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Intervention de Philippe Armand Martin

Réunion du 6 mars 2012 à 17h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Armand Martin, co-rapporteur :

Je vous transmets les regrets de notre collègue Jérôme Lambert de n'avoir pas pu être parmi nous aujourd'hui pour présenter avec moi cette communication.

Parler de protection des secteurs stratégiques au sein de l'Union européenne comporte deux dimensions inégalement traitées par l'Union : la première a trait à la sécurité publique, motif traditionnel de dérogation aux règles de l'Union, la seconde se rattache à un concept plus vaste qui implique que l'Union européenne garde la maîtrise de son économie, au sein d'une économie mondialisée, ce qui est largement en contradiction avec les principes de libre circulation des capitaux et de concurrence non faussée, principes du marché unique.

Or deux commissaires européens, MM. Michel Barnier et Antonio Tajani ont innové par rapport aux positions traditionnelles de l'Union Européenne sur la liberté de mouvement des capitaux en évoquant la nécessité pour l'Europe de garder la maîtrise de ses secteurs industriels essentiels. Cette annonce date de février 2011 ; il est important qu'elle ne reste pas lettre morte. Si les États-Unis et la Chine se sont dotés de législations protectrices, car ce sont des États-nations, l'Europe raisonne le plus souvent encore comme si elle n'était qu'un marché.

La protection de certains intérêts jugés « stratégiques » dans un monde économique ouvert nourrit en effet un débat récurrent au sein de l'Union européenne, sur fond d'inquiétude économique liée à la montée en puissance des pays asiatiques, à propos desquels l'opinion publique européenne a le sentiment qu'ils ne jouent pas loyalement les règles du jeu appliquées par les pays occidentaux.

Les questions des investissements étrangers ne se réduit pas aux caricatures et aux discours simplificateurs que nous pouvons entendre ici ou là, car les entreprises européennes investissent également fortement à l'étranger. Par exemple, les entreprises françaises ont investi en 2010 trois fois plus à l'étranger (63,5 milliards d'euros) que les entreprises étrangères en France (25,6 milliards d'euros). Il n'est donc pas question de revenir au contrôle des capitaux mais d'identifier des secteurs où une vigilance accrue est nécessaire.

Pour le droit français, les relations financières entre la France et l'étranger sont libres, conformément à l'article L151-1 du code monétaire et financier. Toutefois, conformément aux dispositions de l'article L.151-3 du code précité, sont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l'économie, les investissements en France qui participent à l'exercice de l'autorité publique ou relèvent des activités de nature à porter atteinte à l'ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ou des activités de recherche, de production ou de commercialisation d'armes, de munitions, de poudres et substances explosives.

Nous voyons d'emblée les limites de cette définition qui repose sur une définition étroite de la notion d'ordre public. Elle présente l'avantage d'être parfaitement conforme aux engagements internationaux de la France, et de convenir à la Commission européenne, qui avait fait annuler en 2000 par la Cour de justice de l'Union européenne la précédente législation, mais elle a un revers : les entreprises les plus stratégiques aujourd'hui peuvent être, non celles qui fabriquent de la poudre, mais plutôt celles qui conçoivent des logiciels, ou encore les entreprises énergétiques, pourtant exclues de cette liste.

Comme le note dans sons étude le Centre d'analyse stratégique, au cours de la période récente, plusieurs rapports officiels français ont souligné que les entreprises nationales et européennes sont confrontées à des concurrents issus de pays dans lesquels intérêts économiques et politiques sont étroitement liés : États-Unis mais aussi Russie, Chine, etc. La montée en puissance des « fonds souverain » des pays émergents a par ailleurs alimenté le débat sur d'éventuelles prises de contrôles d'actifs stratégiques non souhaitées. Ces rapports ont invité les autorités nationales et communautaires à se doter d'outils de protection adaptés à cette nouvelle donne mondiale.

La notion de contrôle doit aujourd'hui s'entendre au sens de maîtrise, qui correspond à une définition qui ne se laisse pas réduire à des considérations de seuil de détention de capital, mais inclut l'ensemble des centres de décision et de recherche. Dans cette perspective nous avons eu l'occasion d'auditionner la Présidente pour l'Europe d'un grand groupe américain qui ne se contente pas d'une logique financière mais développe depuis la France des produits et des centres de recherche, ce qui permet d'analyser la nationalité de ce groupe en ne prenant pas en compte le seul critère de la détention du capital. Il s'agit de General Electric qui est l'associé de SAFRAN par exemple dans le développement des moteurs CFM 56 qui sont essentiels pour notre industrie aéronautique.

Le droit communautaire est intrinsèquement favorable à la libre circulation des capitaux, dont le principe est proclamé par l'article 63 du TFUE. C'est une base essentielle du marché commun, devenu unique. Même si ce principe est assorti de certaines exceptions, il inspire largement l'action des autorités communautaires et la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) et a parfois fait obstacle à la volonté des États membres de protéger certains intérêts ou secteurs jugés « stratégiques ».

La politique menée par la Commission européenne s'agissant de la concurrence et des aides d'État vient régulièrement compliquer cette question et peut conduire des entreprises à être rachetées par des intérêts non communautaires. Par exemple, lorsque, à l'occasion de la privatisation de sociétés, la Commission a interdit l'attribution aux États de Golden share - actions préférentielles ou l'instauration de régimes d'autorisation des investissements étrangers.

