée. L'institution judiciaire jouera loyalement sa partition, soyez-en assurés.
Le terme de « disposition législative » suffit-il à permettre de contester la constitutionnalité d'une loi du pays de la Nouvelle-Calédonie ? Il résulte de l'article 77 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998, et de l'article 99 de la loi organique du 19 mars 1999, que les lois de pays de la Nouvelle-Calédonie ont une valeur législative ; selon l'article 104 de la loi organique du 19 mars 1999, elles peuvent être déférées au Conseil constitutionnel. On peut donc les considérer comme des « dispositions législatives » au sens de l'article 61-1 de la Constitution.
Les termes de « droits et libertés garantis par la Constitution » permettraient-ils d'invoquer une incompétence négative du législateur à l'appui d'une question de constitutionnalité ? S'il faut entendre par là qu'il serait possible d'invoquer la carence du législateur, qui aurait refusé de faire application de son pouvoir législatif, il me semble que la lettre de l'article 61-1 doit conduire à une réponse négative. En effet, le dispositif mis en place par ce texte ne tend qu'à permettre à un justiciable d'obtenir que soit écartée une disposition législative qui porterait atteinte aux droits et libertés que le Constitution garantit. Autrement dit, si le constituant a conféré au justiciable la faculté, à l'occasion d'un procès, de contester la constitutionnalité d'une norme, il n'a pas entendu lui attribuer la possibilité de contester l'action même du législateur. De plus, je ne vois pas comment, concrètement, pourrait se traduire une telle contestation, puisque, par définition, il n'y a pas de « disposition législative », donc pas de texte à écarter.
Est-il nécessaire d'instaurer la priorité de la question de constitutionnalité sur la question de conventionnalité ?
Dans sa rédaction actuelle, l'article 1er, alinéa 14, du projet de loi organique édicte : « La juridiction doit en tout état de cause, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier sur la question de constitutionnalité, sous réserve, le cas échéant, des exigences résultant de l'article 88-1 de la Constitution. » L'exposé des motifs précise que « cette priorité d'examen est liée à l'effet erga omnes de la déclaration d'inconstitutionnalité qui conduira à l'abrogation de la disposition législative contestée ». Il ajoute : « Elle s'inscrit dans la volonté de réappropriation de la Constitution par les justiciables exprimée par le pouvoir constituant lors de la révision du 23 juillet 2008. »
Je ferai à ce sujet trois observations.
En premier lieu, cette disposition repose sur une assimilation inexacte du « contrôle de conventionnalité » au « contrôle de constitutionnalité ». Ce dernier est un contrôle de légalité visant à vérifier la conformité d'une norme législative avec une norme supérieure, constitutionnelle ; il est réalisé de façon abstraite et aboutit à une décision de portée générale, qui peut se traduire par une abrogation.
Au contraire, le contrôle de conventionnalité, tel qu'il découle des jurisprudences de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l'homme, tend, non à contrôler la légalité de la norme interne à la norme internationale, mais à s'assurer que l'application d'une loi nationale à une situation donnée n'entraîne pas une violation de la Convention européenne des droits de l'homme. Il s'agit donc d'un contrôle concret, en fonction des faits de la cause, et à la portée limitée au cas d'espèce. Le même texte peut ainsi, suivant les circonstances, voir son application écartée ou approuvée par le juge judiciaire, comme l'indiquent les arrêts d'assemblée plénière de la Cour de cassation sur la législation relative au désendettement des rapatriés. Si les droits reconnus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales se rapprochent, de par leur contenu, des droits fondamentaux affirmés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, leur mise en oeuvre répond à des conditions différentes et ils ne peuvent nécessairement se confondre.
En deuxième lieu, la priorité instituée par le projet de loi est de nature à porter préjudice au justiciable. Par exemple, si une partie conteste l'inconstitutionnalité d'une loi en vertu de laquelle elle est privée de sa liberté et, concomitamment, à bon droit, l'inconventionnalité de l'application qui lui est faite de cette disposition législative, le juge ne pourrait, en vertu de l'article 1er, alinéa 14, accueillir immédiatement l'exception d'inconventionnalité et prononcer la remise en liberté. Au contraire, il serait tenu de transmettre la question à la Cour de cassation qui, dans un délai de trois mois, transmettrait au Conseil constitutionnel, lequel statuerait dans un délai similaire. Le justiciable devrait donc patienter six mois, alors qu'il pourrait être mis fin immédiatement à une privation indue de liberté !
Je rappelle que, selon l'article 66 de la Constitution, « nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. » On peut se demander si cela n'impose pas au juge judiciaire de statuer en premier lieu sur la décision la plus efficace pour assurer la sauvegarde de la liberté individuelle contre l'arbitraire. Il serait paradoxal que l'institution du contrôle de constitutionnalité par voie d'exception aboutisse à un recul dans la protection de la liberté individuelle !
Cette considération ne vaut pas qu'en matière pénale – bien qu'elle y trouve un écho particulier –, mais se vérifie chaque fois qu'une disposition législative, incontestable dans son principe, porte atteinte, à l'occasion de son application à un litige donné, et en fonction des circonstances propres à ce litige, à un droit fondamental ou à une liberté garantie. Les délais de procédure sont un bon exemple d'une telle situation : si le principe de sécurité juridique les justifie en théorie, leur application stricte peut, dans certaines circonstances, se traduire pour le justiciable par une atteinte disproportionnée à son droit d'accès au juge. Le contrôle de conventionnalité peut alors se révéler plus efficace et mieux adapté que le contrôle de constitutionnalité pour assurer la protection effective des droits fondamentaux ; il a pour effet d'écarter l'application de la disposition litigieuse aux seuls cas d'espèce, sans la remettre en question pour tous.
Troisièmement, l'obligation faite au juge de statuer d'abord sur la question de constitutionnalité risque de se révéler inapplicable dans un certain nombre de cas. Il est en effet prévu à l'article 1er, alinéa 18, du présent projet de loi : « La juridiction peut (…) également statuer sans attendre la décision relative à la question de constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence. Si la juridiction de première instance statue sans attendre et s'il est formé appel de sa décision, la juridiction d'appel sursoit à statuer à moins qu'elle ne soit elle-même tenue de se prononcer dans un délai déterminé ou en urgence. » Ce dispositif conduira le juge, dans les hypothèses prévues par ce texte – par exemple en matière de référé ou de rétention des étrangers –, après avoir transmis la question de constitutionnalité à la Cour de cassation, à se prononcer sur l'exception d'inconventionnalité avant de connaître la décision du Conseil constitutionnel qui, le cas échéant, deviendra sans objet.
Pour toutes ces raisons, on peut se demander si les avocats ne seront pas tentés de ne pas soulever la question de constitutionnalité et de n'invoquer qu'une exception d'inconventionnalité lorsque celle-ci leur apparaîtra de nature à satisfaire immédiatement les intérêts de leur client. L'article 23-2 de l'ordonnance introduit par le projet de loi risquerait alors d'aboutir à un résultat opposé à celui souhaité par le constituant. C'est pourquoi il me semblerait plus opportun de laisser au juge la liberté de statuer en premier sur le moyen qui lui paraît le plus opérant et de nature à protéger le plus rapidement les droits fondamentaux des citoyens.