Liechtenstein : accord relatif à l'échange de renseignements en matière fiscale
La séance est ouverte à dix heures.
La commission examine, sur le rapport de M. Jacques Remiller, le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Liechtenstein relatif à l'échange de renseignements en matière fiscale (n° 2330)
L'ordre du jour de notre commission appelle l'examen du projet de autorisant l'approbation de l'accord entre la France et le Liechtenstein relatif à l'échange de renseignements en matière fiscale.
Comme vous le savez, notre commission a été saisie d'une série de douze conventions bilatérales ayant ce même objet. L'examen de ces projets de loi auquel nous procèderons dans les semaines qui viennent a été précédé les 24 mars et 28 avril derniers de deux séances d'auditions par notre commission qui a entendu les responsables du GAFI et de l'OCDE en la personne de MM Mac Donell et d'Aubert ainsi que les responsables de la fiscalité et de la cellule Tracfin au ministère de l'économie et des finances.
La problématique de l'évasion fiscale et de la lutte contre les paradis fiscaux et territoires non coopératifs contraints désormais à « rentrer dans le jeu » a déjà été largement évoquée et beaucoup de questions de fond ont pu être abordées lors de ces réunions.
L'accord avec le Liechtenstein est le premier à nous être présenté précédé d'un rappel du contexte général par le rapporteur, M. Jacques Remiller. Les rapports sur les onze accords bilatéraux suivants reprendront cette présentation générale et insisteront sur la spécificité de chaque Etat ou territoire concerné par une telle convention d'échange de renseignement fiscaux.
L'accord signé le 22 septembre 2009 entre la France et le Liechtenstein s'intègre dans la politique générale définie sur le plan international pour lutter contre l'évasion fiscale.
Notre commission a été saisie vous le savez d'une douzaine de conventions de ce type. Rapporteur du premier de cette série d'accords, je me dois de le resituer dans le contexte international issu des premiers sommets du G20.
L'engagement en faveur de la transparence et contre l'évasion fiscale ne date pas d'hier. La fuite des capitaux vers les paradis fiscaux représente une perte nette pour les grandes puissances économiques. Les estimations les plus précises ont été faites aux Etats-Unis, où le manque à gagner annuel est évalué à 100 milliards de dollars. En France, la fraude est estimée entre 29 et 40 milliards d'euros par an.
L'organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) est le principal forum où s'échangent les informations concernant les paradis fiscaux.
En 2000, l'OCDE avait ainsi identifié une trentaine de juridictions non coopératives. Toutefois, de nombreux États avaient rapidement été exclus de cette liste sans pour autant avoir véritablement apporté la preuve d'une évolution de leur politique.
Cette situation a radicalement changé en 2008. Le nouveau contexte politique créé par la crise financière a renforcé l'idée qu'il était temps de mettre un terme aux pratiques des paradis fiscaux.
Lors des sommets de Washington, Londres et Pittsburgh, les chefs d'États du G20 ont rappelé leur engagement en faveur de la transparence, et ont promis des sanctions.
L'OCDE a assisté techniquement le G20 en publiant trois nouvelles listes sur le thème de la transparence, qui recensent plus de 80 juridictions.
Les critères de classement sont simples. Dans la liste blanche figurent ceux qui ont reconnu le standard de transparence fixé par l'OCDE dans un modèle d'accord de 2002.
Dans la liste grise figurent ceux qui ont reconnu ce standard mais ne l'ont pas encore mis en oeuvre, ce qui signifie qu'ils ont signé moins de 12 accords conformes au standard.
Dans la liste noire figuraient les juridictions qui ne reconnaissaient pas le standard international. Cette liste est vide aujourd'hui. En effet, à la demande du G20, le standard de l'OCDE est devenu la norme internationale de référence, également reconnue par l'ONU.
Ce standard implique qu'aucune disposition de droit interne ne puisse faire obstacle à la demande, par un Etat tiers, de renseignements vraisemblablement pertinents pour l'application de sa législation à l'un de ses ressortissants fiscaux. En revanche, les droits des contribuables doivent être respectés.
Cet engagement international a eu pour résultat que près de 400 accords ont été signés par des territoires non coopératifs, en majorité avec des Etats de la liste blanche.
La France joue un rôle majeur dans la lutte contre l'évasion fiscale. Elle préside ainsi le nouvel organe de l'OCDE chargé de conduire l'analyse des systèmes juridiques des paradis fiscaux.
La France a également fait évoluer sa propre législation, pour y inscrire la notion de paradis fiscal, et renforcer les mesures de prévention contre l'évasion fiscale.
Enfin, la France a lancé des négociations avec les 80 Etats et juridictions recensés par l'OCDE, en exigeant un standard de coopération plus élevé.
Ainsi, notre pays demande que les accords qu'il signe recouvrent l'ensemble des impôts des deux parties.
Par ailleurs, la France cherche à renforcer les clauses du modèle OCDE concernant les renseignements relatifs aux sociétés cotées, ainsi que les obligations d'adaptation des législations internes.
Enfin, la France privilégie les accords n'autorisant aucune demande de remboursements de frais administratifs engagés à l'occasion de la recherche de renseignements.
Le présent accord conclu avec le Liechtenstein respecte l'ensemble de ces préconisations.
L'un des plus petits pays indépendant au monde, cette Principauté est une incarnation quasi-parfaite de la notion de paradis fiscal.
Près de 80 milliards d'euros d'actifs étaient gérés par des établissements situés dans ce pays en 2008, bénéficiant d'un régime fiscal très avantageux. De plus, le droit du Liechtenstein permet de créer des sociétés particulièrement opaques, sous la forme juridique d'Anstalten, ou de fondations.
Intégré dans la première liste de paradis fiscaux de l'OCDE, le Liechtenstein a été l'un des derniers Etats à en sortir, en mars 2009.
Ce pays semble évoluer positivement. Il a signé plusieurs conventions similaires au présent accord, notamment avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l'Allemagne.
Classiquement, l'accord précise que les parties s'engagent à coopérer afin de garantir l'application de leurs législations fiscales à tous leurs ressortissants fiscaux. Le secret bancaire ou le statut des sociétés ne sont pas des motifs valables de refus.
Seul le respect de la confidentialité des échanges avec un conseiller juridique, ou le secret commercial et industriel, peuvent être, dans certains cas précis, opposés à une demande.
