La société a été fondée par deux personnes, dont l'une, en 2008, était candidate aux élections municipales dans le huitième arrondissement de Paris, soutenue par le parti radical valoisien. « J'aime les artistes ! » n'est donc pas si neutre que cela.
S'il y a deux chambres, dans notre Parlement, ce n'est pas un hasard : l'une doit pouvoir corriger les éventuelles erreurs de l'autre. On a souvent dit que, au Sénat, la loi a été votée à l'unanimité. Je tiens à préciser que les sénateurs communistes et Verts se sont abstenus, et que le groupe GDR de l'Assemblée votera contre ce texte, pour des raisons que j'ai déjà exposées dans mon explication de vote sur la motion d'irrecevabilité et que nous développerons tout au long de ce débat.
Je voudrais m'attarder sur un autre motif de renvoi en commission. Vous partez d'un postulat contestable quant à l'origine des difficultés des industries culturelles, que ce soit dans le rapport, dans l'avis des deux commissions parlementaires, ou dans l'argumentaire de Mme la ministre.
Le Gouvernement et les rapporteurs dressent un tableau apocalyptique de l'économie de la création culturelle, postulant que les téléchargements sont responsables de la chute des ventes de disques et de DVD. Je cite l'exposé des motifs : « Le marché du disque a baissé de près de 50 % en volume et en valeur au cours des cinq dernières années, ce qui s'est traduit par un fort impact aussi bien sur l'emploi des maisons de production que sur la création et le renouveau artistique avec la résiliation de nombreux contrats d'artistes et une baisse de 40 % du nombre de nouveaux artistes “signés” chaque année. Le cinéma et la télévision commencent à ressentir les premiers effets de ce changement des usages et le livre ne devrait pas tarder à suivre. »
Sans contester que l'industrie culturelle soit bouleversée par les nouveaux usages liés à l'utilisation massive d'Internet, il me semble que l'analyse mérite d'être à la fois affinée et inscrite dans un contexte plus vaste de transformation massive des usages, d'un basculement d'une partie de notre économie vers le numérique. On nous explique que l'industrie du disque souffre d'une très grave crise liée au téléchargement illégal d'oeuvres. Mais de quelle crise parle-t-on ? Les revenus issus du spectacle vivant ou même de la diffusion publique d'oeuvres augmentent régulièrement. En réalité, seule la vente de supports – c'est-à-dire de CD – souffre, mais cette technologie peut désormais être considérée comme dépassée, comme le vinyle le fut en son temps. Quant à la question même de la baisse des ventes de CD, comment ne pas la lier au fait que les prix exorbitants pratiqués n'ont pas baissé en vingt ans ? Les industries du disque n'ont-elles pas, ainsi, tout simplement tué la poule aux oeufs d'or ?
La crise est d'abord celle des maisons de disques qui ne se sont pas dotées suffisamment vite de plateformes de téléchargement. Rien dans le projet de loi ne permet au secteur du disque de faire face aux vrais enjeux, aux nouveaux défis de l'ère numérique.
En ce qui concerne l'industrie cinématographique, les entrées en salles progressent, la vidéo à la demande se développe et les bouquets attirent chaque jour de nouveaux consommateurs. Ainsi, la dernière enquête Médiamétrie pour l'année écoulée contredit les assertions du rapporteur, selon lesquelles la fréquentation des salles serait en baisse. Certes, elle risque de l'être bientôt en raison de la crise économique : les familles voyant leurs moyens se réduire, cela peut provoquer, à terme, des baisses de fréquentation, mais celles-ci ne seront pas liées aux téléchargements. Il est vrai que la vente de supports – CD, DVD ou cassettes vidéo, ces dernières ayant complètement disparu – décline régulièrement. Cependant, on peut noter qu'elle ne représente en 2007 que 16,5 % des sommes collectées par la SACEM. La vente de fichiers numériques ou de musiques sous des formes spécifiques, comme les sonneries téléphoniques, même si elle représente un faible volume de 10 millions d'euros, augmente très fortement : de près de 27 %. La musique à la demande, qui pèse aujourd'hui 3,46 millions d'euros, augmente de 85 %. Autant de bonnes nouvelles ! Le spectacle vivant et les sonorisations publiques sont en forte hausse. Il y a par conséquent d'importantes possibilités de compensation.