Une « réserve d'intérêt général » est clairement accordée au secteur de la défense par le Traité de Lisbonne : par exemple, en vertu de cette exception, l'action spécifique détenue par l'État français dans le capital de l'entreprise Thalès est par exemple autorisée. La Cour de justice s'est aussi appuyée sur la présence de « motifs impérieux d'intérêt général » pour valider la présence d'une action spécifique de l'État belge dans le capital de la « Société nationale de transports par canalisation » (SNTC), notamment chargée de la distribution énergétique.

Il est clair que les notions d'intérêt général et de sécurité publique peuvent faire l'objet d'une interprétation extensive, que les États membres peuvent avoir la tentation d'utiliser à des fins protectrices. Les autorités communautaires s'efforcent donc de mieux les définir. Le problème essentiel auquel nous nous heurtons est que la conception communautaire de la sécurité nationale est extrêmement limitée : la Cour de justice a ainsi été amenée à prononcer dix arrêts sur le sujet depuis l'an 2000. La Commission européenne a également engagé un dialogue avec les États ayant adopté des régimes d'autorisation préalable des investissements étrangers, et conserve la possibilité de déférer ces régimes devant la Cour de Justice.

L'ensemble de ces interventions forme une doctrine confirmant que des mesures de protection des intérêts stratégiques peuvent être compatibles avec le droit communautaire, à la stricte condition que celles-ci soient motivées par un intérêt légitime et qu'elles soient dûment proportionnées.

Le droit communautaire prévoit des exceptions au principe de la liberté de circulation interne et externe des capitaux, qui permettent aux États membres de protéger les intérêts qu'ils jugent « stratégiques» pour des raisons d'intérêt général. Lorsque les enjeux de défense nationale sont clairement concernés, il n'y a guère de problème pour appliquer cette législation mais les intérêts stratégiques de l'Union européenne ne se limite pas à la sécurité au sens étroit de ce terme.

Comme le note le Conseil d'analyse stratégique, l'absence de réglementation communautaire présente des inconvénients pour l'Union européenne et ses États membres :

- elle peut conduire à une certaine fragmentation du marché intérieur, surtout si les mesures protectrices adoptées par les États ne distinguent pas clairement les capitaux selon qu'ils proviennent d'un pays de l'Union européenne ou d'un pays tiers ;

- elle est génératrice d'incertitudes juridiques pour les États membres et suscite des tensions politiques récurrentes entre ces derniers et avec les autorités communautaires ;

- elle semble enfin affaiblir l'Union européenne en tant que puissance économique globale dès lors qu'elle ne dispose pas d'un dispositif de protection de ses intérêts stratégiques comparable à ceux de ses principaux partenaires (États-Unis , Chine, Russie, etc.). Mais, nous devons être conscients qu'à ce niveau, il existe une très forte différence de sensibilité entre les grands pays de l'Union européenne et les autres.

La principale difficulté est politique : nous sentons bien que la Commission européenne souhaite encadrer étroitement le pouvoir des États de s'opposer à des rachats d'entreprise par des intérêts non communautaires et, de leur côté, les grands États de l'Union européenne souhaitent garder un maximum de liberté d'appréciation, d'autant que la défense nationale et la sécurité sont des compétences nationales essentielles. En outre nous sentons bien à ce niveau que la crainte des institutions européennes que la légalisation de mesures « protectionnistes » aille à l'encontre de la construction européenne. Le projet originel la CECA reposait, ne l'oublions pas, sur la mise en commun des ressources stratégiques du charbon et de l'acier afin de rendre impossible la guerre.

Cette question se décline en deux sous questions : la sécurité publique, qui ne pose pas de difficultés de principe au sein de l'Union européenne et la notion plus vaste d'intérêt stratégique où nous retrouvons une palette de sensibilités différentes au sein de l'Union européenne.

Il n'existe pas de définition commune de la notion de « sécurité publique » par les États membres ou les principales organisations internationales concernées (OCDE, OMC).

La proposition d'une norme communautaire posant le principe de la protection d'intérêts stratégiques communs vis-à-vis de certains investissements étrangers, souhaitée par certains commissaires, se heurte encore semble-t-il à l'hostilité de la majorité du collège de la Commission européenne. Elle nécessiterait un consensus sur l'identification des secteurs considérés « stratégiques », encore difficile à établir en dehors de secteurs comme la défense ou l'énergie.

Lorsqu'elle suggère de confier l'application d'une telle norme à une autorité politique européenne, cette proposition se heurte de plus à la difficulté d'identifier l'organe pleinement légitime sur le sujet – Conseil ou Commission européenne ? Comme le souligne le rapport Cohen-Tanugi, il serait sans doute nécessaire de prévoir un dispositif qui n'échappe pas complètement aux États membres : « Dans la rare hypothèse où une décision d'autorisation, conditionnelle ou non, susciterait l'opposition d'un État membre directement concerné, on peut penser qu'un droit de veto rigoureusement encadré serait, en dernier ressort, préférable au vide juridique actuel ».

La protection des intérêts stratégiques de l'Union européenne reste insuffisante vis-à-vis des pays tiers.

Il conviendrait de placer la Commission européenne devant ces responsabilités en lui demandant d'établir une liste de secteurs essentiels à la sécurité de l'Union européenne et pour lesquels des mesures de sauvegarde sont impératives. Nous tenons à souligner, par exemple, que les intérêts de la défense nationale exigent le maintien sur le territoire français d'aciéries ou d'usines d'aluminium.

Ce travail de réflexion en amont permettrait à l'Union européenne de participer de manière très utile à la croissance économique en Europe. En créant pourquoi pas un fonds stratégique de l'Union européenne, à l'instar du FIS français.

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