L'accord s'accompagne par ailleurs, des stipulations nécessaires au respect des droits des contribuables.
La place occupée par les paradis fiscaux dans l'économie mondialisée est encore difficile à estimer à ce jour. Pour autant, les pertes fiscales occasionnées par leur comportement non coopératif sont insupportables, d'autant plus dans une période de crise où l'argent public se fait rare.
La lutte contre l'évasion fiscale et la coopération internationale contre les paradis fiscaux sont des projets de longue haleine. La France y occupe une place centrale.
En ratifiant cet accord, la France a l'occasion de souligner la nécessité de moraliser l'économie mondiale, et d'accélérer la transformation de l'un des paradis fiscaux les plus opaques au monde.
Ce type d'accord a au moins le mérite d'exister. Quelles sont les sanctions prévues, en cas de non-respect de ses dispositions ?
Ces accords sont nouveaux. Une évaluation des mesures adoptées par les paradis fiscaux doit être conduite et achevée au plus tard en 2014. Des sanctions pourraient être adoptées avant cette date, et, dans tous les cas, un comportement non coopératif en 2014 fera l'objet de mesures de rétorsion de la part des 80 autres Etats impliqués dans le forum global pour la transparence de l'OCDE. Pour le moment, la ratification de cet accord permettra à la France de franchir une étape dans la lutte menée contre l'évasion et la fraude fiscales.
Je suis également sceptique, même si c'est mieux sans doute que rien. L'exposé des motifs nous indique que l'article 5, paragraphe 4 prévoit que « la limite à l'échange d'informations relative aux sociétés cotées ne s'applique qu'à la condition que cet échange ne puisse être réalisé sans créer de difficultés excessives ». Qu'en est-il exactement ?
Cette condition est un peu plus exigeante que dans le modèle de l'OCDE, qui interdit la transmission de ces renseignements si celle-ci pouvait susciter des difficultés excessives. Il s'agit, dans ce domaine, d'éviter la dissémination d'informations pouvant inciter au délit d'initiés, ou fragiliser une entreprise sur les marchés face à d'éventuels repreneurs ou partenaires. Dans tous les cas, les problèmes liés aux paradis fiscaux, s'ils peuvent concerner les sociétés cotées, concernent surtout des sociétés au statut bien plus opaque que celui des sociétés cotées en Bourse.
Je suis encore plus sceptique ! Quel est l'intérêt du Liechtenstein à signer un tel accord ?
Le Liechtenstein veut éviter d'apparaître comme le mauvais élève en matière de transparence. Surtout, ce qui a changé avec les sommets du G20, c'est la menace de sanctions. Celles-ci ne sont pas illusoires. La France pourrait par exemple interdire à ses ressortissants d'y investir, ou soumettre les transferts de fonds dans ces pays à des prélèvements importants. Déjà, nous avons prévu d'appliquer des retenues à la source à certains revenus transférés dans des paradis fiscaux.
J'attire l'attention du rapporteur sur le fait que nos collègues Vincent Peillon et Arnaud Montebourg ont été interdits de séjour à Monaco après leur rapport sur la Principauté !
On ne peut juger la situation actuelle en fonction du passé. Monaco, Andorre et le Liechtenstein étaient les trois paradis fiscaux les plus réticents à évoluer depuis 2000. Pourtant, ils semblent tous chercher à améliorer leur situation, et leur image internationale.
Tous les échanges d'informations sont couverts par l'obligation de confidentialité qui incombe aux deux parties.
Quels sont les autres membres de l'OCDE qui ont signé cet accord avec le Liechtenstein, sachant que beaucoup d'entre eux ont des établissements bancaires qui y ont des filiales ?
Je partage l'intérêt du rapporteur et ses doutes. L'article 9 parle de l'adaptation de la législation interne. Quels délais sont prévus pour cela ? Ce texte porte sur les échanges d'informations. Il sera surtout intéressant me semble-t-il de voir quelles suites seront données à terme à ces demandes de renseignements. Serait-il possible que d'ici deux ans, par exemple, un rapport soit présenté qui porte sur l'application de l'accord et son effectivité ?
Pour le moment, il est difficile de savoir ce qui se passe exactement au Liechtenstein. Le présent accord aidera la France à lever ces difficultés. Il faudra attendre 2014 pour pouvoir prétendre à une évaluation de tous les paradis fiscaux et, a fortiori, le cas échéant, prendre des sanctions. Dès 2012, une recension des systèmes juridiques de tous les Etats membres du forum global sur la transparence permettra d'apprécier exactement les difficultés liées aux paradis fiscaux.
Il sera effectivement intéressant de faire le point après la ratification des douze accords. Une première évaluation sera en effet fort utile. Il ne faut pas non plus oublier que l'on nous a indiqué, lors des auditions auxquelles nous avons procédées, qu'il ne s'agissait que d'une première étape dans la lutte contre la fraude fiscale.
Les différences sont marginales. Dans l'ensemble, la France va plus loin, avec ces accords, que le modèle de l'OCDE.
Suivant les conclusions du rapporteur, la commission adopte sans modification le projet de loi (n° 2010).
La séance est levée à dix-heures vingt-cinq.
Examen du rapport d'information de MM. Roland Blum et Christian Bataille sur la situation dans le Caucase du Sud
La séance est ouverte à dix heures trente.
Le rapport s'articule autour de six chapitres. Les premiers concernent l'histoire du Caucase et la situation actuelle des pays qui le composent. Les suivants, qu'évoquera mon collègue Christian Bataille, évoquent le rôle des puissances étrangères et les recommandations de la mission.
Nous avons concentré nos travaux sur la Transcaucasie, qui recouvre l'actuelle Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie. Nous avons volontairement exclu le Caucase du Nord, la Ciscaucasie, car nous ne voulions pas interférer avec les affaires intérieures d'un grand pays comme la Russie.
Nos travaux nous ont conduits, bien sûr, à nous rendre en, Arménie, en Azerbaïdjan et en Géorgie. Nous avons également décidé d'aller en Russie, en Turquie, puissances voisines qui ont un intérêt politique profond pour la région.
L'histoire et la géographie du Caucase sont compliquées. L'existence de vallées profondes, encaissées et, pour certaines, totalement inaccessibles pendant l'hiver, favorise le repli sur soi. Lors d'un déplacement en Géorgie, près de l'Ossétie du Sud, nous avons pu constater combien il est difficile d'accéder à certains villages, perdus en fond de vallée.
