Mon parcours de chercheur, orienté vers la sociologie de la santé publique et des crises sanitaires, privilégie une approche interdisciplinaire. Il a été scandé par plusieurs crises sanitaires, dont trois essentielles : l'émergence du VIH et les contaminations post-transfusionnelles qui ont suivi ; la crise de la « vache folle » ; les maladies infectieuses émergentes présentant des risques épidémiques, dont la grippe A est le dernier avatar après le chikungunya, la dengue, etc.
De cette longue expérience en matière de recherche, j'ai retenu que l'on ne peut traiter correctement un problème émergent de santé publique sans un effort massif et soutenu pour améliorer nos connaissances sur trois sujets : sur l'agent infectieux lui-même ; sur la façon dont il se propage – données épidémiologiques recueillies au fur et à mesure, cibles atteintes, facteurs de risque que l'on découvre petit à petit, intensité de la propagation... – ; enfin, sur la perception, les comportements et les réactions du public exposé.
De ces éléments susceptibles d'éclairer et d'orienter la réponse publique, le troisième a toujours été négligé, voire ignoré. C'est pour moi la cause principale de nos échecs et des désastres qui en ont résulté : désastre sanitaire pour ce qui est de la contamination post-transfusionnelle par le VIH ; désastre socio-économique pour ce qui est de la vache folle ; désastre stratégique et économique dans le cas de la grippe A.
Le modèle suivi invariablement dans toutes ces crises est de type « top-down » : quelques experts énoncent certaines connaissances ou certaines prédictions à un moment donné ; les politiques et les administratifs déterminent « la » bonne solution pour y faire face ; et le public n'a qu'à s'y conformer !
Le problème est que ce modèle ne marche pas, comme on l'a vu dans les trois grandes crises que j'ai évoquées.
En 1983, on avait demandé aux centres de transfusion sanguine d'écarter les donneurs présentant un facteur de risque et susceptibles de transmettre le nouvel agent, et à ces personnes de ne pas se rendre dans les centres. Cela n'a pas été suivi d'effet.
En 1998-1999, en dépit de nombreuses et coûteuses décisions en matière de sécurisation de la viande bovine, des farines animales, etc., le public s'est détourné massivement de la consommation de viande bovine et le coût de l'opération a été prohibitif.
En 2009, on a demandé aux Français de se faire vacciner. Or seuls 10 % l'ont fait à ce jour.
Ces crises sont certes différentes, mais toutes montrent que les individus, exposés à un risque en même temps qu'à une consigne visant à les protéger et à protéger autrui, ne sont pas des sujets passifs mais bien les décideurs finaux, ceux qui ont la latitude de mettre ou non en oeuvre les décisions énoncées. Ces décisions sont souvent fondées, bonnes, mais on ne se préoccupe pas de savoir comment le public les comprendra, les interprétera et les appliquera. Or c'est lui qui détient la clé.
C'est un point crucial pour toutes les actions de santé publique dans les pays démocratiques développés : si les comportements des citoyens-acteurs décident de la réussite ou de l'échec d'un programme, il est impératif d'en découvrir les mécanismes et les déterminants. Or, en France, on ne s'y intéresse pas. On ne voit pas ces données-là alors qu'il existe quantité de travaux scientifiques publiés sur lesquels s'appuyer pour mener des recherches fécondes et produire des connaissances utilisables.
Dans le cas de la grippe A, nous disposions d'un avantage inédit par rapport aux crises précédentes, celui d'avoir anticipé l'arrivée d'une pandémie. C'était une première en matière de santé publique. Cela dit, anticiper ne signifie en rien prédire ce qui se passera. La nature, l'intensité et les caractéristiques de la pandémie à venir dépendent de nombreux paramètres qui sont totalement ignorés au moment de l'anticipation : gravité, prévalence, facteurs de risque, cibles les plus vulnérables, etc. On ignore également quels seront les comportements adoptés par la population. Il faut donc passer par des recherches.
Les facteurs qui déterminent le choix de se faire ou non vacciner sont bien connus. Ils sont en lien direct avec les perceptions que les individus ont du risque auquel ils sont exposés. De nombreux travaux empiriques puis théoriques ont montré pourquoi une personne décide volontairement de se faire vacciner, par type de population par exemple, en fonction de l'agent contre lequel il s'agit de s'immuniser. On sait également comment la profession médicale perçoit la vaccination et se comporte, etc.
Les individus se posent les mêmes questions que les scientifiques mais ils y apportent des réponses différentes.
