Le financement de la protection sociale affecte-t-il la compétitivité de l'économie française ? Cette question resurgit périodiquement dans le débat public et les économistes ont tendance, dans l'ensemble, à y apporter une réponse négative. Lorsqu'elle s'est posée avec acuité au début des années 1990, elle concernait surtout les charges sociales pesant sur les bas salaires, ce constat ayant conduit à les alléger fortement. Si le coût du travail peu qualifié dans notre pays est jugé relativement élevé par des institutions comme le Fonds monétaire international (FMI) ou l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce n'est pas en raison du poids des charges sociales, qui est quasiment inexistant.
Par ailleurs, lorsque l'on considère la compétitivité-coût de l'économie française dans son ensemble, on n'observe pas de handicap manifeste. Les faiblesses de notre compétitivité se situent ailleurs, du côté de la qualité et de l'adéquation aux attentes des acheteurs.
Le bon révélateur en matière de compétitivité structurelle réside dans la comparaison entre la France et l'Allemagne. Cependant, je voudrais, tout d'abord, revenir sur le diagnostic, établi au cours des années 1990, qui avait conduit aux politiques d'allégement de charges sociales.
Était apparue, alors, une spécificité française en matière de coût du travail peu qualifié : entre les hausses du SMIC et les accroissements de charges patronales, la France semblait compter parmi les pays où le travail peu qualifié était le plus onéreux – en pourcentage du salaire médian – au risque éventuellement de susciter, ou de conforter, un chômage de masse des travailleurs les moins qualifiés. La situation était en revanche différente pour les salaires supérieurs au SMIC où la hausse des charges sociales avait surtout conduit à freiner la progression des salaires nets. D'une certaine manière, le SMIC a été utilisé comme un instrument de politique de revenus, dans le but de stimuler la croissance des salaires, plutôt que comme un seuil défensif visant à éviter la pauvreté au travail.
Face à un tel constat, les pouvoirs publics se sont engagés dans une politique d'allégements des charges sociales sur les bas salaires – allégements dits « Balladur » puis « Juppé » – portant sur la plage salariale comprise entre 1 et 1,3 SMIC. À ces baisses de charges offensives, visant à réduire le coût du travail peu qualifié et à stimuler l'emploi, ont succédé des diminutions de charges défensives tendant à limiter les hausses de coût du travail associées au passage aux 35 heures. La plage salariale des allégements s'étend désormais de 1 à 1,6 SMIC et le taux de ces prélèvements est devenu résiduel au niveau du SMIC. Les effets de ces politiques sur l'emploi sont encore débattus, mais le débat porte désormais davantage sur leur ampleur que sur leur existence. Un certain consensus existe, en effet, pour considérer que ces politiques ont bien soutenu l'emploi des travailleurs non qualifiés, comme en témoigne l'arrêt de la diminution de la part de l'emploi peu qualifié dans l'emploi total qui avait été observée jusque-là.
Si la France a encore un problème de compétitivité lié à son coût du travail, ce n'est plus guère en modifiant le financement de la protection sociale qu'elle peut espérer le résoudre. La seule option envisageable serait d'agir sur le niveau du SMIC lui-même, éventuellement en compensant une diminution de ce dernier par des baisses de charges pour les salariés, mais toute la difficulté serait alors de trouver des sources de financement alternatives. Par ailleurs, la compétitivité ne se réduit pas aux coûts : il faut mobiliser d'autres explications pour rendre compte de la détérioration de notre position sur les marchés extérieurs, en particulier vis-à-vis de l'Allemagne.
Dans le débat public, la notion de compétitivité est souvent limitée à une seule acception : celle de la compétitivité-coût. On se demande alors si les coûts de production français ne sont pas trop élevés et s'ils ne nuisent pas à la capacité de notre pays à exporter. La problématique de la compétitivité ne doit pas être entendue de manière étroite, comme la recherche d'excédents extérieurs : un pays peut être en déficit extérieur et être parfaitement compétitif. Si, par exemple, l'on cherche à investir dans une économie très prometteuse, il en résultera une appréciation du taux de change et un déficit commercial mais qui constituera la contrepartie du mouvement de capitaux entrants.
L'étalon en matière de performance économique demeure la croissance du produit intérieur brut (PIB) et celle du revenu par habitant. Le revenu par habitant permet véritablement, en effet, de comparer le dynamisme de deux économies. De surcroît, la croissance du PIB et du revenu par habitant dépendent, in fine, des gains de productivité et donc de l'innovation. Dans un tel contexte, les performances à l'exportation ne sont pas une fin en soi mais, en raison de l'intensité de la concurrence internationale, elles peuvent être un indicateur pertinent de la capacité d'un pays à innover pour satisfaire la demande. On imagine mal, à long terme, comment une économie pourrait croître rapidement et satisfaire sa demande intérieure tout en étant incapable d'exporter.