La diversité des langues et des ethnies dans le Caucase est particulièrement grande, et dépasse largement les découpages administratifs réalisés au cours du temps.
Le Caucase a été l'objet de convoitise de tous les grands empires proches, la Perse d'abord, puis l'Empire ottoman, et enfin la Russie. Toutefois, cette région est resté traversée de tensions communautaires et ethniques. Une relative stabilisation a eu lieu sous l'empire tsariste, et surtout, après l'arrivée des soviétiques pendant les années 1920.
Aujourd'hui, les Etats caucasiens offrent des images différentes.
L'Azerbaïdjan, qui a accédé à l'indépendance en 1991, est de loin le pays le plus riche de la région, grâce à la rente gazière et pétrolière dont il bénéficie. C'est de ce pays que partent l'oléoduc BTC et le gazoduc BTE.
Toutefois, ces richesses sont concentrées dans quelques mains, majoritairement celles du clan Aliyev. Heydar Aliyev avait tellement assis son autorité qu'il a réussi à faire élire son fils à la tête de l'Etat, ce qui constitue un cas unique dans tout l'espace post-soviétique.
L'Arménie, pour sa part, est de loin le pays le plus pauvre du Caucase, et souffre de son enclavement manifeste, ce qui obère son développement économique. Elle a ainsi connu la deuxième plus importante baisse du PIB de la CEI en 2008, enregistrant une chute de 18,5 %, principalement à cause de l'effondrement immobilier et de la chute des cours du cuivre. L'Arménie résiste grâce, en grande partie, aux transferts de la diaspora, qui représentent entre 30 et 40 % de son budget.
C'est le pays qui semble le plus démocratique, même si les événements de 2008, qui ont vu des vagues d'arrestations et une répression meurtrière s'opposer aux manifestations consécutives à l'élection présidentielle, ont suscité des inquiétudes, et nécessité l'intervention du Conseil de l'Europe, en la personne de Gérard Colombier.
Les pays du Caucase sont des pays pauvres, à l'exception de l'Azerbaïdjan, qui dispose d'une importante rente gazière. Toutefois, dans ce cas, les ressources ne sont pas utilisées pour le pays, mais accaparées par les cercles de la famille Aliyev, qui détient le pouvoir.
La Géorgie offre une image plus libérale et plus moderne, mais ce ne sont que des apparences. Le libéralisme économique fait craindre une évolution vers un régime de paradis fiscal.
Parallèlement, l'opposition est progressivement muselée. Enlèvements et passages à tabac d'opposants par les forces de sécurité, mainmise croissante du pouvoir sur les média, ces éléments ont été soulignés par tous les opposants que nous avons rencontrés.
Le président Saakachvili se comporte de plus en plus comme un véritable dictateur, ce qui fait craindre pour l'avenir d'un pays dont la survie dépend des 4 milliards de dollars de l'aide internationale.
Des conflits locaux agitent la région du Sud Caucase. Avec le retour des nationalismes, les conflits gelés sont réapparus sur le devant de la scène. Trois situations conflictuelles doivent être présentées : l'affrontement entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, les tensions entre l'Arménie et la Turquie, le contentieux entre la Russie et la Géorgie.
Le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan est ancien, et concerne le Haut Karabakh, province enclavée dans le territoire azerbaïdjanais. Ce haut plateau est très majoritairement peuplé par des Arméniens, et représente un symbole pour l'Arménie. En effet, c'est à partir du comité pour le Haut Karabakh que les premiers mouvements indépendantistes arméniens se sont organisés au sein de l'URSS à l'époque de la perestroïka. C'est sur cette base que Levon Ter-Petrossian a contesté le régime soviétique, puis accédé à la tête de l'Arménie.
Parallèlement, l'Azerbaïdjan, dès son indépendance, a revendiqué sa souveraineté sur le Haut Karabakh, qui lui avait été accordé par un diktat du 5 juin 1921 édicté par le comité central des soviets de l'URSS pour le Caucase. Cette tendance du pouvoir central à organiser les partages territoriaux afin de déstabiliser les régions périphériques était tout aussi manifeste lorsqu'il s'est agi de rattacher le Nakhitchevan à l'Azerbaïdjan, alors que cette région n'a aucune frontière commune avec la République azérie.
La guerre de 1992 entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan s'est conclue sur une victoire arménienne, soutenue par la Russie. Un cessez-le-feu a été conclu en 1994, alors que l'Arménie occupait, en plus du Haut Karabakh, 20 % du territoire azerbaïdjanais.
Confrontée à cette situation, l'OSCE a cherché à proposer un chemin négocié vers la paix, et a, pour ce faire, constitué un groupe de pays, baptisé « groupe de Minsk » et co-présidé par la France, la Russie et les Etats-Unis, ces derniers sans doute attirés par l'odeur de pétrole.
Aucune avancée concrète n'a été possible jusqu'au sommet de Madrid, en 2007, où des principes communs de règlement de la situation ont été convenus entre les parties. Ceux-ci représentaient une importante concession de la part de l'Azerbaïdjan, qui acceptait le principe du non retour du Haut Karabakh en son sein. Entre-temps, la reconnaissance internationale du Kosovo a conduit l'Arménie à rehausser ses exigences, et à demander l'indépendance du Haut Karabakh. Ce conflit dont la solution est actuellement dans l'impasse pourrait resurgir, cela ne peut être exclu.
Le contentieux turco-arménien, également ancien est indissociable du génocide perpétré par les armées ottomanes en 1915 contre le peuple arménien, premier génocide du XXème siècle. Les Arméniens étaient notamment soupçonnés d'être des agents de l'impérialisme russe.
Alors que la Turquie fut l'un des premiers Etats au monde à reconnaître la nouvelle République, les relations entre les deux pays sont aujourd'hui bloquées. Dès juillet 1993, la Turquie décidait ainsi de fermer unilatéralement sa frontière, présentant cette décision comme une mesure de soutien à l'Azerbaïdjan.
La fermeture de la frontière turco-arménienne a, encore aujourd'hui, des conséquences économiques dramatiques pour l'Arménie. Celle-ci dépend dès lors du bon vouloir de la Géorgie, seul point d'accès vers les marchés européens, et qui monnaie cher le transit des marchandises. L'Iran s'affirme ainsi comme un soutien croissant pour l'Arménie, dont la politique étrangère est profondément marquée par cet enclavement.
