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Intervention de Pierre Gosnat

Réunion du 29 avril 2008 à 15h00
Archives du conseil constitutionnel archives — Exception d'irrecevabilité

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Gosnat :

Vous avez tort ! Je lis bien L'Indépendant, moi ! (Sourires.)

Pour autant, vous n'avez pas pu échapper à l'article de Vincent Duclert, professeur agrégé à l'École des hautes études en sciences sociales, publié dans Le Monde du 17 avril. Ce dernier fait part de la très vive inquiétude qui a saisi la communauté des historiens depuis l'adoption du texte par le Sénat. II parle même d'une « nuit des archives » en référence à « l'obscurité » qui « recouvrira l'État tenté de s'abstraire de sa mission de servir l'intérêt général et les libertés publiques ». Car c'est bien de cela qu'il s'agit : la place et le rôle des archives dans notre société, au regard des libertés individuelles et des enjeux démocratiques.

René Rémond disait que les archives étaient la « mémoire de l'État ». Elles sont aussi irrémédiablement liées à notre système politique. Les Archives nationales sont nées en même temps que notre démocratie, puisqu'elles ont été créées le 29 juillet 1789 par l'Assemblée constituante qui les considérait comme un outil de lutte contre l'Ancien Régime. Elles sont au coeur de la démocratie et représentent un garde-fou indispensable dans le rapport qu'entretient la société avec son histoire.

Le texte que nous a transmis le Sénat est donc très préoccupant. Il fait écho aux déclarations de Nicolas Sarkozy dénonçant de façon fallacieuse et stigmatisante un « culte de la repentance » qui caractériserait notre pays. Pour faire cesser ce qu'il nomme « cette mode exécrable », le plus simple était donc de fermer les sources de la critique, quitte à sacrifier quelque peu les libertés publiques et les droits fondamentaux.

C'est bien sur le plan des libertés publiques que cette motion d'exception d'irrecevabilité se justifie. Dans son rapport, Guy Braibant souligne que la loi de 1979 se fonde sur l'article 34 de notre Constitution, qui réserve à la loi le pouvoir de fixer « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ». L'accès aux archives dépend donc du domaine des libertés publiques. C'est un droit fondamental qui fait d'ailleurs écho à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui, dans son article XV, consacre le fait que « la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». Je vous rappelle que le Conseil constitutionnel, dans ses décisions des 16 juillet 1971 et 27 décembre 1973, a reconnu la constitutionnalité du préambule de la Constitution et, donc, de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Je l'affirme donc, ce texte représente une menace pour les libertés, pour trois raisons principales : l'incommunicabilité de certaines archives ; les délais de communicabilité relatifs aux régimes d'exception ; la menace de balkanisation et de privatisation des Archives nationales.

Nous soutenons le principe de libre communicabilité des archives publiques. C'est un progrès indéniable pour le public et une avancée majeure contenue dans ce texte. Cependant, ce principe, affirmé dans l'article 11, est contourné quelques alinéas plus loin, pour, au final, être totalement renié. Nous pourrions résumer l'esprit du projet de loi par le constat suivant : « Tout est ouvert, sauf ce qui est fermé. »

Madame la ministre, vous êtes en contradiction manifeste avec vos propres intentions d'ouverture. Il ne saurait exister en droit républicain des « archives incommunicables ». L'incommunicabilité est contraire aux recommandations du Conseil de l'Europe, qui précise que « toute restriction doit être limitée dans le temps ». Penser que la consultation des archives contribuera à diffuser les armes de destruction massive est assez irraisonné et trop lié à la conjoncture actuelle, dominée par la peur du terrorisme. Le principe d'incommunicabilité est donc inacceptable. Ceux qui souffrent ou qui meurent des essais nucléaires, à Mururoa par exemple, auront-ils le droit de savoir de quoi est fait leur mal ?

La question des délais de communication relatifs aux régimes d'exception est également contestable. Les amendements adoptés par le Sénat reviennent sur une avancée décisive. En appliquant, au nom de l'allongement de la durée de vie et de la protection de la vie privée, des délais moyens compris entre soixante-quinze et cent ans, les sénateurs ont dépouillé le projet de loi de son caractère positif.