En premier lieu, croient-ils ou non à l'imminence annoncée d'une pandémie ? L'exemple de la grippe aviaire H5N1 a montré que les Français pouvaient douter de la réalité d'un tel phénomène.
Ensuite, s'ils pensent que la pandémie va arriver, la perçoivent-ils comme grave ? Se perçoivent-ils eux-mêmes comme susceptibles de contracter la maladie ? Sur quelle expérience fondent-ils ce jugement ? Quel rapport bénéficerisque chacun établit-il à la mesure de ses compétences, de son expérience et de ses connaissances ? Faut-il faire confiance aux autorités sanitaires et au discours qu'elles tiennent ? Quelle est l'influence du médecin ?... Toutes ces questions sont fondamentales pour comprendre et prédire comment les gens se comporteront en fonction de la nature de l'épidémie.
Après certaines difficultés, nous avons pu réaliser une première enquête financée par le service d'information du Gouvernement, le SIG, en juin 2009, soit un mois et demi après l'annonce de la pandémie. Nous avons posé quelques questions sur la vaccination puisque nous savions que, dès qu'un vaccin serait disponible, il serait proposé à la population mais selon des modalités encore inconnues. Il est apparu que 61 % de notre échantillon représentatif se déclaraient favorables à leur propre vaccination – mais l'on sait que, de l'intention à l'action, il y a une déperdition importante. Cependant, deux facteurs principaux soutiennent l'intention de vaccination : être soi-même inquiet face au risque de contracter le virus de la grippe A ; avoir eu une expérience antérieure de vaccination contre la grippe saisonnière.
Ces données nous permettaient de conclure de façon pessimiste quant à la proportion de Français qui se feraient vacciner. En effet, le niveau d'inquiétude de l'ensemble de l'échantillon s'est révélé extrêmement bas et le deuxième facteur favorisant l'intention de vaccination, à savoir le fait de s'être fait vacciner contre la grippe saisonnière, était l'apanage des personnes de plus de 60 ans – de fait, alors qu'en France, 26 % de la population se fait vacciner contre la grippe saisonnière, ce taux s'élève à 70 % pour la tranche d'âge au-dessus de 60 ans, mais tombe à 8 % au-dessous de 34 ans. Or on n'avait pas l'intention de vacciner en priorité les personnes âgées, mais au contraire les enfants et les personnes entre 20 et 40 ans. Tout laissait donc à penser que cette cible serait difficilement atteignable.
Les mois suivants ont confirmé cette perception de la grippe A – le niveau d'inquiétude est resté bas – ainsi que nos prévisions concernant la vaccination.
Nous avons réalisé la deuxième enquête entre le 10 et le 20 décembre 2009, c'est-à-dire au plus fort de l'épidémie. Cette période correspond à la fois au pic d'intensité de la propagation de la contamination et au pic d'intensité de la vaccination. Le vaccin était alors proposé depuis près de deux mois. Alors que nous étions alors en situation réelle et non plus dans une perspective d'intention pure, la perception de la grippe et l'intention de se faire vacciner n'ont pas connu de changement notable
Nous avons toutefois observé que d'autres facteurs liés au débat public qui s'est tenu autour de la vaccination ont fait basculer dans le refus ceux dont l'intention était indécise. Les trois variables que nous avons identifiées étaient : l'opinion des proches et des amis ; l'opinion du médecin généraliste ; la croyance de la personne dans les vertus de la vaccination en général. Au moment de cette enquête, 7,5 % de notre échantillon étaient vaccinés, soit exactement la même proportion que dans l'ensemble de la population, 20 % disaient en avoir l'intention et 70 % affirmaient qu'ils ne le feraient pas même si la vaccination leur était proposée par leur médecin généraliste.
En conclusion, l'échec de la campagne de vaccination pouvait être prévu. On ne s'est pas donné les moyens de l'anticiper et d'en tirer les conséquences opérationnelles. Enfin, si la réponse vaccinale était au départ tout à fait justifiée, les incertitudes pesant sur les paramètres de l'épidémie et sur leur impact sur les comportements en matière de vaccination auraient dû conduire à adapter le programme. Or on a fait le choix inverse, celui de l'irréversibilité. Déterminer une stratégie avant l'émergence de l'épidémie, c'est bien ; la maintenir alors que les faits poussent à sa révision, c'est courir à l'échec – un échec qui, à mes yeux, n'est pas seulement celui de la campagne de vaccination mais qui atteint la crédibilité à venir de l'action en matière de santé publique.