Les relations entre la Turquie et l'Arménie semblaient en voie d'amélioration constante, en grande partie grâce à la « diplomatie du football », désormais bien connue.
La signature le 10 octobre 2009 à Zürich, de deux protocoles prévoyant la normalisation des relations bilatérale et l'ouverture de la frontière a fait espérer que ce conflit vieux de 95 ans pouvait prendre fin. Mais aujourd'hui, ces protocoles sont suspendus, pour deux raisons.
D'abord, des voix se font entendre, en Arménie, et surtout au sein de la diaspora, notamment de la part du parti Tachnak, exigeant que la Turquie reconnaisse préalablement le génocide de 1915.
Surtout, l'opposition radicale de l'Azerbaïdjan au rapprochement arméno-turc a finalement eu raison de la bonne volonté du gouvernement d'Erdogan. Peu de temps après la signature des protocoles, la Turquie a ainsi annoncé qu'elle suspendait la procédure de ratification, dans l'attente d'une solution au conflit du Haut Karabakh. Dans l'intervalle, l'Azerbaïdjan avait menacé de revenir sur les conditions de livraison très favorables des hydrocarbures transitant par la Turquie depuis les gisements azéris de la Caspienne et vers l'Europe.
La troisième situation bloquée qui agite le Sud Caucase concerne la Géorgie. Dès 1992, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, qui disposaient sous le régime soviétique d'un statut particulier d'autonomie, ont proclamé leur indépendance, soutenue par une insurrection armée. La violente réaction du régime géorgien a suscité l'intervention de la Russie, qui s'est imposée comme élément pivot des forces d'interposition veillant au respect du cessez-le-feu dans une région où elle dispose d'intérêts stratégiques majeurs, notamment sa base militaire de Soukhoumi.
Pendant plus de dix ans, la situation est restée figée, jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Mikheïl Saakachvili. Ouvertement pro-occidental, ami personnel de Georges Bush, celui-ci a cru, à tort, que le soutien américain à sa politique irait jusqu'à la confrontation avec la Russie pour faire respecter l'intégrité territoriale géorgienne.
Ainsi, après un printemps 2008 marquée par des accrochages sérieux entre drones géorgiens et avions de combat russes et abkhazes, la Géorgie a décidé de lancer, dans la nuit du 6 au 7 août, une opération militaire pour réoccuper l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. Dès l'arrivée des troupes géorgiennes, la Russie a répliqué, estimant que la sécurité de personnes dotées de passeports russes et voyant ses intérêts menacés.
Suite à l'interposition russe, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud ont à nouveau proclamé leur indépendance. Le président Saakachvili a dû reconnaître son erreur de jugement, constatant l'inaction américaine face à l'intervention russe.
Un cessez-le-feu est obtenu par le président Sarkozy, exerçant alors les responsabilités de président de l'Union européenne, le 12 août 2008.
Depuis, des discussions sont organisées, dans le cadre d'un cycle dit « de Genève », sous l'égide de l'Union européenne. Elles permettent d'associer dans une même enceinte la Russie, la Géorgie, et les représentants des gouvernements séparatistes sud-ossète et abkhaze. Toutefois, ces discussions n'ont pas permis, pour le moment, d'enregistrer des résultats tangibles.
Je souhaite maintenant traiter des intérêts stratégiques, politiques, et pétroliers, qui existent dans le Caucase.
Le Caucase est une région dangereuse, de part sa complexité ethnique, et la proximité des grandes puissances. Le parallèle avec les Balkans vient à l'esprit, malgré des nuances.
La France a tout intérêt à se soucier de l'évolution du Caucase, qui intéresse déjà, à plus d'un titre les grandes puissances de ce monde. Le président Georges Bush Junior s'y était d'ailleurs précipité, et a laissé son nom à la plus grande avenue de Tbilissi. Russie, Etats-Unis, Turquie, Iran y défendent leurs intérêts, et la France, en tant qu'Etat européen, ne peut rester passive.
Le Caucase du Sud renvoie, sur de nombreux points, aux débats géopolitiques du 19ème siècle, où la volonté des Occidentaux d'un axe Est – Ouest se heurtait aux ambitions russes d'un lien Nord-Sud vers le Proche-Orient. Nous sommes aujourd'hui dans des conditions similaires : la route des hydrocarbures peut passer par le Nord, selon l'accord Schröder – Poutine, le centre, par les territoires russe et ukrainien ou biélorusse, ou le Sud, à travers le Caucase puis la Turquie, ce qui permettrait d'avoir accès aux immenses richesses centrasiatiques, ainsi qu'un accès privilégié aux gisements iraniens.
Aujourd'hui en position de faiblesse, la Russie voit se construire le corridor reliant l'Asie à l'Europe, et anticipe sur son achèvement. La Russie n'a pas marqué d'hostilité : les Russes ont ainsi soigneusement évité de bombarder les pipelines BTC et BTE lors de la guerre d'août 2008 avec la Géorgie.
Le prochain grand jeu diplomatique aura lieu en Asie centrale. L'intérêt du Caucase est donc dans sa position géopolitique. Un tel constat prend tout son sens si on le décline dans le domaine énergétique.
L'Azerbaïdjan dispose ainsi de grandes réserves de pétrole et de gaz. C'est le plus ancien producteur de pétrole au monde. Toutefois, les réserves en pétrole du Kazakhstan sont quatre fois supérieures à celles de l'Azerbaïdjan. En matière de gaz naturel, les réserves du Turkménistan sont également le quadruple des réserves azéris. Les Chinois ne s'y sont pas trompés en passant un accord stratégique sur les livraisons de gaz turkmènes.
La viabilité des principaux projets occidentaux liés aux hydrocarbures dépend de l'accès aux ressources centrasiatiques. C'est le cas pour le projet de gazoduc européen Nabucco. Reliant la Turquie, autre trait d'union entre l'Asie et l'Europe que nous devons apprendre à réintégrer dans notre diplomatie, à l'Europe occidentale en passant par les Balkans, ce dernier a vocation à assurer un débit très important, et à contourner la masse géostratégique du réseau de pipelines russes. Destiné à accueillir du gaz iranien, sans que celui-ci ne soit disponible pour le moment du fait de l'embargo international qui frappe l'Iran, pourtant source naturelle d'approvisionnement de l'Europe à travers la Turquie, Nabucco ne pourra donc démarrer que si le gaz turkmène est acheminé jusque dans le gazoduc BTE. En effet, le seul gaz azerbaïdjanais n'est pas suffisant pour approvisionner Nabucco.
