Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, madame la rapporteure, mes chers collègues, cette proposition de loi mérite d'être examinée avec autant de prudence que de modestie. Elle touche en effet à l'innommable, à l'interdit universel, à un tabou qui structure notre ordre social : l'inceste. Ce sujet nous impose de veiller à ce que l'émotion ne prenne pas le pas sur la raison.
L'inceste, c'est-à-dire le rapport sexuel entre deux personnes parentes à un degré où le mariage est interdit, ne constitue pas une infraction spécifique.
Si la relation entre deux personnes ayant dépassé l'âge de la majorité sexuelle, fixé à quinze ans, est librement consentie, elle ne tombe pas sous le coup de la loi. En revanche, dès lors que la relation incestueuse est imposée par la contrainte ou la violence, elle est d'ores et déjà sévèrement sanctionnée.
Considéré par le droit pénal comme une circonstance aggravante, l'inceste représente même l'élément constitutif de l'infraction pour les atteintes sexuelles. Les peines varient selon la nature de l'infraction et selon que la victime a atteint ou non l'âge de la majorité sexuelle.
Notre droit pénal tient donc bien compte du lien de famille pour sanctionner plus sévèrement les agressions sexuelles et pour définir certaines infractions sexuelles. S'il ignore la qualification d'inceste, tout comme d'ailleurs le droit civil qui le connaît exclusivement par les empêchements à mariage, il le sanctionne en revanche spécifiquement.
Le texte adopté par la commission ne prévoit ni peines supplémentaires ni aggravation des sanctions. Il propose d'inscrire, symboliquement, l'inceste dans le code pénal, et ce faisant il l'identifie et l'isole comme tel dans notre droit. Quel sera l'apport d'une telle disposition pour les victimes de viol, d'agression sexuelle ou d'atteinte sexuelle à caractère incestueux ? Il importe de se poser cette question – sauf si, bien sûr, mus par l'indignation et une révolte légitimes, nous ne cherchons qu'à afficher notre répugnance instinctive à l'égard de l'inceste, ce qui, vous en conviendrez, n'est pas une raison suffisante pour légiférer,
Les viols, les agressions ou atteintes sexuelles demeurent les mêmes infractions ; seule leur qualification change. Dès lors que l'une ou l'autre de ces infractions est commise sur la personne d'un mineur par un ascendant, un oncle ou une tante, un frère ou une soeur, une nièce ou un neveu, ou enfin par le conjoint, le concubin ou le partenaire de PACS de l'une de ces personnes, elle recevra la qualification d'inceste. Qu'y gagnerons-nous ? À entendre notre rapporteure, pour les victimes, comme pour les juges, il serait essentiel de pouvoir nommer les actes subis. Qui plus est, l'inscription de l'inceste dans le code pénal permettrait de quantifier précisément un phénomène dont l'ampleur demeure largement méconnue.
Si le souci des statistiques ne peut justifier à lui seul de légiférer sur un tel sujet, j'entends l'argument selon lequel il est important pour les victimes de pouvoir nommer l'acte subi. Mais n'est-il pas déjà nommé, dans les prétoires comme dans les médias ? Le mot a été prononcé dans le cadre de l'affaire d'Outreau, même s'il n'a pas pu constituer une qualification juridique.
Pour autant, à vouloir qualifier l'inceste et donc à en donner une définition, ne va-t-on pas générer des inégalités de traitement, par exemple entre membres d'une même famille ou entre mineurs victimes ? Dans le cas, sans doute pas isolé, d'un père agressant sexuellement ses deux filles, l'une âgée de dix-sept ans et l'autre de dix-neuf, l'agression sexuelle sera qualifiée d'inceste pour la cadette, et non pour l'aînée. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.) Ainsi, le texte ajoutera un traumatisme à un autre. Certes, le dit est important ; reste qu'à vouloir trop strictement le définir, on risque d'engendrer des absurdités dommageables pour les victimes.
