La mission bipartisane d'information et d'évaluation de l'opération militaire française en Afghanistan correspondait à une demande que j'avais formulée dès le printemps 2008, sachant combien la situation là-bas était difficile. L'embuscade d'Ouzbine ainsi que notre vote du 22 septembre décidant de maintenir nos forces sur ce théâtre ont finalement conduit à sa création. Depuis, les choses ont évolué, puisqu'à la suite de nos travaux et de la nomination de Richard Holbrooke comme représentant spécial des États-Unis pour l'Afghanistan et le Pakistan, le Président de la République a décidé de me confier des fonctions analogues pour la France. J'évoquerai donc les travaux que j'ai conduits pour le compte de la commission comme ceux menés en tant que représentant spécial.
L'engagement politique et militaire de la France est structuré par la lettre du Président de la République adressée en février 2008 aux chefs d'États et de gouvernements des pays membres de l'OTAN. Il y demandait la mise en oeuvre d'une autre politique en Afghanistan, qui se traduirait par la définition d'une stratégie « intégrée », comportant, à côté du volet sécuritaire, un volet gouvernance et surtout un volet développement économique. Cette demande a été satisfaite à l'occasion du sommet de l'OTAN, qui s'est tenu à Bucarest en avril 2008, par l'adoption d'une telle stratégie, confirmée par la communauté internationale lors de la conférence des donateurs organisée à Paris le mois de juin suivant à l'initiative de la France. Le ralliement aux vues françaises s'est trouvé conforté grâce au soutien de l'administration Obama élue en novembre 2008, puis en décembre lors de la conférence de La Celle Saint-Cloud, qui a concrétisé une dimension supplémentaire également voulue par la France : une approche régionale soulignant que pour traiter de la crise afghane il fallait également se préoccuper du Pakistan.
À la tête d'une mission interministérielle, directement inspirée par les travaux menés pour la commission de la défense, j'ai été chargé de conduire la remise à plat de la stratégie française en Afghanistan, de formuler toute proposition utile et de mettre en oeuvre, sur le terrain, une stratégie cohérente de développement économique et de soutien à la bonne gouvernance. Tranchant avec notre bureaucratie habituelle, cette cellule interministérielle rassemble au Quai d'Orsay une douzaine d'agents, parmi lesquels des diplomates, un gendarme, un représentant de l'état-major, un expert des questions de drogue et des experts du développement provenant du ministère de l'économie et des finances et de l'agence française de développement (AFD). Cette équipe, dans laquelle le ministère de l'agriculture doit encore détacher un agent, bénéficie également d'expertises extérieures. En outre, sur décision du Président de la République et grâce aux arbitrages du premier ministre, des moyens supplémentaires ont été débloqués. Cela permettra de mettre un terme à ce déséquilibre que mon collègue François Lamy et moi avions observé en octobre dernier dans notre précédent rapport entre un engagement militaire évalué à 200 millions d'euros annuellement et une action civile limitée à 11 millions d'euros, alors même que nous insistions sur le fait que l'issue à ce conflit serait d'abord politique et économique. De fait, l'effort civil français sera multiplié par quatre dès cette année. 25 millions d'euros supplémentaires ont été mobilisés pour des actions de développement en 2009, auxquels s'ajoutera une aide de 9 millions d'euros en vue de l'agrandissement de l'hôpital Mère-enfant de Kaboul, sans oublier le lancement, sur initiative française, de la formation d'une gendarmerie afghane. Plusieurs officiers précurseurs appartenant à notre gendarmerie sont déjà à Kaboul. Cette action coûtera 17 millions d'euros la première année, compte tenu des coûts d'acquisition de matériels. Au final, cela portera l'effort français en matière de gouvernance et de développement économique à environ 70 millions d'euros, ce qui nous rapprochera de la moyenne européenne, l'Allemagne, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas consacrant quant à eux 200 millions d'euros par an à leur politique d'aide civile.
J'en viens maintenant à la mobilisation internationale sur la question afghane. Depuis La Celle Saint-Cloud, plusieurs réunions importantes se sont tenues : à Moscou en mars, celle de l'organisation de coopération de Shanghai à laquelle participaient l'Iran, la Chine, l'Inde et la Pakistan, puis, quelques jours plus tard, la Conférence de La Haye qui, initialement prévue dans le cadre de l'OTAN, a été élargie à la demande de la France et des États-Unis à 89 pays, dont l'Iran. Le dossier a bien évidemment été évoqué à l'occasion du sommet de Strasbourg-Kehl début avril, puis lors de la conférence des donateurs et des « Amis du Pakistan démocratique », organisée à Tokyo le 17 avril, qui a « levé » près de 5 milliards de dollars de dons et de prêts. Ces conférences ont montré une véritable prise de conscience de la problématique afghano-pakistanaise, devenue l'épicentre de la paix dans le monde, prise de conscience désormais partagée par des pays aussi différents que l'Iran, la Chine, les États-Unis ou la France.