Il est tentant de lire la situation du Caucase selon le seul prisme des enjeux énergétiques, donc financiers, d'une manière qui rappelle quelque peu les théories du complot. Il ne faut pas commettre cette erreur. Les grandes puissances ont, dans le Caucase, des intentions politiques, dont les questions énergétiques ne sont qu'une des manifestations.
La Russie est un Etat caucasien, et cette situation lui confère une sensibilité particulière aux affaires de la région. Lors de notre visite au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, cette position nous a très clairement été rappelée.
Avec cinq républiques russes situées dans le massif du Caucase, dont l'Ingouchie, le Daghestan et la Tchétchénie, la Russie ne peut que craindre une évolution négative des Etats situés immédiatement à sa frontière.
Cette situation est d'autant plus difficile à vivre pour la Russie que l'insurrection islamiste dans les Républiques caucasiennes russes connaît depuis quelques mois un très net regain d'activités, comme l'ont rappelé les attentats commis en avril dans le métro de Moscou, qui ont causé plusieurs dizaines de morts. Les dirigeants actuels, au premier rang desquels le président Medvedev, ont d'ailleurs annoncé un renforcement de l'aide économique pour le Caucase russe.
La Russie refuse donc absolument de voir les Etats du Sud Caucase adopter une position de défiance vis-à-vis de l'ancienne puissance tutélaire qu'elle a longtemps été, du temps de l'Union soviétique et même avant. Elle refuse donc toute perspective d'extension de l'OTAN dans cette région. Le mot « OTAN » est vécu comme une provocation. Il n'est pas anodin que le conflit russo-géorgien ait été déclenché quelques mois après le sommet de l'OTAN de Bucarest, où la perspective d'adhésion de la Géorgie a été présentée d'une manière concrète.
La Russie a les moyens de faire respecter sa position. Elle dispose des deux bases militaires les plus importantes de la région, en Abkhazie, région géorgienne mais qui a une proximité historique avec la Russie, et en Arménie, allié très proche de la Russie. Elle loue également une station radar située sur le sol de l'Azerbaïdjan.
Son influence passe aussi par l'économie. Elle détient la totalité des infrastructures énergétiques arméniennes, et le pipeline qui la relie à l'Azerbaïdjan souligne l'importance de la Russie.
Enfin, la langue russe est parlée dans tout le Caucase, et c'est naturellement que les populations caucasiennes, pour chercher du travail, se rendent en Russie, notamment à Moscou. Les chiffres sont éloquents : plus de 2 millions d'Arméniens vivent en Russie, un million de Géorgiens, et entre 600 000 et trois millions d'Azéris, dont une bonne part d'azerbaïdjanais émigrés.
La dislocation de l'Union soviétique a été vécue, par les Russes mais aussi par une bonne partie des populations caucasiennes, comme un accident soudain, imprévu, un véritable collapsus. Les trois Etats caucasiens étaient très intégrés au système soviétique, et la disparition de l'acheteur unique russe, et des transferts monétaires et en nature qui en provenaient a bouleversé les fragiles économies locales.
S'engouffrant dans cette brèche, les Occidentaux ont choisi de développer leurs intérêts dans le Caucase. Les Américains ont commis l'erreur historique de croire qu'ils pourraient exclure la Russie du jeu diplomatique caucasien. Ils ont été suivis par les Européens, qui n'ont pas su s'autonomiser, et ont investi très fortement dans la région.
En effet, l'Europe a développé sa présence lentement, menant initialement des programmes de simples coopérations techniques. Toutefois, récemment, l'Union européenne s'est dotée d'un programme plus politique, sous la forme du partenariat oriental, même si le parlement européen déplorait récemment que l'Union n'ait pas encore de stratégie claire dans la région.
Contrairement à l'Europe, les Etats-Unis ont acquis rapidement une véritable visibilité dans la zone, notamment par des programmes d'investissement et de coopération militaire ciblés. Ainsi, c'est par la construction de l'oléoduc BTC reliant Bakou, Tbilissi et Ceyhan en Turquie, ainsi que du gazoduc BTE se terminant à Erzedrum et prévu pour se connecter à Nabucco, que s'incarne la présence américaine, sous la forme politique et économique.
Alors que les Occidentaux occupaient le terrain, la Turquie semblait se désintéresser de la région. Situation paradoxale, puisqu'elle est l'allié historique de l'Azerbaïdjan, voire plus puisque l'on parle souvent d'une Nation pour deux Etats, et que le Caucase se trouve sur la route qui relie la Turquie aux régions turcophones éloignées sur lesquelles elle conserve une influence, notamment au Kazakhstan et dans le Xinjiang chinois. Toutefois, exclure la Turquie du Caucase révélerait une stratégie à bien courte vue. Ce pays peut être un pont entre l'Asie et l'ensemble européen, mais il peut aussi se tourner résolument vers l'Asie et la culture islamique, pour développer une politique qui correspondra d'autant moins à nos intérêts.
Dernière puissance à jouer un rôle dans la région, l'Iran ne dispose, pour le moment, que d'une influence limitée. En fait, l'Iran semble être le dernier recours des Etats et régions caucasiens les plus enclavés. L'Iran a une relation de cousinage avec l'Azerbaïdjan, puisque plus de 15 millions d'azéris vivent en Iran. Ainsi, l'Iran assure une partie de l'approvisionnement arménien dans certaines denrées. De même, l'Iran est le seul Etat sur lequel la province azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, frontalière avec l'Arménie, peut compter pour se développer.
Cette présentation des intérêts en jeu permet de remettre en perspective les discours de certains Etats caucasiens, notamment la Géorgie, concernant leur intégration dans l'espace euro-atlantique. La Géorgie relève de la sphère culturelle européenne, au même titre d'ailleurs que l'Arménie. La France, qui entretient d'excellentes relations avec ces deux pays, soutient d'ailleurs cette position.
Pour autant, la Géorgie ne peut s'imaginer pouvoir intégrer l'OTAN, ni même l'Union européenne, sans que son voisin russe n'y voie une inversion historique. Les intérêts de toutes les puissances dans le Sud Caucase sont légitimes, mais on ne peut nier la place éminente de la Russie, issue de l'histoire, et qui se manifeste jusque dans le regret exprimé par certains Caucasiens que nous avons rencontrés, envers certains aspects du système soviétique !