Réfléchissons au cas d'une mineure victime de l'entraîneur sportif qui la « coache » depuis son plus jeune âge, d'un ami de toujours de la famille, d'un cousin, du curé, du parrain, c'est-à-dire de personnes investies de la confiance et souvent de l'affection de l'enfant. Aux yeux du droit, elle sera simplement – si l'on peut dire – victime d'une agression sexuelle. C'est ce à quoi conduira une distinction introduisant une hiérarchisation entre les infractions d'inceste, de viol ou d'agression sexuelle sur mineurs, alors que, selon les circonstances et les personnalités, dans bien des cas, les conséquences psychologiques pourront être aussi dramatiques que dans les cas qualifiés d'incestueux.
Voilà qui devrait fonder chez chacun d'entre nous l'intime conviction, partagée d'ailleurs par de nombreux professionnels, que le crime d'inceste n'est pas seulement un abus sexuel commis par une personne de la famille. Le mot devrait aussi désigner l'ensemble des agressions sexuelles perpétrées sur un enfant par des adultes qui, sous quelque forme que ce soit, auraient autorité sur lui.
La limitation du crime d'inceste à la famille ignore, en effet, l'état de complète dépendance de l'enfant par rapport aux proximités affectives que ses propres parents ont créées autour de lui et dont ils ont façonné les frontières. Ajoutons qu'elle dédouane trop facilement la société de sa responsabilité, car il n'échappe à personne que l'éducation est largement contrôlée par les agents sociaux.
Enfin, toute définition de l'inceste suscite nécessairement des critiques. Ainsi, pourquoi avoir omis les cousins dans la liste des personnes pouvant commettre cet acte ? L'inceste est étudié par les médecins, les anthropologues, les psychologues, les historiens, les ethnologues, les sociologues, les psychanalystes, chacun possédant un point de vue spécifique. Il est donc pour le moins imprudent d'en proposer en quelques mots, forcément réducteurs, une définition juridique. Rien n'est simple dans ce domaine où l'homme, en l'occurrence le législateur, doit admettre ses limites. Finalement, il est permis de se demander si nos codes civil et pénal n'ont pas eu raison de ne pas mentionner l'inceste.
Je conserve en revanche la ferme conviction que les agressions sexuelles sur mineurs sont dramatiques et leurs conséquences souvent irrémédiables. C'est pourquoi il faut non seulement les sanctionner, mais aussi et surtout les prévenir et quand, hélas ! elles se sont produites, et prendre en charge les pathologies qu'elles ont générées. La proposition de loi nourrissait cette ambition légitime. Malheureusement, après le passage en commission et une fois tombé le couperet de l'article 40, ses dispositions se voient réduites à la portion congrue.
Comment ne pas s'interroger sur ce qui apparaît comme de pieuses déclarations d'intention, quand s'étiolent les moyens humains et financiers mis à la disposition de la justice et des professions médicales, scolaires et sociales, qui, de surcroît, se voient refuser les postes nécessaires à l'application des lois existantes ?
Ce texte n'apporte rien de bien convaincant dans la lutte contre l'inceste. Plus grave, comme le souligne fort justement l'association « La voix de l'enfant », il risque de n'engendrer que de faux espoirs pour les victimes, de la confusion pour les professionnels et, pire encore, des inégalités dans le traitement des mineurs abusés.
Finalement, il s'inscrit dans la pratique désormais éprouvée qui consiste à faire croire que les problèmes de notre société peuvent se régler à coup de lois nouvelles, comme si elles étaient capables de les résoudre à elles seules. En fait, elles ne visent qu'à dédouaner l'État de ses responsabilités et à nous persuader qu'elles suffiront à pallier ses carences.
La seule avancée qu'offre ce texte est le nouvel article 222-22-1, qui délivre une définition plus claire de la contrainte exercée sur un mineur, qu'elle vise ou non des relations incestueuses. Mais, parce que nous ne voulons créer aucune illusion, nous nous abstiendrons sur l'ensemble de cette proposition de loi. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)