Les rapports récents de la Cour des comptes, de l'institut COE-Rexecode et du ministère de l'industrie convergent tous : depuis une dizaine d'années, l'économie française a reculé au regard de l'ensemble des indicateurs de compétitivité.
Même si le débat en France a tendance à se concentrer sur la parité monétaire, on voit bien qu'à l'intérieur de la zone euro, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas ou encore la Suède tirent remarquablement leur épingle du jeu au regard d'un pays comme la France. En 1999, la part des exportations de la France représentait 16,3 % des exportations des seize pays de la zone euro et celle des Pays-Bas 10,9 % ; en 2010, la France était à 13,1 % et les Pays-Bas à 12,4 %.
Les économies européennes, notamment celle de la France, ont pour principale difficulté l'adaptation à la mondialisation. Aborder celle-ci à travers les entreprises et les politiques publiques suppose de distinguer métiers régionaux et mondiaux. Cette grille de lecture est appliquée de façon systématique dans la stratégie du groupe Saint-Gobain, dont je suis administrateur.
Beaucoup de métiers industriels – la production de ciment, de verre ou de plâtre – sont des métiers régionaux. Une entreprise française qui veut vendre du ciment en Chine doit l'y fabriquer et, de même, une entreprise chinoise ne peut vendre du ciment en France qu'en l'y fabriquant, car les coûts de transport, en particulier, imposent ce modèle.
La logique des métiers mondiaux est exactement inverse : dans ces métiers, pour des raisons de coûts relatifs de transport ou de valeur des produits fabriqués, il est possible de fabriquer ailleurs que dans les pays de vente.
Cette distinction, pourtant appliquée par les groupes industriels, n'est pas assez prise en compte. Parmi les métiers régionaux, on ne compte que quelques métiers industriels, comme ceux qu'exerce Air Liquide, la plupart, comme l'hôtellerie et la restauration ou les soins à la personne, étant des métiers de services. Ces métiers régionaux ne sont pas soumis à des impératifs de compétitivité mondiale. Pour chaque mesure prise, le chef d'entreprise ou le décideur public doit se demander si celle-ci constitue bien une réponse adaptée aux problèmes de compétitivité existants, et si elle vise bien des métiers mondiaux et non pas seulement principalement des métiers régionaux.
Les mesures d'exonération de cotisations sociales sur les bas salaires constituent un exemple significatif. Elles ont été prises par trois gouvernements successifs, en 1995, 2000 et 2003, avec beaucoup de constance ; il est pour autant facile de remarquer que leur limitation aux rémunérations inférieures ou égales à 1,6 SMIC fait qu'elles profitent essentiellement, de fait, aux métiers régionaux.
La Cour des comptes a réalisé en 2008 un rapport sur les exonérations de charges sociales en faveur des métiers les moins qualifiés. Le taux apparent d'exonération, c'est-à-dire le montant des exonérations rapporté à la masse salariale, était de 2 % dans le secteur de l'automobile, de 2,8 % dans celui des équipements électriques, électroniques et informatiques, qui sont des métiers mondiaux, et de 9,8 % dans le secteur de la construction, de 7,8 % dans le commerce, de 13,6 % dans celui des cafés et hôtels-restaurants, tous des métiers régionaux.
Il me semble donc que cette distinction entre métiers mondiaux et régionaux devrait être toujours prise en considération, si l'on parle de compétitivité, d'autant qu'il est facile de savoir si une mesure s'appliquera à un métier mondial ou régional. Or, les efforts me semblent devoir être concentrés plutôt sur les métiers mondiaux que sur les métiers régionaux.
Le transport aérien est un métier de services mondial : il n'existe presque pas d'exemple où, pour aller d'un point à un autre du globe, le client n'ait pas le choix entre plusieurs offres de transport – au moins deux –, une compagnie française et une autre du pays desservi. Ce métier présente aussi la caractéristique d'être à très forte intensité capitalistique. Eu égard notamment au coût des avions, pour y rester, il faut pouvoir dégager, au profit de l'investissement, de 10 % à 15 % du chiffre d'affaires chaque année. Ce métier est également très intense en termes de coût de personnel : en Europe, par exemple, celui-ci représente entre 25 % et 30 % des coûts totaux des compagnies.
Le transport aérien avait, de plus, été soumis dans les années 1945 et 1946, à une régulation très spécifique de la part des Américains. Ces derniers ont créé des règles imposant, pour les échanges entre deux pays, des systèmes de droits de trafic, négociés non pas entre compagnies aériennes mais entre États, qui les octroient ensuite aux compagnies relevant de leur nationalité.
Le bilatéralisme, lié au principe de réciprocité qui présidait à ces échanges, protégeait très efficacement les compagnies nationales. Il a volé une première fois en éclats en 1993, lorsqu'un marché intra-européen absolument libre a permis la création des compagnies low cost en Europe. Il vit aujourd'hui ses dernières années. Notre métier sera bientôt régi par les règles habituelles des métiers de services : libertés d'établissement et d'accès au marché sans contraintes spécifiques.
Les compagnies aériennes européennes sont aujourd'hui les premières dans le monde par leurs chiffres d'affaires, leurs résultats sur les dix dernières années et leurs capacités à investir pour l'avenir. Cette position privilégiée s'explique par deux avantages qui vont malheureusement progressivement s'estomper.
Il s'agit, d'une part, d'une rente historique : créées dans les pays les plus développés, les compagnies aériennes européennes ont ouvert les liaisons. Ainsi, entre le Brésil et l'Europe, celles-ci assurent 80 % des liaisons contre 20 % seulement pour les brésiliennes. Mais les pays émergents souhaiteront évidemment assurer à leurs compagnies aériennes la moitié du trafic entre eux-mêmes et l'Europe.
Les compagnies européennes bénéficient, d'autre part, d'une rente de réputation en matière de service et de sécurité. Cette rente est elle aussi en train de disparaître.
Par ailleurs, notre métier n'est pas marqué par des innovations particulières : la seule compétitivité entre les compagnies réside donc dans les prix. Comment les compagnies aériennes européennes peuvent-elles rester les premiers opérateurs mondiaux, avec certes une performance économique acceptable, mais des prix supérieurs ? C'est que, profitant de leurs effets de taille, elles ont été les premières à créer des plateformes de correspondance, la productivité de ces instruments leur ayant permis de compenser un temps leurs déficits structurels liés à la part des salaires dans les coûts d'exploitation. Or, les autres pays atteindront certainement rapidement les mêmes niveaux d'organisation.
Les coûts de personnel, notamment en termes de charges sociales, constituent un handicap considérable en France. Pour un salaire brut de 100, Air France paie ses salariés, charges sociales comprises, 146 en France, mais 119 aux Pays-Bas, 129 en Allemagne, 125 au Royaume-Uni, 121 en Irlande, 129 en Italie et 124 en Espagne. Comparés à ceux versés par Lufthansa ou KLM, les salaires bruts eux-mêmes versés par Air France sont un peu inférieurs pour les pilotes, plus faibles pour le personnel au sol et en revanche supérieurs, hors charges sociales, pour les personnels navigants commerciaux. Alors que les salaires convergent globalement, les charges sociales et autres taxes propres à la France, telles que la taxe professionnelle, la taxe d'apprentissage ou celle sur les salaires, altèrent notre compétitivité au regard des autres pays d'Europe.