Je vous remercie de m'accueillir et je constate une nouvelle fois que mes anciens élèves me servent de stock options, dont le volume augmente au fur et à mesure que j'avance en âge. Mais, contrairement aux actions, leur valeur ne baisse pas ! Et ce constat me donne raison d'avoir toujours conservé une activité universitaire, quitte à renoncer à certains postes.
Concernant le développement durable, j'insisterai sur quelques points qui, sans être originaux, n'en sont pas moins importants.
Premièrement, le terme de développement durable doit être compris dans son acception la plus large car il ne se réduit pas à sa seule dimension environnementale. Il y a quelques années, j'ai dirigé un rapport consacré à la division par quatre des émissions de gaz à effet de serre à l'horizon 2050, ce qui m'a à la fois révélé l'importance du changement climatique et la nécessité de ne pas s'en tenir là. D'autres dimensions doivent être envisagées, qui concernent la qualité de la gouvernance aussi bien microéconomique (corporate governance) que macroéconomique, laquelle doit s'attacher au principe de soutenabilité. Le développement durable oblige à penser et à agir à long terme.
La soutenabilité ne vaut pas que pour les finances publiques ; elle englobe la croissance et le modèle social. La définition originelle qu'en donnait le rapport Brundtland faisait référence à une responsabilité intergénérationnelle, chaque génération devant s'efforcer de laisser à la suivante une planète au moins aussi bien que celui dans lequel elle l'avait trouvée. La solidarité inhérente au concept s'étend aussi aux entreprises, avec sa déclinaison en responsabilité sociale des entreprises. Il s'agit de mettre en oeuvre non seulement des normes environnementales mais aussi des règles sociales. En bref, la lutte contre le changement climatique n'épuise pas la notion de développement durable.
Deuxièmement, la rareté des ressources doit être prise en compte. Il est très difficile, aux économistes comme aux autres, de prévoir l'évolution du cours des matières premières industrielles et agricoles. Cela étant, pour des raisons démographiques notamment, il semble que l'on soit entré dans un contexte de rareté, donc de cherté. L'énergie n'est pas seule concernée puisque les terres agricoles et l'eau sont devenues des enjeux primordiaux. Cette hausse prévisible des prix aura un impact sur la croissance et sur la redistribution – non seulement entre producteurs et consommateurs, mais aussi au sein de chaque pays. Je vous donne peut-être l'impression d'enfoncer une porte ouverte puisque la science économique se donne pour but d'étudier l'allocation de ressources rares, mais les économistes ont eu tendance à oublier ce fondement de l'économie politique pendant la période où le baril de pétrole était à 20 dollars, et quand certaines ressources comme l'eau paraissaient illimitées.
Troisièmement, la performance se mesure désormais à l'aune du développement durable. C'est à dessein que je n'ai pas parlé de rentabilité financière car elle ne suffit pas. Deux axes de réflexion au moins doivent être suivis.
Au plan macroéconomique, il faut donner des suites concrètes au rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi qui a exploré la notion de soutenabilité. Le CAE y a travaillé en lien étroit avec son alter ego allemand, le Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung ou « Conseil des sages ». Le rapport commun publié en décembre 2010, qui s'intitule Évaluer la performance économique, le bien-être et la soutenabilité, a cherché à transformer le quantitatif en qualitatif. Il a proposé, pour dépasser la notion de PIB, vingt-cinq indicateurs macroéconomiques classés en trois catégories : le bien-être matériel mesuré par le PIB par tête ou encore le taux d'emploi ; la qualité de vie ; et la soutenabilité au sens large appréhendée notamment par le biais du niveau des émissions de gaz à effet de serre, leur quantité par tête, la productivité des ressources naturelles – pour intégrer la rareté – ou la biodiversité mesurée par un indicateur d'abondance des oiseaux communs. Il ne me semble pas, étant donné le poids des contraintes de court terme y compris dans les relations franco-allemandes, que ce programme ait été jusqu'à présent suivi d'effet. En tout état de cause, le problème crucial consiste à passer du quantitatif au qualitatif.
Au plan microéconomique, tout le monde s'accorde, depuis au moins dix ans, sur le fait que les marchés devraient s'intéresser à autre chose qu'au rendement financier à six mois des entreprises. Jean Peyrelevade a écrit des articles dénonçant la dictature sans partage du return on equity ou « rendement des fonds propres », plaidant pour élargir le calcul de la rentabilité au-delà de la sphère financière, à la longue durée et aux champs économique et social. La rentabilité devrait intégrer les externalités, négatives comme la pollution ou positives comme la formation par les entreprises. La crise devrait favoriser cette transition, mais la gestation de ce nouveau monde à laquelle tout le monde aspire prend du temps. Les analystes financiers s'intéressent à peine plus qu'avant aux projets de R&D que leur présentent les chefs d'entreprise. Pourtant, le développement durable passera par là.