L'un des problèmes clés tient à la question pashtoune. Cette population de 40 millions d'individus est répartie des deux côtés de la ligne Durand, la frontière tracée en 1893 par les Britanniques entre leur empire des Indes et l'Afghanistan. Ce sont d'ailleurs les Britanniques qui, en 1903, instaurèrent les « FATA » (de l'anglais Federally Administered Tribal Areas) ou « zones tribales », jouissant d'un statut de forte autonomie qui fut maintenu après l'indépendance en 1947, l'État pakistanais préférant négocier avec les chefs tribaux et composer avec le droit coutumier plutôt que d'appliquer une administration directe comme dans les autres provinces du pays. Mais à la suite de la guerre contre les Soviétiques, les talibans se sont installés dans ces zones, où leur premier acte fut d'éliminer physiquement les 280 à 290 chefs tribaux en place afin d'y prendre le pouvoir. Historiquement, l'instabilité dans cette région a commencé lorsque le rôle d'État tampon entre les Britanniques et les Soviétiques qu'avait l'Afghanistan s'est trouvé remis en cause par l'intervention de Moscou. Cela a entraîné l'intervention de divers pays extérieurs, soutenant d'abord les moudjahidines, puis, à l'issue de la guerre civile qui succéda au retrait des Soviétiques, la naissance du mouvement taliban.
En effet, les insurgés talibans se montrent particulièrement actifs des deux côtés de la frontière. Début avril, en concluant un accord au profit des chefs insurgés locaux qui désiraient y instaurer la charia, les autorités pakistanaises ont abdiqué leur souveraineté dans la vallée de Swat. Cet accord est à regarder avec attention, car cette vallée ne se trouve pas dans les zones tribales, mais dans le district du Malakand, qui fait partie de la province frontière du nord ouest (NWFP), située plus à l'est et dont certains districts se trouvent à moins de 100 kilomètres d'Islamabad. Malgré une opinion publique au début très majoritairement favorable à cet accord, les autorités pakistanaises, sous la pression de la communauté internationale (y compris de la France) et comprenant que leur survie même était désormais menacée, ont finalement décidé de réagir sur le plan militaire et de reconquérir leur souveraineté sur ce territoire. Cela se traduit par des actes de guerre particulièrement lourds. Mais cette opération semble indispensable, ce pays de 170 millions d'habitants, doté de l'arme atomique, devant retrouver un minimum de stabilité, car notre sécurité y est directement en cause.
Cela nous conduit maintenant à réfléchir aux échéances à venir. En Afghanistan, on se prépare à l'élection présidentielle, dont la date est désormais arrêtée au 20 août prochain. Celle-ci ne se présente pas sous les meilleurs augures. Bien qu'ayant déçu les espoirs de la population qui l'avait porté au pouvoir en 2004, M. Karzaï en est le favori, faisant face à une opposition qu'il a su disperser et contenir. Nous verrons bien comment elle se déroulera, mais nous insistons pour que l'élection soit équitable et démocratique. De notre point de vue, l'essentiel reste de poursuivre le travail de transfert de responsabilités aux autorités afghanes sur les plans de la gouvernance, du développement économique et, progressivement, de la sécurité.
En ce qui concerne le Pakistan, la question est de savoir si l'offensive militaire actuelle va se prolonger. L'armée pakistanaise n'est pas préparée aux actions de contre-insurrection. En outre, les différentes offensives ont alimenté le problème aigu des réfugiés, dont le nombre dépasse aujourd'hui les deux millions, et dont j'ai moi-même constaté les conditions de vie épouvantables aux portes d'Islamabad. Au delà de ces graves difficultés, on peut se demander si l'armée pakistanaise ira ou non au Waziristan, le fief des talibans dans les zones tribales. C'est difficile à dire aujourd'hui. Dans un tel contexte, le rôle de la communauté internationale est d'agir de façon unie au côté des autorités pakistanaises pour les aider à reconquérir leur souveraineté. Je crois profondément que nous n'avons pas le choix, car c'est là que se joue notre sécurité et la paix dans le monde.
Sur le théâtre afghan, nous devons conserver à l'esprit que le déséquilibre se creuse entre les moyens américains et européens. Cela réduit mécaniquement les marges de manoeuvre des Européens pour peser dans la conduite des opérations. Par ailleurs, d'autres acteurs comptent, en particulier l'Iran, l'Inde, la Turquie, le Pakistan, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite ou la Chine. Le dialogue avec ces pays est fondamental, car les États-Unis ne peuvent résoudre cette crise à eux seuls.