C'est forte de ce constat du rôle irremplaçable de la Russie dans la région que notre mission s'est penchée sur les possibles scénarios d'évolution du Sud Caucase. Selon nous, deux risques majeurs doivent être pris en compte.
D'abord, la tendance croissante des Etats caucasiens à se replier sur eux-mêmes. Largement incités en cela par les tensions qui parcourent la région, une telle attitude conduit pourtant à renforcer les logiques autoritaristes et nationalistes, donc conflictuelles, qui plongent la région dans une sorte de marasme.
En second lieu, la possibilité, toujours d'actualité, d'inflammation des conflits régionaux. Roland Blum a parfaitement expliqué les trois principales sources d'inquiétude que sont la relation Russie – Géorgie, les relations arméno-turques, et, surtout, le conflit du Haut Karabakh. Quoique largement moins explosive que l'affrontement entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, la situation de la communauté arménienne dans la région géorgienne de la Djavakhétie, qui s'est considérablement dégradée depuis quelques années, pourrait également dégénérer.
Pour éviter que ces risques ne deviennent réalité, les Occidentaux doivent éviter de refaire l'erreur commise en 1991. Rien, dans le Caucase, ne pourra se faire sans la Russie, encore moins contre elle. Cette position n'est pas imaginaire, et la Russie a montré qu'elle savait respecter les intérêts des autres dans le Caucase.
Lors de la guerre d'août 2008 contre la Géorgie, les forces russes se sont trouvées à quelques kilomètres des pipelines reliant l'Azerbaïdjan à l'Europe. Elles ont délibérément interrompu leurs tirs, de sorte que la principale infrastructure énergétique reliant le Caucase et l'Occident ne soit pas affectée.
Une fois posé ce principe de base, quelles conclusions concrètes pouvons-nous tirer ?
Il faut, d'abord, veiller à ne pas multiplier les provocations à l'encontre des Russes mais, au contraire, à construire le dialogue. A l'heure actuelle, la France finance un centre de formation aux troupes de montagne en Géorgie, à Satchkéré. Les Géorgiens ont demandé que ce centre soit certifié par l'OTAN. Il est évident que l'impact symbolique d'une telle décision serait particulièrement négatif, alors même que la France n'en tirerait aucun avantage opérationnel.
En deuxième lieu, l'Europe doit prendre le temps de la réflexion. Sans doute précipité, et largement suiviste par rapport aux Etats-Unis, l'investissement européen dans la région est loin d'être anodin. Plus de 400 millions d'euros sont prévus pour les pays du Caucase d'ici 2013, dans le cadre du partenariat oriental.
Pourtant, la position européenne semble, au mieux, désordonnée. Le projet Nabucco, qui pourrait être un formidable appel d'air pour les ressources énergétiques du Caucase, et un facteur de développement considérable du rôle de transit de cette région, ne réunit pas pour l'instant l'ensemble des Européens, et peine aujourd'hui à démarrer.
Sur le plan politique, l'Europe dispose d'atouts considérables, et apparaît comme un acteur largement accepté dans la région, comme le montre la présence de la mission de surveillance européenne que nous avons rencontrée en Géorgie. Pourtant, incapable de montrer sa distance vis-à-vis des Etats-Unis, elle n'arrive pas à clarifier sa relation avec la Russie, et peine donc à promouvoir ses intérêts propres dans le Caucase.
En attendant que l'Europe ait défini sa stratégie, c'est sur les Etats que repose la charge de stabiliser la région. Ces derniers jouent déjà un rôle majeur : le Royaume-Uni est le premier acteur étranger du secteur pétrolier en Azerbaïdjan, l'Allemagne finance le premier budget de coopération avec la Géorgie après le programme américain. Quant à la France, elle a d'excellentes relations avec ces deux pays, et bénéficie de liens plus que privilégiés avec l'Arménie.
En plus de son excellente position dans le Caucase, notre pays a une tradition diplomatique qui lui permet de rapprocher les grandes puissances voisines. Notre relation avec la Russie doit nous permettre d'associer enfin ce grand pays à la définition d'un avenir plus stable pour le Caucase. Tout le monde a intérêt à cette stabilisation.
A cet égard, la position du régime de Saakachvili est incompréhensible et illisible. Notre mission s'est vue harcelée, par les journalistes géorgiens, en raison de la promesse de vente faite par la France à la Russie de navires de commandement de type Mistral. Il n'est pas sain, pour la Géorgie, de continuer dans une logique de provocation, et la France doit amener ce pays à reprendre des relations plus équilibrées avec Moscou. Une partie significative des forces politiques géorgiennes, qui font preuve d'une grande maturité politique, y est prête.
Avec la Turquie, notre relation est plus difficile, en raison du contentieux lié à la candidature de ce pays à l'Union européenne. Mais cette grande puissance dans le contexte oriental et moyen-oriental ne peut être tenue en-dehors des débats sur une région qui la jouxte.
Nous avons pu constater, en Turquie, combien les responsables politiques sont demandeurs d'une reconnaissance internationale qui leur a été refusée jusqu'à aujourd'hui en raison du passé. La France, qui a reconnu officiellement le génocide de 1915, ne doit pas adopter une telle posture de distance, et doit au contraire accompagner un recentrage de la Turquie vers l'Ouest, ce qui passe par un investissement plus marqué dans le Caucase.
L'apaisement du Caucase ne se fera pas à court terme, mais il convient d'agir vite pour éviter son embrasement. Lien historique entre l'Europe et l'Asie, cette région ne doit pas être un motif de tensions Est Ouest. Pour ce faire, nous devons réapprendre à défendre nos intérêts en coopération avec les puissances voisines. C'est cette approche, volontariste mais compréhensive, qui a animé les travaux de notre mission.
L'enjeu économique et stratégique dans le Caucase remet au goût du jour un grand jeu diplomatique qui implique la Russie et la Turquie. Si l'Europe ne peut remplir son rôle, la France doit alors assumer sa propre part en toute autonomie.
La cartographie ethnique du Caucase qui a été dressée est instructive et elle illustre bien l'imbroglio local ; mais une cartographie religieuse eût été tout aussi intéressante. Les Rapporteurs pourraient-ils, à cet égard, préciser si les Azéris sont sunnites ou chiites ? Qu'en est-il, par ailleurs, des relations arméno-géorgiennes, sachant qu'il existe des zones de peuplement arménien en Géorgie ?