En réalité, les réticences les plus fortes concernant l'abaissement des délais sont venues des notaires, qui, pour les minutes notariales, sont parvenus à convaincre les sénateurs UMP que, au délai de cinquante ans prévu par le Gouvernement, il fallait en substituer un de soixante-quinze ans. Ce délai s'est ensuite généralisé. L'allongement des délais isole la France des autres grandes nations démocratiques qui se sont engagées sur la voie d'une réduction des délais de divulgation.

Les nouvelles dispositions sénatoriales entravent significativement les recherches des historiens. Denis Peschanski, auteur de La France des camps, a d'ailleurs considéré que, « avec une telle loi, Benjamin Stora n'aurait pas pu réaliser ses travaux sur la guerre d'Algérie ». Il en va de même pour tous les historiens de la Seconde Guerre mondiale, de la France de Vichy et de la décolonisation. Ces restrictions font peser sur les chercheurs des suspicions indignes de notre pays et des enjeux que représente la recherche historique.

Celle-ci est particulièrement freinée dans notre pays et bon nombre d'historiens trouvent les sources sur l'histoire française dans d'autres pays. C'est à partir d'archives étrangères, américaines et allemandes, et par des chercheurs étrangers, que les premières études importantes sur les persécutions antisémites et la participation de Vichy au génocide ont été menées. Par exemple, il a fallu attendre les travaux de l'américain Robert Paxton pour reconnaître l'ampleur de la collaboration du régime de Vichy avec l'Allemagne hitlérienne.

Ce constat vaut aussi pour les études sur les crimes politiques en France. Qu'on songe à l'affaire Ben Barka, encore en cours d'instruction, et l'on verra combien les familles et les historiens ont de difficultés à accéder à des documents concernant ces événements. Par exemple, les documents relatifs à l'affaire Henri Curiel – dont on commémorera dimanche prochain l'anniversaire de l'assassinat rue Rollin – sont très difficilement accessibles. Et les dispositions du texte relatives à la sécurité des personnes laissent présager des difficultés croissantes pour quiconque voudra connaître un jour la vérité sur ces événements.

Enfin, ce texte officialise le recours à des entreprises privées pour la gestion des archives courantes et intermédiaires. Loin de revenir sur la « balkanisation » constatée par Guy Braibant dans son rapport de 1996, le projet de loi dessaisit un peu plus la Direction des archives de France, la DAF, et les services publics d'archives de leurs prérogatives. Le pré-archivage est ainsi abandonné par la DAF. Chaque administration doit gérer ses archives courantes et intermédiaires. Pis, la communication et la conservation des archives définitives peuvent être confiées à ces mêmes administrations. En outre, la multiplication des centres d'archivage ne simplifiera pas la tâche du chercheur. Ces nouvelles dispositions n'offrent en rien les garanties de neutralité et de cohérence nationale indispensables.

Ces archives pourront de plus être stockées, inventoriées et communiquées par des entreprises privées. C'est en soi une attaque à peine voilée contre le service public d'archive. Qui peut croire, au vu de la réduction annoncée des moyens dans la fonction publique, que ces archives reviendront un jour dans le secteur public ?

Vous prétendez, madame la ministre, que vous souhaitez encadrer une pratique déjà existante. C'est en quelque sorte un aveu : vous voulez bouleverser le statut des Archives nationales et les moyens qui lui sont dédiés. Pourtant l'engagement financier de l'État est un enjeu majeur, tout autant que la restructuration économique et politique de cette administration. En effet, l'annonce d'une fusion de la direction des Archives de France au sein d'une grande direction du patrimoine réunissant les anciennes directions du patrimoine, des musées de France, du livre et de la lecture, fait planer la menace d'une perte de moyens pour les Archives nationales.

Cette initiative représente un recul extrêmement grave, recul qui ne saurait être comblé sans un investissement constant et réaffirmé de l'État notamment en moyens humains. En effet, le principe de libre communicabilité des archives va certainement provoquer un regain d'affluence dans les centres d'archives et il faudra bien répondre à cette demande par une politique d'emploi sérieuse et adéquate.

Ce texte représente une réelle entrave aux libertés publiques et un obstacle supplémentaire à la recherche historique, Je vous appelle donc, mes chers collègues, à voter l'exception d'irrecevabilité, sur laquelle je demande, monsieur le président, un scrutin public. (Applaudissements sur les bancs du groupe de la Gauche démocrate et républicaine et du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche.)

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