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Intervention de Franck Zobel

Réunion du 19 janvier 2011 à 16h15
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

Franck Zobel, rédacteur scientifique et analyste des politiques en matière de drogue à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, OEDT :

L'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies collecte des données auprès de trente pays : les vingt-sept États membres de l'Union européenne, deux États candidats, la Croatie et la Turquie, et la Norvège.

Les thèmes couverts par notre observatoire sont au nombre de quatre : la consommation de drogues et ses conséquences, le marché des stupéfiants, les interventions visant à réduire la consommation de drogues et ses conséquences et, enfin, les législations, les stratégies et les dépenses publiques des États européens en ce domaine.

Depuis trente ans, au coeur de la problématique des drogues en Europe – au moins en termes de santé publique, la situation étant peut-être un peu différente en termes de sécurité publique et de criminalité organisée – figure la consommation d'opiacés, en particulier d'héroïne.

En Europe, la grande majorité des entrées en traitement et des décès due à la drogue est liée à l'héroïne. On estime à environ 1,35 million le nombre d'usagers problématiques d'opiacés, soit un adulte sur deux cent cinquante. La dépendance à l'alcool concerne, quant à elle, une personne sur trente.

Les problèmes liés à l'héroïne ont très sévèrement augmenté en Europe durant les années 1980 et 1990, avant de se stabiliser puis de diminuer vers la fin des années 1990. En revanche, depuis 2003 et 2004, on observe, de façon presque choquante, une inversion de tendance, la consommation cessant de diminuer avant de repartir à la hausse, alors que l'offre de traitements a été massivement accrue et les risques réduits.

Trois facteurs d'explication semblent se conjuguer.

D'abord, après avoir été exécrable pendant une dizaine d'années, l'image de l'héroïne auprès de certaines populations de jeunes semble être devenue relativement positive.

Ensuite, il faut tenir compte du vieillissement des consommateurs d'héroïne. Entre un quart et la moitié d'entre eux sont aujourd'hui âgés de quarante ans et plus, avec des « carrières » de consommation d'au moins vingt ans. S'ils ont survécu aux pires années de la consommation d'héroïne et de la diffusion du sida, leur état de santé est souvent celui d'une personne non consommatrice âgée de vingt ans de plus. Ce vieillissement des consommateurs se constate aussi à travers l'âge des personnes qui meurent par surdose en Europe, notamment en France.

Le troisième facteur d'explication est le développement de la polyconsommation. Depuis une dizaine d'années, la diffusion de la cocaïne en Europe a beaucoup augmenté. Les trafiquants sud-américains se sont davantage intéressés à notre continent ; ils ont ouvert de nouvelles routes, notamment via l'Afrique de l'Ouest. Le volume des saisies de cocaïne en Europe fluctue ces dernières années entre 60 et 120 tonnes, ce qui est considérable par rapport à celui d'il y a vingt ans. Cette disponibilité accrue de la cocaïne a eu un effet chez les consommateurs problématiques d'héroïne. En effet, ceux-ci la consomment désormais en sus de l'héroïne, de l'alcool et de médicaments comme les benzodiazépines. Or, les mélanges d'alcool et de cocaïne, ou encore d'héroïne et de cocaïne sont extrêmement dangereux.

La consommation de cocaïne a aussi augmenté de façon générale dans d'autres milieux, comme certains milieux dits « festifs ». Cette vague a cependant surtout touché des pays comme l'Espagne, le Royaume-Uni, l'Irlande, l'Italie et le Danemark. Ailleurs en Europe, y compris en France, la hausse de la consommation, pour être réelle, est moins marquée.

La polyconsommation m'amène aussi a évoquer un phénomène nouveau, qui se développe depuis trois ou quatre ans : la diffusion de substances, naturelles ou synthétiques, proposées aux consommateurs comme des alternatives licites (« legal highs ») aux drogues illicites. Il s'agit par exemple de la méphédrone – un cathinone de synthèse – en remplacement de l'ecstasy ou de la cocaïne –, ainsi que de mélanges d'herbes exotiques auxquelles ont été ajoutés des cannabinoïdes de synthèse – en remplacement du cannabis.

Ce nouveau marché, très dynamique, s'est développé essentiellement sur internet. Nous avons recensé cette année cent soixante-dix commerces en ligne vendant ce type de substances. Les États peinent à suivre la rapidité de ce développement. Par ailleurs, les commerces s'adaptent rapidement aux mesures d'interdiction : chaque fois qu'une substance est interdite, ils en proposent de nouvelles en remplacement. Ce changement incessant de nom et de type des produits rend aussi très difficile la mesure de l'ampleur de la consommation de ces substances.

Le cannabis, enfin, est la substance illicite la plus consommée en Europe. Un quart des Européens environ en a consommé. Un jeune adulte sur huit en a consommé pendant l'année passée. La consommation de cannabis a fortement augmenté durant les années 1990, et l'on estime aujourd'hui que 4 millions d'Européens environ, soit 1 % de la population adulte, en consomment tous les jours. L'estimation pour la France est de 500 000 usagers quotidiens. Cette population présente des risques importants de troubles somatiques, psychosomatiques et sociaux.

La production indigène de cannabis en Europe s'est aussi beaucoup développée ; tous les États européens mentionnent aujourd'hui l'existence de plantations sur leur territoire.

Depuis 2003, tendanciellement, la consommation de cannabis en général – celle des adultes comme celle des jeunes scolarisés – a diminué en Europe. Si ce phénomène peut être rattaché au développement des mesures antitabagiques, une diminution de l'intérêt pour le cannabis a aussi pu être observée aux États-Unis et en Australie, avant même la diminution de la consommation en Europe. Toutefois, il faut rester attentif : les dernières données provenant des États-Unis indiquent un regain de la consommation de cette substance.