Dans cet esprit, la comparaison avec l'Allemagne semble particulièrement instructive pour apprécier l'évolution de la compétitivité française. En effet, nos deux pays sont confrontés à l'appréciation de l'euro et à la concurrence des pays émergents. Ils sont également en concurrence directe sur la plupart des marchés à l'exportation : la probabilité pour un exportateur français d'être en concurrence avec un exportateur allemand vendant le même produit sur le même marché est aujourd'hui proche de 75 %.
Entre 2000 et 2006, on a constaté un décrochage des exportations françaises par rapport aux exportations allemandes. On a observé, en outre, une nette dégradation de la balance commerciale française, qui est passée d'un excédent de 0,9 % du PIB en 2000 à un déficit de 1,3 % du PIB en 2006. Au cours de cette même période, la balance commerciale allemande s'est redressée de façon spectaculaire, passant d'un excédent s'élevant à 0,4 % du PIB en 2000 à 5,7 % en 2006.
Les spécialisations géographique et sectorielle des exportateurs français et allemands sont très proches. En Allemagne, les coûts salariaux unitaires dans l'industrie manufacturière ont baissé entre 2000 et 2006, alors qu'ils sont restés stables en France et ont augmenté dans d'autres États membres de la zone euro : en Allemagne, la baisse a été de 9,3 % ; en France, les coûts ont été stables ; en Italie, la hausse a été de 17,2 % et en Espagne de 16,2 %.
La baisse des coûts salariaux unitaires en Allemagne a été obtenue au moyen d'une politique de modération salariale et de l'externalisation d'une partie de la production vers les pays d'Europe centrale et orientale. Du côté allemand, l'amélioration de la compétitivité résulte donc de processus de marché. En revanche, la stabilisation des coûts salariaux unitaires en France a été obtenue grâce à des allégements de cotisations sociales, des gains de productivité horaire et une modération salariale. L'État est donc intervenu pour préserver la compétitivité des producteurs français, alors qu'en Allemagne les gains de productivité ont eu lieu spontanément, par le libre jeu de la concurrence.
Malgré cette dégradation relative de la compétitivité-coût en France, les exportateurs français se sont efforcés de conserver des prix compétitifs, mais, pour cela, ils ont vraisemblablement sacrifié une partie de leurs marges et d'autres ont simplement disparu. Nous mesurons, donc, en France, la « compétitivité des survivants ».
Même si la France et l'Allemagne exportent globalement des produits identiques vers les mêmes pays, les deux nations ne se positionnent pas toutefois sur la même gamme. L'Allemagne bénéficie d'une part de marché trois fois plus élevée que celle de la France pour les produits haut de gamme. En revanche, ce ratio n'est que de deux pour les produits bas de gamme. Ces écarts de parts de marché pour les produits haut de gamme se sont encore renforcés depuis 2000. Ils pourraient être liés à des différences d'efforts de recherche et de développement à long terme. Les dépenses moyennes de recherche et de développement sur la période 2000-2006 s'élèvent à 2,5 % du PIB en Allemagne contre 2,2 % du PIB en France. Ces écarts sont plus significatifs si l'on se restreint aux seules entreprises privées : les dépenses de recherche et de développement ne s'élèvent alors qu'à 1,1 % du PIB en France, contre 1,7 % en Allemagne.
Une étude menée par l'institut COE-Rexecode permet également d'apprécier, de manière plus qualitative, la perception de l'évolution des produits exportés. Même si le prix des produits français semble globalement compétitif par rapport aux produits allemands, leur contenu technologique et les services rendus par nos entreprises paraissent nettement moins bons. Les entreprises françaises souffrent également d'un déficit de notoriété par rapport à leurs concurrentes allemandes dans le secteur des biens intermédiaires et des biens d'équipement. Il semble qu'il y ait donc eu une dégradation des performances françaises au cours de la dernière décennie pour la plupart de ces critères.
Ces éléments fournissent des pistes pour expliquer nos pertes de parts de marché par rapport à l'Allemagne. Cela étant, l'étalon allemand reste très exceptionnel, ce pays étant le seul à avoir su maintenir ses parts de marché à l'exportation dans un contexte où le marché mondial explosait. Se comparer à lui, c'est peut-être se montrer indûment ambitieux.
La compétitivité-coût de la France semble donc à peu près raisonnable, mais la qualité de nos produits étant sensiblement plus faible, nous souffrons d'un problème de compétitivité structurelle avéré.