Nous n'avons appris l'absence d'autorisation d'Emerflu que très tardivement. Peut-être aurions-nous dû alors réexaminer l'ensemble de notre stratégie de réservation de vaccins, mais la réflexion avait pris une orientation quelque peu différente : nous nous interrogions sur l'intérêt des vaccins prépandémiques. Lors de nos échanges avec le cabinet de la ministre sur ce sujet, début avril, GSK était mentionné comme un partenaire potentiel au cas où la France déciderait d'acquérir de tels vaccins. Le sujet n'était donc pas négligé, mais la perspective était différente. Reste la difficulté majeure : notre partenaire principal n'avait pas l'autorisation de mise sur le marché pour son vaccin adjuvanté.
J'en viens à cette critique selon laquelle les pouvoirs publics n'auraient pas su tenir compte des réalités, freiner les choses, « débrayer », bref faire preuve d'esprit d'adaptation. Nombre d'interventions devant votre commission, d'après ce que j'ai lu, ont tourné autour de cette question. Cela mérite un développement.
Le processus de décision a été préparé de manière à permettre aux responsables politiques de renoncer à certaines décisions s'ils le jugeaient nécessaire. On avait tiré en cela les leçons de la campagne de vaccination américaine de 1976 : le rapport de l'Institute of Medicine montrait que Gerald Ford avait été lié par son administration en devant prendre une seule décision, qui comprenait l'acquisition des vaccins, l'ordre de priorité et le lancement de la campagne. J'avais été extrêmement attentif à pouvoir procéder différemment. Nous avons donc fait en sorte que l'administration puisse formuler ses propositions en se fondant sur l'expertise la plus large possible, pour que le responsable politique puisse à chaque étape prendre ou non la décision.
Les décisions les plus importantes ont été celles prises par le Premier ministre le 3 juillet pour l'acquisition de vaccins et le 24 septembre pour fixer un ordre de priorité pour la vaccination, et celle prise par la ministre de la santé le 20 octobre de lancer la campagne de vaccination. Nous avions bien sûr réfléchi à l'éventualité de devoir stopper la campagne, qui ne s'est pas concrétisée puisque les vaccins se sont révélés tout à fait sûrs.
Dans la mesure où toute la phase initiale s'était déroulée dans une très grande incertitude sur l'avenir, les pouvoirs publics auraient pu arrêter les choses, ne pas lancer la campagne de vaccination. Pour préparer la prise de décision, la direction générale de la santé a demandé le 15 septembre à l'Institut de veille sanitaire, notre expert épidémiologiste, son analyse de la situation. Par un avis du 28 septembre, l'Institut de veille sanitaire a répondu qu'il fallait s'attendre à une vague pandémique et qu'il était plausible qu'elle ait un impact sanitaire majeur en termes de mortalité et d'hospitalisation, y compris dans le scénario le plus optimiste. Le 22 septembre, le Haut conseil de la santé publique était interrogé sur l'opportunité de lancer la campagne de vaccination. Le 23 octobre, il répondait que la balance bénéficerisque était en faveur du démarrage de la vaccination, en commençant par les professionnels de santé et les populations identifiées en priorité 1.
Nous avons parallèlement observé que les autres pays européens se prononçaient tous pour un lancement le plus rapide possible des campagnes de vaccination. Celles-ci ont été lancées le 12 octobre en Suède, le 15 en Italie, le 20 en Norvège, le 21 en Grande-Bretagne, le 26 en Allemagne, le 27 octobre en Autriche et au Luxembourg, le 1er novembre Danemark, le 7 en Belgique, le 9 en Irlande, le 16 en Espagne et en Grèce ou le 23 novembre aux Pays-Bas et en République tchèque. La direction générale de la santé a donc préconisé, dans une note du 5 octobre, le lancement de la campagne. Celle-ci a commencé le 20 octobre dans les établissements de santé pour les professionnels et le 12 novembre dans les centres de vaccination pour les autres groupes prioritaires, ce délai étant lié essentiellement au calendrier de livraison des vaccins et à la mise en place des centres. Était-il possible de débrayer à ce moment-là ? Nous nous y étions préparés, nous avions interrogé des experts en ce sens et la réponse a été qu'il fallait lancer la campagne.
On peut aussi se demander si, face aux réactions de la population – le vaccin étant perçu comme dangereux et le virus comme un risque modéré – on aurait pu limiter la campagne au premier groupe prioritaire, et il faut se souvenir des intentions de la population. Lors du lancement de la campagne, les autorités sanitaires s'attendaient déjà à un taux d'intention de se faire vacciner plus faible que l'estimation faite en vue de l'acquisition des vaccins. Les diverses enquêtes menées au fil des mois en France ont montré une évolution importante. En juillet août, on comptait 54 à 65 % d'intentions de se faire vacciner dans différents sondages, dont ceux de l'École des hautes études en santé publique, du Service d'information du Gouvernement-OpinionWay, du Figaro-OpinionWay et de Sud-Ouest-Ifop. Mi-septembre, le taux avait chuté à 39 % dans un sondage SIG-OpinionWay, puis à 30 % fin septembre pour TNS Sofres. La baisse devait se poursuivre, avec des taux de 15 à 25 % entre octobre et décembre.
En dépit du travail d'explication des autorités sanitaires, les interventions visant dans les médias à critiquer l'opportunité ou l'organisation de la vaccination ont sans doute contribué à cette évolution. Les propos sur la dangerosité des vaccins tenus pas certains professionnels de santé, médecins ou infirmiers, repris très largement par les médias, ont provoqué une baisse rapide des intentions de se faire vacciner dans les quinze premiers jours de septembre. Un élément déterminant, de mon point de vue, a été le communiqué de presse du Syndicat national des professionnels infirmiers du 1er septembre, qui mettait l'accent sur les dangers des vaccins. Il se répétait le 8 septembre, dans un second communiqué, en présentant en outre un sondage selon lequel 26 % du personnel infirmier seulement avaient l'intention de se faire vacciner. L'écho médiatique avait été important et la conjonction des deux arguments était extrêmement dissuasive : « les professionnels de santé nous disent que les vaccins sont dangereux et la grande majorité d'entre eux n'ont pas l'intention de se faire vacciner… ». Dans l'eurobaromètre de novembre 2009, la France est ainsi l'un des trois pays qui considère le danger représenté par les vaccins comme le principal argument dissuasif – pour 40 % des Français contre une moyenne de 30 % en Europe.
Dans ces conditions donc, aurait-on pu limiter la vaccination aux groupes de population prioritaires ? Nous avons pensé que cette décision risquait d'accréditer l'idée que les vaccins étaient effectivement dangereux. En outre, nous ne savions pas si c'étaient bien les populations prioritaires qui avaient l'intention de se faire vacciner. Enfin, dans un contexte épidémiologique, l'intention de se faire vacciner peut fluctuer fortement, et à brève échéance : ainsi, l'affluence, qui était très faible avant le 20 novembre, a brusquement augmenté après l'annonce d'une mutation possible du virus chez des malades en Norvège.
Voilà deux exemples d'adaptation des pouvoirs publics à la situation, et je pourrai vous en donner d'autres.