Au moment du débat sur la loi DADVSI, vous aviez refusé les amendements des Verts qui proposaient une contribution des FAI et des opérateurs téléphoniques à la création culturelle, sous prétexte que cela fragiliserait ces derniers. Pourtant, cela ne les fragilisait plus dans la loi audiovisuelle et vous avez adopté une telle contribution. Je regrette qu'une telle mesure ne soit pas prévue pour aider à la rémunération des auteurs.
En fait, nous assistons à une transformation du modèle économique. L'introduction du numérique a bouleversé la pratique et la consommation de la culture. Au titre des pratiques numériques ne donnant pas lieu à perception de droits d'auteur ou de droits voisins, le rapporteur souligne l'augmentation des visionnages en streaming – directement sur l'écran en ligne –, sur des sites web spécialisés, tels que YouTube ou Dailymotion, ou l'écoute en ligne sur Deezer. Ce dernier dispositif, grâce à son instantanéité, remporte un franc succès. On a beaucoup entendu dire que la gratuité, c'est le vol ; or, Deezer propose de la musique gratuite aux internautes qui s'y connectent ! S'agirait-il donc de vol dans certains cas, et pas dans d'autres ?
Ensuite, vous ne dites rien du succès des sites de revente en ligne par les particuliers, et de ses conséquences. Ainsi, au début du mois de janvier, alors que la revente des cadeaux offerts lors des fêtes de fin d'année était promue au rang de sport national, le patron de l'un de ces sites d'enchères et de revente en ligne, M. Pierre Kosciusko-Morizet, n'a cessé, dans les médias, de nous expliquer le succès de sa démarche en se vantant d'avoir inventé un magnifique slogan publicitaire – « Devenez radins ! ». Grâce à de tels sites, chacun peut acheter ou visionner un DVD, ou encore écouter un CD pendant un temps, pour ensuite les revendre d'occasion à d'autres internautes et à des prix défiant très largement les prix d'articles neufs. Là encore, il convient d'éclairer davantage les commissions parlementaires saisies, afin qu'elles évaluent mieux l'impact réel de ces sites de vente d'occasion, de particulier à particulier, sur les chiffres de ventes de biens culturels, et sur leur contribution aux sociétés de collecte des droits d'auteur des artistes.
Selon l'OCDE, le téléchargement de musique en réseaux de « pair-à-pair » ne conduit pas tous les utilisateurs à substituer systématiquement ce type d'acquisition aux modes traditionnels de consommation ; si certaines études démontrent que le partage non autorisé de fichiers a un effet négatif sur les ventes de musique, d'autres prouvent au contraire qu'il a un effet positif, et d'autres encore que son impact est nul. Vous le voyez : la question mérite d'être étudiée davantage.
Quoi qu'il en soit, le téléchargement existe de manière massive depuis une décennie. Peut-on dire que cette période a été mise à profit pour étoffer l'offre légale de téléchargement et en améliorer la qualité ? Hélas, non seulement le consommateur n'a toujours pas accès à l'ensemble des artistes, mais il lui est bien souvent impossible de se constituer un capital musical, car la durée de vie et d'utilisation des fichiers est limitée par les mesures techniques de protection – les DRM, qui ont fait l'objet d'un long débat en 2006. Je me réjouis que vous reconnaissiez aujourd'hui qu'elles étaient une erreur ; je regrette qu'elle n'ait pas été évitée d'emblée – nous aurions gagné du temps, ce qui aurait profité aux auteurs.