Je félicite les Rapporteurs pour leur parfaite connaissance du dossier. À propos du conflit au Haut-Karabakh, je tiens à rappeler que des accords avaient été signés à Paris qui, hélas, ont ensuite été remis en cause à Key West, à cause de l'influence néfaste du « clan » Aliev, dont vous avez justement souligné le comportement dictatorial. Aujourd'hui un cessez-le-feu est certes en vigueur mais on constate des attaques quotidiennes au Haut-Karabakh et il est avéré que les dépenses militaires de l'Azerbaïdjan augmentent très fortement. Je suis donc inquiet. Avec cinq collègues parlementaires, nous allons d'ailleurs prochainement nous rendre sur place. Le Groupe de Minsk a beau accomplir un travail remarquable, l'Azerbaïdjan ne respecte pas ses engagements internationaux. Les protocoles sont aujourd'hui remis en cause ; la Turquie ne les a signés que pour se faire bien voir de l'Union européenne mais l'Azerbaïdjan a oeuvré, dans la coulisse, en sens contraire. La Russie peut sans doute, dans ce contexte, jouer un rôle important.
À ce rapport très riche je voudrais apporter quelques nuances. Tout d'abord, s'agissant de l'Europe, n'oublions pas le rôle essentiel de la France et de l'Allemagne qui, au Sommet de Bucarest, ont opposé leur veto à la perspective d'entrée de la Géorgie dans l'OTAN. C'est d'ailleurs grâce à cette prise de position que la médiation du Président Nicolas Sarkozy a été acceptée par la Russie lors du conflit russo-géorgien d'août 2008. Une délégation de l'assemblée parlementaire de l'OSCE, dont je faisais partie, s'est récemment rendue au Kazakhstan et j'ai été frappé de voir à cette occasion le succès croissant du concept d'Eurasie, ainsi que le pouvoir d'attraction du couple franco-allemand.
Deuxième nuance, concernant l'Iran : dans le cadre de la mission d'information de la commission des affaires étrangères sur l'Afghanistan que j'ai effectuée avec notre collègue Jean Glavany, nous avons posé, à Téhéran, la question des relations avec l'Azerbaïdjan voisin. Nous avons alors ressenti une grande méfiance à l'égard du nationalisme azéri, et des craintes quant au risque de voir se lever un « grand Azerbaïdjan », le tout sur fond de tensions religieuses.
Enfin, je voudrais demander aux Rapporteurs qui arme l'Azerbaïdjan – question cruciale à cause du conflit latent au Haut-Karabakh. On évoque plusieurs fournisseurs. Israël en fait-il partie, ce qui expliquerait la succession de visites spectaculaires de la part des dirigeants de l'État hébreu ? S'agit-il de l'Iran, de façon clandestine ? Ou bien de la Turquie, ce que confirmerait la visite récente, fastueuse, du Président turc ? Par quels mécanismes la richesse pétrolière se transforme-t-elle en armement ?
J'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de me rendre en Azerbaïdjan depuis 1991, et plusieurs fois encore l'an dernier. Ce pays est en pleine expansion. Sa transformation, en l'espace d'à peine vingt ans, est proprement extraordinaire. La corruption existe certainement. Mais Bakou s'embellit d'année en année et les infrastructures se multiplient à un rythme impressionnant. L'Azerbaïdjan ne sera-t-il pas sous peu le centre économique et politique du Caucase ?
Par ailleurs, je réaffirme mon opposition à la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo et je persiste à penser qu'elle a donné aux Russes de solides arguments pour intervenir comme ils l'ont fait en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Les Rapporteurs ont dit que rien ne se ferait sans la Russie ; cela vaut aussi hors du Caucase, dans les Balkans.
Quelles sont les conséquences, dans la région, de l'influence politico-religieuse de l'Iran et de la Turquie ? D'autre part, pouvez-vous dresser un point de la situation en Ossétie du sud et en Abkhazie, en précisant le statut actuel de ces territoires, leur administration et le sort des populations ?
Ce rapport remarquable appelle une suite. Il y flotte en effet une odeur de pétrole qui justifierait une mission d'information à part entière. Lorsque je me suis rendu à Bakou, des professionnels de l'extraction pétrolière m'ont affirmé qu'après 150 ans d'exploitation des gisements de la région, le sous-sol était toujours une véritable « éponge à pétrole ». Cet élément, qui s'ajoute aux facteurs ethniques et religieux, est d'une importance cruciale. Par ailleurs, les Rapporteurs ont-ils eu la curiosité d'aller observer la situation en Tchétchénie et au Daghestan ? Enfin, à propos de la Turquie et de l'Arménie, au-delà du rôle de l'Azerbaïdjan, le rapprochement est-il sincère ?
De l'exposé des rapporteurs, je retiens que nous avons affaire à trois régimes autoritaires. Ces Républiques nouvelles ont encore des progrès à accomplir sur le plan démocratique, l'influence de la religion pèse lourd également et l'économie est aux mains de quelques-uns, au détriment des populations. La France ou l'Union européenne ne peuvent-elles intervenir pour défendre les droits de l'homme dans ces États ?
Je sais gré aux Rapporteurs d'avoir insisté sur l'importance géostratégique de la région. Les États-Unis ne s'y trompent d'ailleurs nullement, qui ont installé à Erevan une ambassade surdimensionnée, dont les derniers étages, aveugles, sont truffés d'électronique. M'étant moi-même rendu à Erevan en 2002, en ma qualité de Vice-président de l'Assemblée nationale chargé des relations internationales, à l'occasion des élections au Haut-Karabakh, j'avais compris de l'attitude de notre ambassadeur sur place que la position de la France était menacée au sein du Groupe de Minsk ; qu'en est-il aujourd'hui ?