La remarque est valable pour la responsabilité sociale des entreprises. En France, la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) a imposé aux sociétés faisant appel public à l'épargne de fournir, outre le bilan, des renseignements d'ordre économique et social. Mais ils n'attirent guère l'attention des analystes ou des agences de notation. D'ailleurs, la notation des entreprises reste scindée entre notation financière réalisée à 90 ou 95 % par les trois grandes agences – Standard & Poor's, Moody's et Fitch – et notation non financière sous l'égide de Vigeo, d'Innovest…, des évaluateurs beaucoup plus petits et spécialisés dans une activité de niche. Ces nouvelles agences évaluent la qualité de la gouvernance microéconomique, le respect de normes sociales ou environnementales – comme le bilan CO2. Cette dichotomie n'est plus tenable : sous la pression des contraintes, il va falloir une synthèse des critères financiers et extra-financiers.
Quatrièmement, la politique de l'énergie est au coeur de la problématique du développement durable. En la matière, on sait ce qu'il faut faire mais on a du mal à le faire. Pour améliorer l'efficacité énergétique sans mobiliser beaucoup de financements, il faut à la fois faire des économies d'énergie et renforcer le bouquet énergétique.
Cinquièmement, la finance durable ne se réduit pas au financement du développement durable. Je vais faire de la publicité pour un livre dont j'ai fait rédigé la préface, La Finance durable, et qui a été publié par la revue Banque. La crise a conduit à renforcer les règles prudentielles – Bâle III et Solvabilité II. Ce n'est pas le régulateur que je suis, en ma qualité de membre du Collège de l'Autorité des marchés financiers, qui va contester la pertinence de l'augmentation des fonds propres des banques et de la meilleure surveillance des risques. Mais il ne faut pas s'épargner d'en mesurer les conséquences, pour tenter d'atténuer les effets négatifs. Le dispositif, dont la crise a anticipé l'entrée en vigueur partielle en Europe à la mi-2012 au lieu de 2019, instaure deux ratios de liquidité – l'un à court terme, l'autre à long terme – qui vont considérablement restreindre la capacité de « transformation » par les banques. Leur rôle de base consiste pourtant à financer des projets de long terme par des dépôts de court terme. Parallèlement, la norme Solvabilité II détournera les compagnies d'assurance des marchés d'actions.
Dans ce contexte nouveau, le problème central consistera à trouver des financements longs. Il n'existe pratiquement pas de fonds de pension en France, dans la mesure où leur rôle est assuré par l'assurance-vie. Cette dernière a un horizon de gestion d'une douzaine d'années, mais je ne suis pas sûr que cela suffise à financer des infrastructures de développement durable dont la durée d'exploitation dépasse largement cette durée. Il faut donc minimiser les dommages collatéraux de la nouvelle réglementation en développant des financements à long terme, en particulier dans les politiques décisives de l'eau et de l'énergie. Mais je n'ai pas de solution miracle. Du côté des PME, il faut réfléchir à la façon dont relancer le capital investissement (private equity) et en particulier le capital-risque, la phase amont du développement, et aider à l'augmentation des fonds propres. C'est, à mon avis, un sujet central en Europe.
Je répète depuis trois ans que la Banque européenne d'investissement (BEI), qui pourrait financer des infrastructures, est sous-utilisée. L'épargne abonde en Europe, et elle a eu tendance à augmenter avec la crise. Les ménages français épargnent en moyenne 17 % de leur revenu disponible, contre 16 % il y a deux ans. La montée du chômage encourage le comportement de précaution. Nous voici ramenés au débat crucial sur la conciliation entre réduction indispensable des déficits – on peut tout de même discuter du rythme – et initiatives de croissance.