En outre, les offres légales utilisent les DRM compatibles avec le seul système d'exploitation de Microsoft, et non avec les ordinateurs équipés des systèmes Apple ou Linux, non plus qu'avec les baladeurs Apple – qui représentent pourtant 60 % du marché. Force est donc de constater le verrouillage actuel du marché par quelques majors qui en contrôlent presque les trois quarts et, ce faisant, empêchent l'émergence d'un marché concurrentiel. Ainsi, un album peut être proposé en promotion à 6,99 euros, contre 9 euros sur les plateformes payantes. Comment, dans ces conditions, convaincre les jeunes qu'il faut acheter des CD ou bien télécharger à ce prix ?
En somme, il est abusif de prétendre que ce projet de loi favorise les artistes. Au contraire : il maintient le système existant sans qu'on se donne la peine d'ouvrir le débat sur des mécanismes contributifs qui permettraient de compenser le téléchargement. Les internautes, in fine, devront payer un logiciel de sécurisation et des mises à jour régulières. Et l'on nous dit que l'augmentation de l'abonnement aux fournisseurs d'accès afin d'inclure une rémunération supplémentaire pour les artistes serait insupportable !
Ce projet de loi revient au dispositif de « riposte graduée » en trois étapes, que mettra en oeuvre la Haute autorité – une autorité administrative dérogatoire à l'autorité judiciaire. Celle-ci sera saisie par des agents désignés par les industries de la production culturelle, et fichera les identités électroniques des internautes en reprenant une procédure de la loi contre le terrorisme. Le cas échéant, elle enverra aux internautes une « recommandation » électronique, puis une autre avec accusé de réception. Ensuite, l'accès à Internet sera suspendu, mais l'internaute devra tout de même continuer à payer les frais d'abonnement à son fournisseur – à moins que l'un de nos amendements, adopté en commission, ne le soit aussi dans l'hémicycle. En cas de détournement d'une connexion à l'insu du particulier, par piratage ou par utilisation d'un réseau sans fil ouvert, la personne poursuivie ne sera pas celle qui a procédé au téléchargement non autorisé, mais le titulaire de l'abonnement.
Ce dispositif est un non-sens historique. Au plan juridique, il est inacceptable ; en pratique, il est inefficace, puisqu'il n'empêchera pas l'échange d'oeuvres numérisées entre particuliers. En revanche, il provoquera d'importants dommages collatéraux.
Nombreux sont les principes et les libertés fondamentales au regard desquels ce texte est inacceptable. Ainsi, la loi permet à la Haute autorité de demander l'identification des personnes liées à une adresse IP collectée par les sociétés d'auteurs, et ce en dehors de toute intervention de l'autorité judiciaire. Or, lors de la refonte de la loi « informatique et libertés », en 2004, le Conseil constitutionnel avait restreint le traitement des fichiers d'infractions en le subordonnant à la condition que les données recueillies n'acquièrent un caractère nominatif que dans le cadre d'une procédure judiciaire, et que la conservation des informations soit limitée à un an – ce qui n'est pas le cas dans le présent texte.
Les mesures d'exception relatives à l'accès aux données personnelles accordé aux services de police luttant contre le terrorisme ne peuvent être étendues à la lutte contre l'échange non autorisé de musiques et de films. La dérogation permettant – à juste titre – aux services antiterroristes d'accéder aux données de connexion sans contrôle de l'autorité judiciaire à des fins préventives est une mesure d'exception temporaire, que le Conseil constitutionnel a acceptée parce qu'elle concerne certains des crimes les plus réprimés du code pénal. Or, dans le cas qui nous occupe, il ne s'agit ni de crimes, ni d'atteintes aux personnes. Le droit pénal français distingue clairement entre les crimes et les délits contre les personnes d'une part, et ceux contre les biens de l'autre !