Comme Rapporteur, avec notre collègue Philippe Tourtelier, sur la politique énergétique de l'Union européenne, j'aurai une approche quelque peu divergente de la vôtre, messieurs les Rapporteurs, en dépit de certains points d'accord entre nous. C'est en Ukraine, ne l'oublions pas, que s'est nouée, à l'hiver 2008-2009, une grave crise d'approvisionnement de l'Europe en gaz. Le gazoduc Nabucco est l'un des remèdes possibles, l'une des routes envisagées. Or qui a intérêt à un rapprochement arméno-turc, sinon les promoteurs de Nabucco ? À Vienne en Autriche, je puis vous assurer que la vision de l'approvisionnement de l'Europe en gaz n'est pas du tout celle de l'Allemagne ou de la France ; elle consiste à s'en remettre uniquement à la compagnie russe Gazprom. Y a-t-il une solution européenne à propos des routes de l'énergie ? Y a-t-il une solution caucasienne pour régler les conflits de proximité ?
Concernant la situation de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, quelle est votre perception de la position russe : privilégie-t-elle l'intangibilité des frontières ou plutôt le droit des peuples ? Est-il exact que Moscou exclut l'hypothèse du rattachement à son territoire qu'évoquent certains dirigeants ossètes ?
Dans cette zone en perpétuelle ébullition, l'Union européenne doit pouvoir parvenir à tranquilliser et les États-Unis et la Russie. Pensez-vous que la Haute Représentante permette que l'Union soit bientôt identifiée comme un partenaire diplomatique à part entière ?
En songeant à un éventuel parallèle avec les Balkans, je souhaiterais savoir de quel poids pèse la religion dans le Caucase du Sud.
L'occasion nous est donnée de dresser le constat de l'émergence de la Turquie comme puissance locale. Dès lors, de deux choses l'une : soit la Turquie suit seule sa propre voie, soit elle adhère à l'Union européenne. Y a-t-il, pour l'UE, une autre perspective, pour étendre sa propre puissance, que celle d'être davantage présente dans cette région riche en ressources énergétiques et en potentiel politico-stratégique ?
Messieurs les Rapporteurs, je note la prudence de vos préconisations, que je résumerai en deux points : la Turquie et la Russie sont incontournables dans la région ; la France doit y être plus présente, à la fois sur le plan politique et pour la défense de ses intérêts, alors que l'Union européenne pèse peu localement. Au fond, pensez-vous que le sujet d'étude que le bureau de notre commission vous a confié est un sujet global ou qu'il n'est que la juxtaposition de problématiques bilatérales différentes d'un pays à l'autre ?
Pour répondre à la question du Président, je dirai que les problèmes du Caucase du sud sont à la fois globaux et particuliers. D'une part, cette zone est importante pour les intérêts turcs, russes, américains et européens ; d'autre part, elle est agitée par des conflits locaux dont les bases sont ethniques et anciennes, mais qui n'ont jamais été réglés.
Plusieurs communautés religieuses cohabitent dans la région : il y a des musulmans, principalement chiites en Azerbaïdjan, des chrétiens appartenant à différentes Eglises, notamment à l'Eglise arménienne autocéphale et à l'Eglise géorgienne, qui est orthodoxe mais ne dépend pas du patriarcat de Moscou, ainsi que des communautés juives.
Les relations entre l'Arménie et la Géorgie sont bonnes car l'Arménie dépend fortement de la Géorgie pour son approvisionnement et ses échanges commerciaux. Mais l'importante communauté arménienne qui vit dans la province géorgienne de Djavakhétie rencontre de plus en plus de problèmes, notamment avec l'Eglise géorgienne, et il n'est pas exclu qu'une explosion s'y produise.
Le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan pourrait être relancé mais le risque doit être relativisé dans la mesure où cela n'est pas dans l'intérêt de la Russie, qui est très influente en Arménie. Les tensions devraient rester contenues, mais un embrasement soudain, consécutif à des décisions politiques inconsidérées, est toujours à craindre dans cette région.
Comme M. Henri Plagnol, j'estime que l'opposition de la France et de l'Allemagne à l'entrée de la Géorgie dans l'OTAN était une bonne décision. L'Union européenne a alors bénéficié d'un bon concours de circonstances, puisque la guerre russo-géorgienne est intervenue en pleine présidence française. L'Union européenne a donc bénéficié de la position du couple franco-allemand.
Le Caucase fait partie d'un jeu diplomatique global, dont le coeur se trouve en Asie centrale. Dans cette région s'affrontent les intérêts de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis, mais aussi de l'Union européenne. La stabilité dans le Caucase est essentielle pour garantir l'accès de cette dernière aux ressources centrasiatiques, alors que la Russie peut avoir intérêt, à court terme, à maintenir en l'état les conflits pour conserver son influence.
Le rapprochement en train de s'amorcer entre la Turquie et l'Arménie a été contrecarré par l'Azerbaïdjan. Il faut rappeler que l'Arménie n'occupe pas seulement la région arménienne du Haut-Karabakh, mais aussi des zones azéries, les « rayons ». L'Azerbaïdjan ne demande que la restitution de ces dernières. Je suis persuadé qu'il existe des possibilités de solution sur la durée.
L'Iran et l'Azerbaïdjan sont culturellement très différents. En particulier, ce dernier est un Etat laïc. Les azéris d'Iran sont très intégrés à la société iranienne, et très différents, dans leurs coutumes et leurs croyances, des Azerbaïdjanais. Il me semble que c'est surtout l'Azerbaïdjan qui pourrait exercer une influence sur l'Iran par l'intermédiaire des millions d'Azéris vivant dans la République islamique.
Il est certain que l'indépendance du Kosovo a facilité le passage à l'acte de la Russie en faveur de l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie. Toutefois, ces deux régions disposaient déjà d'une large autonomie au sein de l'URSS, et les deux étaient quasiment autonomes au sein de la Géorgie indépendante. Aujourd'hui, seulement quelques Etats ont reconnu leur indépendance.
Il faut souligner que chacune de ces provinces équivaut à un canton français, la première comptant 40 000 habitants, la seconde 150 000. L'un des problèmes vient du régime de M. Saakachvili : il est source de danger car c'est son attitude de provocation permanente contre la Russie qui assure son maintien au pouvoir.
Roland Blum et moi ne sommes pas allés en Tchétchénie, le voyage étant déconseillé. Mais l'instabilité dans le Caucase du Nord n'est pas la conséquence de la présence de ressources pétrolières. L'instabilité du Caucase du Nord a des racines anciennes, et elle a des conséquences sur la gestion des ressources pétrolières. Là encore, les questions énergétiques sont une manifestation des tensions politiques, pas une cause de celles-ci.
La commission autorise la publication du rapport d'information.
La séance est levée à onze heures quarante-cinq.