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Intervention de Marc Valleur

Réunion du 2 mars 2011 à 16h00
Mission d'information assemblée nationale-sénat sur les toxicomanies

Marc Valleur :

- Merci. Je suis impressionné d'être invité à témoigner devant une assemblée aussi éminente. Je suis ravi que cette mission existe. Le 31 décembre dernier était la date du quarantième anniversaire de la loi du 31 décembre 1970, qui régit toujours le champ de la toxicomanie en France.

Le 24 juin prochain, Marmottant fêtera son quarantième anniversaire, le centre ayant été créé pour répondre à l'exigence compassionnelle de la loi de 1970 instaurant le droit à la gratuité et à l'anonymat des toxicomanes volontaires demandeurs de soins, en contrepartie de son volet extrêmement répressif qui sanctionne d'un an de prison tout usager de substance illicite.

Il me semble que cette mission est nécessaire car, après quarante ans, il serait intéressant de tirer un certain nombre de conclusions de la mise en oeuvre de cette loi, de prendre en compte ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et d'étudier si certaines choses peuvent ou non être modifiées.

La loi du 31 décembre 1970 n'a pas changé beaucoup de choses ; par contre, beaucoup de choses ont changé dans le champ des toxicomanies : les usages de drogues et les addictions ne sont plus les mêmes, et les modalités d'intervention ont beaucoup évolué.

La politique de réduction des risques et la généralisation des traitements de substitution ont été des éléments majeurs de modification du champ de l'intervention en toxicomanie mais aussi des pratiques d'usage des toxicomanes. Un tournant plus important encore me semble-t-il a été pris à partir de 1997, à la suite du rapport Roques, avec l'élargissement du champ de la MILDT à l'alcool et au tabac, drogues légales. Je me suis inscrit, dès 1997, avec Marmottan, parmi ceux qui pensaient qu'il fallait aussi élargir les addictions aux addictions sans drogue et en particulier aux jeux pathologiques.

2010 a été une année importante, la loi de juin légalisant partiellement certains jeux en ligne marquant la fin d'une prohibition plus que millénaire concernant les jeux d'argent en France. On est là devant une véritable révolution en matière de régulation du jeu. Les jeux d'argent sont en effet interdits en France depuis la nuit des temps, sauf dérogation accordée par l'Etat à l'Etat. C'est selon moi très important et très intéressant, la France ayant depuis quarante ans, en matière de drogues illicites, un modèle prohibitionniste très dur. La comparaison entre les modèles implicites qui sous-tendent la loi de 1970 et ceux qui sous-tendent la loi de légalisation des jeux en ligne devrait être de nature à donner un peu de recul dans le débat sur les drogues et toxicomanies.

Il est très facile d'agiter des réactions compassionnelles ou sécuritaires. Les deux positions sont fausses et les deux modèles -prohibitionniste et libéral- constituent tous deux des erreurs.

Il faut selon moi partir des addictions au sens large et du principe que les addictions avec drogues, légales ou illicites, sont un sous-groupe dans le grand champ des addictions, qui comportent des addictions comportementales, des addictions aux jeux d'argent et de hasard ou, pour certains, l'addiction aux jeux en réseau sur Internet, les addictions sexuelles et certaines formes de dépendances affectives et troubles des conduites alimentaires incluant l'obésité avec boulimie.

J'écoutais Michel Le Moal, avec qui je suis souvent d'accord. S'il existe, en matière d'addiction, de faux débats, de fausses querelles c'est qu'il y a aussi de faux consensus. On croit parler de la même chose alors que ce n'est pas le cas.

Il existe trois regards possibles en matière d'addiction, en quelque sorte trois addictions différentes. Le premier regard est le regard clinique. C'est le mien. Cela fait trente-sept ans que je travaille à Marmottant. Pour le clinicien, la définition est simple : il s'agit pour le sujet lui-même de vouloir plus ou moins consciemment tempérer ou cesser sa conduite sans y parvenir. Ce qu'il fait ne lui plaît plus mais il n'arrive pas à arrêter. C'est ce que Pierre Fouquet, fondateur de l'alcoologie, appelait la « perte de liberté de s'abstenir ». C'est cette dimension qui laisse la place à une demande de soins et qui légitime l'intervention thérapeutique.

La seconde définition -Michel Le Moal s'en rapprochait en disant qu'elle était asymptotique et impossible- est celle des chercheurs et des neurobiologistes. Michel Le Moal, Jean-Paul Tassin, Pier Vicenzo-Piazza, en France, ainsi qu'un certain nombre de personnes, supposent que l'addiction répond à un phénomène biologique sous-jacent que l'on pourrait isoler, un facteur « x » dont la présence ou l'absence permettrait de signer l'existence d'une vraie addiction.