Les sociétés privées ne doivent pas être habilitées à rechercher des infractions pénales sur Internet. Le groupe « Article 29 » – équivalent de la CNIL au niveau européen – l'a dit : même si tout individu a naturellement le droit d'exploiter des données judiciaires dans le cadre de litiges le concernant, ce principe ne va pas jusqu'à permettre l'examen approfondi, la collecte et la centralisation de données à caractère personnel par des tiers, y compris la recherche systématique à grande échelle, comme le balayage d'Internet ou la demande de communication de données personnelles détenues par d'autres acteurs tels que les fournisseurs d'accès. De telles enquêtes sont de la compétence des autorités judiciaires.
La coupure de l'accès à Internet est une mesure manifestement disproportionnée au regard des objectifs visés, car elle constitue une sanction aux effets puissants, qui pourrait entraîner de graves répercussions dans une société où l'accès à Internet est devenu une condition de l'inclusion sociale. En effet, un nombre croissant de formalités s'effectuent désormais en ligne ; les administrations d'État sont d'ailleurs les premières à encourager cette pratique pour bien des formalités, notamment pour réduire la part du téléphone dans ses contacts avec les administrés.
La suspension de l'accès à Internet, sanction choisie par le Gouvernement, va à l'encontre des positions récentes du Parlement européen. En février 2009, à l'occasion de la parution du rapport visant à garantir aux citoyens européens « un accès à Internet sans réserve et sûr », présenté par l'eurodéputé grec Stavros Lambrinis, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures a adopté à l'unanimité le principe en vertu duquel le droit d'accès ne doit pas être refusé en tant que sanction. Autant dire que son refus de la riposte graduée, envisagée par le présent projet, est clair. Ledit rapport fait écho au vote par le Parlement européen, en septembre dernier, de l'amendement au projet de directive du « paquet télécom ».
Un relevé informatique ne constitue pas une preuve suffisante. Dans un rapport que le ministère de la culture a tenté d'enterrer, le professeur Jean Cedras, agrégé de droit pénal et ancien avocat général à la Cour de cassation, a indiqué que l'imputabilité des actes – quelles qu'en soient l'ampleur ou la gravité – à un internaute particulier, qui est la condition essentielle de sa responsabilité pénale ou civile, est impossible à établir sans la visite de son disque dur. Une réponse graduée automatique, aussi séduisante qu'elle apparaisse aux sociétés représentant les ayants droit, est donc un abus de pouvoir.
Selon l'étude de l'INRIA que j'ai déjà citée, « cette loi est inadaptée à un certain nombre de caractéristiques techniques des réseaux et d'Internet, et va introduire de nouveaux problèmes sans résoudre ceux qu'elle vise ». Et pour cause : l'internaute n'est pas toujours en mesure de savoir que la mise à sa disposition, d'un simple clic, de telle ou telle oeuvre n'est pas légalement autorisée. Il faudrait en effet analyser les liens hypertextes pour, éventuellement, savoir où l'utilisateur se retrouve – ce qui n'est guère à la portée de tous !
Rien, dans les systèmes existants, ne permet d'identifier la personne qui a téléchargé. Ainsi, comment rechercher le « coupable » lorsque, dans une même famille vivant sous un même toit, qui dispose d'un boîtier de connexion unique et, partant, d'un seul identifiant, plusieurs personnes majeures – parents et enfants, par exemple – utilisent la même connexion ? Si la riposte graduée permettra d'établir le caractère délictueux d'un acte, elle n'établira ni l'intention de le commettre, ni l'identité de celui qui l'a commis. Tout cela rappelle un peu la responsabilité collective et les fameuses lois Pasqua dites « anti-casseurs » – aujourd'hui supprimées.
Le présent texte introduira une discrimination, parmi les usagers d'Internet, entre les personnes physiques, sommées de se doter d'une protection pour ne pas être suspendues de connexion, et les entreprises, pour lesquelles cette mesure est évidemment exclue. Et qu'en sera-t-il des auto-entrepreneurs, dont le Gouvernement fait tant la promotion ?