Cette démarche est d'autant plus nécessaire qu'aujourd'hui la situation sécuritaire en Afghanistan ne s'améliore pas, notamment dans le sud, et que la coordination de l'aide internationale n'est toujours pas satisfaisante. Dans ce contexte, il faut saluer l'action de nos soldats, comme le font d'ailleurs tous les chefs alliés. En Surobi-Kapisa, l'armée française joue un rôle essentiel. Elle a réussi à verrouiller l'axe majeur entre Peshawar et Islamabad. Voici cinq semaines, en vallée d'Alasaï, elle a remporté un succès considérable sur les talibans dans une action menée conjointement avec l'armée nationale afghane (ANA). Parallèlement, la France mène des actions de formation de l'ANA, dont le bilan est très satisfaisant. On regrettera simplement qu'il ait fallu attendre 2007 pour que la communauté internationale commence à s'y intéresser véritablement. Car le problème fondamental en Afghanistan tient au départ des Américains vers l'Irak dès 2002. Un vide s'est créé que les Européens n'ont pas comblé. Dans le même ordre d'idée, ce n'est qu'aujourd'hui que l'on entreprend de former la police afghane, sous l'impulsion de la France. Je tiens d'ailleurs à saluer la détermination du général Gilles et de la gendarmerie française dans cette affaire. Je suis très confiant dans la qualité de leur travail.
En ce qui concerne le développement, nous sortons enfin d'une dizaine d'années où les autorités françaises s'impliquaient fort peu et où seuls les ONG françaises et les citoyens français s'engageaient véritablement. Ainsi, c'est leur générosité et l'action des bénévoles de la Chaîne de l'espoir qui ont fait vivre l'hôpital Mère-enfant de Kaboul, lequel a reçu par ailleurs le soutien de l'Agha Khan et du gouvernement pakistanais. Aujourd'hui notre effort s'améliore et, comme il a été dit précédemment, neuf millions d'euros vont être débloqués pour l'agrandir. Des moyens seront également engagés en faveur des deux lycées français Istiqlal et Malalaï, qui tiennent une place si importante dans l'histoire du pays depuis 1920. Il est également envisagé d'aider les Afghans à rétablir un service postal, que les Français avaient contribué à créer dans les années 1920 également. En outre, une série de programmes de développement agricole sont en train d'être initiés. Le Président de la République a souhaité que notre effort dans ce domaine se concentre sur la zone de déploiement de nos soldats, en Surobi-Kapisa. Globalement, 20 millions d'euros seront injectés, ce qui ne nous interdit pas d'être particulièrement vigilants dans l'utilisation de ces fonds et de nous demander pourquoi 80 % de l'aide internationale a jusqu'à présent été gaspillé voire détourné. J'ai tenu deux chouras dans cette région, dont l'une aux côtés de Bernard Kouchner, et nous avons pu constater l'ampleur des besoins. Je souligne également que des partenariats sont envisagés, avec les Émirats arabes unis notamment.
Il s'agit aussi de renforcer nos équipes sur place : l'ambassade n'a pas d'attaché commercial, pas d'attaché de presse ni de représentant de l'AFD. Trois civils seront insérés dans les postes avancés pour travailler avec les militaires sur la durée. Il faudra ouvrir une réflexion sur la durée de présence de nos soldats gérant l'aide civilo-militaire (CIMIC) afin, qu'à l'exemple des Néerlandais, ils puissent rester au-delà des six mois qu'ils effectuent actuellement et transmettre ainsi leur expérience aux responsables CIMIC suivants.
Globalement, je dirai que notre présence commence à avoir une réelle cohérence et je suis persuadé que si la communauté internationale tire collectivement les leçons des échecs des années précédentes et apprend à travailler mieux qu'avant dans les domaines de la gouvernance et du développement économique notamment, à côté d'une stratégie de sécurité qui doit absolument éviter les dommages collatéraux, alors je suis convaincu que nous ferons des progrès en Afghanistan. Du côté français, il reste encore à renforcer notre coopération judiciaire et interparlementaire et à compléter le volet militaire de notre action. Il faudra notamment unifier le commandement des forces actuellement déployées sous deux commandements différents en région Surobi-Kapisa, comme je l'avais proposé dès octobre dernier, et à libérer les moyens considérables encore mobilisés pour des missions de garde statique à Kaboul. Des moyens en matériels sont aussi nécessaires, notamment des hélicoptères Tigre.