Il faut, avec Michel Le Moal, rappeler que ce facteur est hypothétique. On a cru le trouver dans les endorphines, dans la dopamine ; on pense aujourd'hui le situer dans les découplages des circuits sérotoninergiques et noradrénergiques ; d'autres pensent le trouver dans la perte de la plasticité cérébrale… On peut prévoir que dans dix ans, dans quinze ans, dans vingt ans, d'autres modèles auront cours.

On s'appuie trop souvent sur un modèle hypothétique comme s'il s'agissait d'une certitude. Au moment du rapport « Roques », le modèle était la dopamine. Grâce à elle, on a pu placer dans le même groupe alcool, tabac et drogues. Ce modèle scientifique -dont tout le monde pense aujourd'hui qu'il est faux- a donc eu un impact politique extrêmement intéressant.

Le troisième axe, qui devrait davantage intéresser les politiques, est celui de la santé publique. Dans une optique de santé publique, l'addiction n'est plus la perte de la liberté de s'abstenir mais ce que Pierre Fouquet disait à propos de l'alcoologie, considérant l'alcoologie comme l'ensemble des relations existant entre les êtres humains et l'alcool, champ infiniment plus vaste que la dépendance d'un sujet envers l'alcool. Dès lors, il y a là des raisons d'être plus optimiste que ne semblait l'être Michel Le Moal…

Si l'on considère l'ensemble de la population, une part est concernée par une conduite donnée ou une substance donnée et l'autre non : joueurs, non-joueurs ; buveurs, non-buveurs ; fumeurs, non-fumeurs… Parmi les personnes concernées par cette conduite 0,5 %, 2 %, 4 % de personnes perdent la liberté de s'abstenir, d'autres seront dans l'abus ou dans l'usage nocif et d'autres n'auront pas de problèmes.

Les problèmes d'abus et d'usage nocif sont probablement plus coûteux pour la société que les problèmes de dépendance au sens large. Il suffit d'une ivresse pour qu'un jeune de vingt ans se tue au volant un samedi soir. Il n'a jamais été alcoolique et n'aura jamais besoin de voir un alcoologue mais il mourra du fait d'une seule ivresse ! Il suffit d'une injection de cocaïne ou d'héroïne pour contracter le virus du Sida ou de l'hépatite. Il suffit de se reprendre après avoir dérapé dans le jeu et l'on n'aura jamais besoin de se faire soigner à Marmottan, mais on peut être surendetté pour le restant de ses jours, avec tous les drames que cela entraîne pour toute une famille.

Beaucoup l'ignorent mais l'immense majorité des expérimentateurs d'héroïne ou de cocaïne ne deviendront jamais dépendants de ces produits. On estime le pourcentage de personnes qui ont basculé dans la dépendance aux drogues les plus dures entre 10 et 20 % du nombre total d'usagers.

La drogue la plus addictogène reste le tabac, 30 % des expérimentateurs devenant utilisateurs quotidiens mais les dommages pour la société vont bien au-delà des 2 à 3 % de personnes très problématiques.

Certaines personnes vont connaître des problèmes de santé du fait d'un surpoids. Parmi les obèses malades, ceux qui ont des problèmes génétiques, des problèmes psychologiques ou des problèmes préexistants vont être surreprésentés par rapport aux autres groupes. Ce schéma va pouvoir s'appliquer à tous les objets de consommation.

Deux grands modèles virtuels de santé publique sous-tendent les politiques réelles. Le premier consiste à ignorer la part pathologique, permettant ainsi à la majorité de la population de devenir des consommateurs normaux. C'est ce qui a été proposé dans beaucoup de pays à travers ce que certains spécialistes appellent le « modèle de Reno », du nom de la capitale du Nevada.

A l'opposé, d'autres vont tendre à imposer un modèle prohibitionniste total. Ces deux modèles n'existent pas dans l'absolu car aucun ne serait bon. Pourquoi ? Le modèle de Reno a été proposé par quelques spécialistes à Reno et concerne le jeu pathologique.

Ce modèle consiste à faire confiance à la logique de développement durable des producteurs, des industriels et des opérateurs de jeux qui vont alors financer l'information rationnelle du public en matière de règles du jeu ainsi que des actions ciblées de prévention et d'avertissement des publics vulnérables, des personnes à risques et des personnes qui montrent des signes de dérapage. Ils financeront également des centres de soins pour le traitement des joueurs pathologiques. En retour, ils seront autorisés à augmenter leur offre au maximum. Ainsi, le jeu pourrait devenir la norme. Dès lors, il serait extrêmement difficile de savoir quels problèmes de santé publique lui sont imputables.