Outre la création monétaire – je suis favorable à une BCE de plein exercice – à laquelle la Réserve fédérale américaine (Fed) recourt à plein en annonçant le maintien de son taux directeur à 0,25 % jusqu'en 2014, « marcher sur les deux jambes » suppose, non pas d'augmenter le taux d'épargne car la consommation contribue grandement à la croissance, mais de mieux utiliser l'épargne disponible en la dirigeant vers l'investissement durable et les PME de façon à financer le rebond de la croissance potentielle. C'est d'autant plus nécessaire que la crise a dû encore réduire cette croissance potentielle. Je refuse l'idée de vivre dans une zone où, sans action énergique, la croissance sera bloquée autour de 1 % ou 1,5 % en moyenne par an d'ici à 2020. Pour « marcher sur deux jambes », il faut une politique qui attire l'épargne des ménages vers des secteurs susceptibles d'améliorer notre croissance potentielle et, partant, de mordre sur le chômage, sans accroître les émissions de CO2.
La BEI emprunte aujourd'hui 65 milliards d'euros sur les marchés, mais elle pourrait lever le double sans difficulté et, au moins pendant quelque temps, sans faire monter les taux d'intérêt. Ce surplus permettrait d'aider les pays membres à financer la R&D, l'innovation, la croissance des PME, les infrastructures… L'avantage serait l'absence d'impact sur la dette et sur le déficit publics, ce qui serait de nature à rassurer nos partenaires allemands. Ensuite, comme la BEI recycle de l'épargne, elle ne créerait pas de monnaie et n'alimenterait pas l'inflation.
La stratégie Europe 2020 recycle celle de Lisbonne en la « verdissant ». Mais elle n'est pas plus crédible puisqu'il n'y a aucun financement derrière. L'Europe a été très mauvaise, voire nulle, sur l'agenda de Lisbonne qui traitait de vrais sujets. Nous risquons d'arriver, à cause de la même absence de moyens, au même résultat : perdre encore du terrain.
Quant à la situation de l'euro, je m'inquiète d'une « guerre des monnaies ». On aurait pu penser que la crise des dettes souveraines aurait au moins l'avantage de faire baisser l'euro. Or le taux de change avec le dollar continue d'osciller autour de 1,30. Sur la base de la parité des pouvoirs d'achat, le taux de change d'équilibre, c'est-à-dire celui qui égaliserait le prix d'un même panier de biens et de services ici et outre-Atlantique, s'établit à 1,10 ou 1,15. Autrement dit, après plus de deux ans de crise, l'euro reste surévalué de 15 à 20 %. Pourquoi ?
Tout d'abord, malgré les baisses récentes décidées par Mario Draghi, le taux directeur de la Réserve fédérale – 0,25 % – reste en dessous de celui de la BCE – 1 %. Et les taux longs des bons du Trésor américain sont à 2 % alors que ceux à dix ans atteignent 3 % en France. Sur l'ensemble de la courbe des taux, les États-Unis sont en dessous de l'Europe.
Ensuite, la Réserve fédérale intervient beaucoup plus sur les marchés. Il y a deux mois, la BCE détenait environ 3 % des dettes souveraines de la zone euro et la Réserve fédérale 17 % de la dette fédérale américaine. Son bilan a été multiplié par trois depuis trois ans, passant de 1 000 à 3 000 milliards de dollars ; celui de la BCE a augmenté, mais pas au même rythme. Ces chiffres traduisent l'abondance de l'offre de monnaie aux États-Unis, ce qui contribue à faire baisser le dollar.
Enfin, les Américains jouent la baisse de leur monnaie malgré les dénégations de Timothy Geithner, dont les déclarations répétées en faveur d'un dollar fort me laissent dubitatif. L'inflation a baissé aux États-Unis, si bien que l'inflation importée serait tout à fait supportable. L'avantage de compétitivité l'emporte donc sur le coût de renchérissement des importations, ce qui permet de jouer le rebond des exportations pour tirer la croissance. De son côté, la Chine se fait tirer l'oreille pour réévaluer le yuan : si le dollar baisse, la monnaie chinoise suivra. Les autres pays émergents qui dégagent des excédents extérieurs et des réserves de change importantes, comme le Brésil ou la Corée du sud, freinent l'appréciation logique de leur monnaie. Enfin, la Banque du Japon est intervenue pour endiguer la hausse du yen. Personne ne veut voir sa monnaie monter ! Il y a un an, j'avais exprimé ma crainte de voir l'euro servir de variable d'ajustement. Si cela persiste, la question de la politique de change de la BCE se posera assez vite.
Il ne faut pas confondre crise de la zone euro et crise de l'euro. La première est bien réelle, pas la seconde pour le moment. Si la crédibilité de l'euro était en cause, il ne vaudrait pas 1,30 dollar aujourd'hui. En outre, il représente 27 % des réserves de change des banques centrales dans le monde, contre 26 % il y a deux ans. La Banque de Chine a eu plutôt tendance à engranger des euros.