Au sein des institutions européennes, un consensus s'est établi sur l'absence de solution simple aux problèmes posés par la toxicomanie, et s'est exprimé le souhait d'une approche globale et intégrée, combinant à la fois réduction de l'offre – autrement dit lutte contre le trafic de drogue – et réduction de la demande – autrement dit prévention et prise en charge des difficultés dues à la drogue. L'observation de la législation et de son application fait apparaître une progressive convergence autour de la distinction entre le trafiquant de drogue, considéré comme un criminel méritant une peine de prison, et le consommateur, qu'il s'agit d'aider plutôt que de punir. Dans les faits, il semble que la grande majorité des usagers de drogues interpellés en Europe – essentiellement des consommateurs de cannabis – soient sanctionnés par un avertissement ou une amende, voire que les poursuites à leur encontre soient abandonnées. Il existe néanmoins des cas où des peines de prison sont infligées. Quant aux alternatives permettant de substituer un traitement à une peine de prison, si nous savons qu'elles existent dans la plupart des pays, nous ne connaissons ni leur nombre ni leur efficacité, très peu de données étant disponibles.

Nous n'avons également que très peu de données fiables et comparables en matière de réduction de l'offre – bref, sur le travail de la police, de la justice et des douanes. L'OEDT s'est engagé, avec la Commission européenne et Europol, à développer un nouvel ensemble d'indicateurs dans ce domaine.

Les données disponibles en matière de réduction de la demande sont plus nombreuses. Nous savons qu'en Europe, plus d'un million de personnes ont accès à un traitement lié à la toxicomanie. L'augmentation massive de cet effectif au fil des années 1990 et 2000 est due à la diversification des méthodes de soins et la multiplication des traitements ambulatoires.

La catégorie de traitement qui a connu la hausse la plus spectaculaire est celle de la substitution aux opiacés. Environ 670 000 personnes en Europe reçoivent ce type de traitement chaque année, soit sept fois plus qu'au début des années 1990. De 70 % à 75 % de ces traitements recourent à la méthadone et de 20 % à 25 %, pour la quasi-totalité en France, à la buprénorphine haut dosage. La morphine, la codéine et l'héroïne sont également prescrites en Europe, mais en très petites quantités, pour quelques centaines ou quelques milliers d'usagers.

Les autres types de traitement, destinés notamment aux usagers de cannabis ou de cocaïne, ont eux aussi connu une croissance rapide. Il s'agit avant tout de traitements ambulatoires combinés à une approche psychosociale. En effet, au contraire de la méthadone et de la buprénorphine haut dosage pour le traitement de la dépendance à l'héroïne, aucune molécule spécifique n'a montré d'efficacité pour le cannabis et la cocaïne.

Il est difficile de mesurer avec précision l'offre européenne de prévention. On peut toutefois en tracer les grandes lignes. Malgré les doutes qui pèsent sur leur efficacité, les interventions ponctuelles visant à informer les jeunes sur les dangers des drogues restent très largement majoritaires. En revanche, les programmes qui ont montré leur capacité à réduire la consommation de drogue – principalement des interventions structurées visant à améliorer les compétences sociales et à modifier certaines perceptions chez les jeunes – sont encore très rares.

La prévention sélective est également peu développée. Au lieu de s'adresser à l'ensemble des jeunes, y compris à ceux qui n'ont pas du tout l'intention de consommer des drogues, elle vise des populations à risque – jeunes en situation d'échec scolaire, jeunes délinquants, habitants de quartiers défavorisés –, chez qui la prévalence de la consommation de drogue est plus élevée. Quelques programmes néanmoins, conduits dans le domaine de la justice, se diffusent progressivement à l'échelle européenne.

Au bout du compte, les mesures phares mises en place en Europe au profit de la réduction des risques sont les traitements de substitution, déjà évoqués, et les programmes d'échange de seringues. Entre 40 et 100 millions de seringues stériles seraient échangées ou distribuées chaque année en Europe, soit en moyenne 80 seringues stériles par an et par injecteur.

Parmi les autres mesures, on peut citer la mise à disposition d'informations pour prévenir les infections ou les surdoses. Par ailleurs, depuis peu, un nombre restreint de pays teste la distribution de naloxone – un antagoniste qui permet d'interrompre l'action de la morphine – aux usagers de drogues et à leurs proches afin de leur permettre d'intervenir en cas de surdose.

Quatre pays de l'Union européenne – Allemagne, Pays-Bas, Luxembourg et Espagne – ainsi que la Norvège et la Suisse ont aussi accepté la mise en place de locaux de consommation supervisés. Un peu moins de quatre-vingt-dix de ces structures ont été ouvertes en Europe dans environ soixante villes. Leur objectif est en général double : réduire non seulement les risques liés à l'injection de drogues, mais aussi les nuisances publiques, notamment la consommation de drogues dans certaines rues ou certains quartiers.

Enfin, différentes études ont montré que la population carcérale affichait souvent une prévalence élevée de consommation de drogues, avant, mais aussi parfois durant l'incarcération. Alors même que le milieu carcéral peut constituer une bonne opportunité de prise en charge des problèmes de drogue, l'accessibilité des services de traitement et de réduction des risques y est souvent faible. En outre, le taux de mortalité des consommateurs de drogues à la sortie de la prison est extrêmement élevé ; l'une des raisons en est le manque de suivi thérapeutique immédiat après la fin de l'incarcération. Il est donc possible dans ce domaine d'améliorer les réponses aux problèmes de toxicomanie. Des efforts sont en cours à l'échelle européenne.

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