C'est ce que l'épidémiologiste anglais Geoffrey Rose appelle le « prevention paradox » : si chacun fume 40 cigarettes par jour, le cancer sera considéré comme une maladie génétique, personne ne pensant alors à faire le lien entre tabac et cancer. La plupart des gens continueront à ne pas développer de cancer et l'on se demandera pourquoi telle personne est atteinte alors que telle autre ne l'est pas. Le facteur sociétal massif, unanimement partagé, disparaîtra. C'est la question que l'on peut se poser actuellement à propos de la télévision. On ne sait ce qu'elle produit sur les gens parce que tout le monde la regarde !

L'autre modèle est le modèle prohibitionniste absolu qui tendrait à interdire le plus possible l'accès aux substances.

Ce modèle a été mis en oeuvre de manière absolue en Iran, après la révolution islamique, pour l'opium et l'héroïne. On sait où cela a conduit : les peines pour usage simple ont augmenté jusqu'à la peine mort. 40.000 personnes ont été tuées, dont beaucoup pendues à des grues sur la place publique pour essayer de mettre fin à la toxicomanie. Le résultat est catastrophique ! L'Iran est aujourd'hui le pays du monde qui a le plus d'héroïnomanes -3 millions- rapportés à sa population.

Le premier modèle risque donc d'augmenter les problèmes sans fin, le second d'être catastrophique. La loi de 1970 est partie, dans l'esprit de beaucoup, de ce modèle prohibitionniste. Pour un certain nombre de substances, elle a plutôt bien fonctionné parce qu'elle a été largement modulée par la politique de réduction des risques, par la généralisation des traitements de substitution et par l'existence de centres de soins. C'est parce qu'on a mis dans ce modèle des éléments de l'autre modèle que celui-ci est devenu relativement opérant.

Les chiffres tendent à le montrer. Le nombre d'expérimentateurs d'héroïne en France est de 1 % de la population. Sur ce chiffre, le nombre d'utilisateurs réguliers ou dépendants n'apparaît pas dans les enquêtes de population générale. On peut dire que, pour l'héroïne, ce modèle mixte a relativement fonctionné. Pour la cocaïne, on constate une augmentation de 2,5 % des expérimentateurs dans la population générale mais les utilisateurs quotidiens, réguliers ou à problèmes n'apparaissent toujours pas dans les enquêtes. On est donc très loin de la catastrophe sanitaire et c'est pourquoi on peut être relativement optimiste.

Le seul produit pour lequel ce n'est pas vrai est le cannabis qui compte 12 millions d'expérimentateurs pour 500.000 utilisateurs réguliers. C'est très peu en pourcentage mais beaucoup trop pour un an de prison si on l'utilise chez soi et deux ans de prison si on l'utilise au volant. Ce n'est pas réaliste ! Une seule personne a eu le courage de le dire, c'est Nicolas Sarkozy, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, estimant qu'il faudrait peut-être remplacer la peine de prison par une amende.

La loi sur le jeu constitue un exemple d'une démarche qui pourrait gagner à être mise en perspective avec ce qui a été fait pour les drogues. Cette loi est une loi de légalisation mais il s'agit d'une légalisation partielle, certains jeux ayant été légalisés et pas d'autre. On a donc là un peu de prohibition dans un modèle d'allure libérale. Cette loi ne marchera que si les opérateurs sentent au-dessus de leur tête une épée de Damoclès constituée par une possible prohibition. Autrement dit, le modèle prohibitionniste ne fonctionne que si des actions de prévention, de soins, d'accompagnement sont mises en oeuvre ; le modèle libéral ne fonctionnera que s'il intègre la possibilité -au moins virtuelle- d'une prohibition, d'un retour en arrière…

On pourra mesurer l'efficacité de cette loi à l'aune du pouvoir des autorités de régulation qui ont été mises en place. On peut avoir quelques inquiétudes quant au Comité consultatif des jeux, qui devait dépendre du Premier ministre. Pour des raisons que je n'ai pas comprises, les services du Premier ministre ont saisi le Conseil constitutionnel pour ne pas être chargés de ce dossier, ce qui peut inquiéter les spécialistes du jeu pathologique.

Il me semble qu'après quarante ans de mise en oeuvre de la loi de 1970, on pourrait sortir des débats passionnels. Nous sommes devant des modèles de santé publique qui ont un passé certain et on peut commencer à essayer de tirer des leçons de toute cette expérience.

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