Spécialiste de la mobilité, je m'intéresse au comportement et aux déplacements des usagers, et non à l'exploitation des systèmes. Je partirai donc de la manière dont les personnes vivent les irrégularités et les difficultés qu'ils rencontrent dans leurs déplacements quotidiens.
La question est essentielle pour plusieurs raisons. En Île-de-France, les transports publics jouent un rôle sans équivalent dans les autres régions. De ce fait, la localisation des agents – ménages ou entreprises – est déterminée par le réseau et par la qualité de service qu'ils en attendent, différente de celle qu'ils expérimenteront réellement. En outre, le plan de mobilisation pour les transports collectifs en Île-de-France – qui ne concerne certes pas le seul RER – représente, selon les estimations, 15 à 18 milliards d'euros sur quinze ans, ce qui n'est pas négligeable. Enfin, le réseau de transport du Grand Paris comme le Grand Paris Express suppose que le gros des usagers continue d'emprunter le réseau existant, y compris dans dix, quinze ou vingt ans. Ce réseau doit donc fonctionner de manière satisfaisante.
Dans le système actuel, la qualité de service fait partie des clauses du contrat entre l'autorité organisatrice – le Syndicat des transports d'Île-de-France – et les exploitants. La régularité, que le STIF mesure par des indicateurs, en est l'élément principal, auquel s'ajoutent des aspects moins essentiels : information, fonctionnement des équipements, accueil et vente, propreté.
Le plus frappant, pour l'usager que j'étudie et que je suis, est l'absence de prise en considération de la charge des rames, par exemple du nombre de personnes par mètre carré à l'heure de pointe, alors même que les irrégularités et l'inconfort induit peuvent décourager une partie des clients potentiels. Plusieurs causes peuvent expliquer ce type d'inconfort. D'abord, un nombre insuffisant de trains par rapport à la demande spontanée ; ensuite, un problème rencontré sur un service et qui rejaillit sur les services suivants, ce qui confirme le lien entre irrégularité et inconfort ; enfin, une demande qui excède largement les capacités de l'offre, notamment du fait de certaines décisions politiques, ce qui montre le manque de cohérence des politiques menées.
J'en citerai deux exemples dont il s'agit ici non de faire la critique, mais d'analyser les conséquences. Quand on ferme de plus en plus Paris à la voiture particulière, le nombre d'usagers du métro augmente. D'une certaine manière, c'est ce que l'on escomptait, mais si l'on ne dispose pas des outils nécessaires pour accroître aussi la capacité d'accueil du métro, cela pose un problème. De même, l'éventuelle instauration d'un Pass Navigo unique à un tarif relativement faible aurait pour conséquence d'attirer davantage de clients, et de clients « longs », en termes de distance, notamment parce qu'il engagera d'importantes décisions de localisation, en incitant ceux que rebute le prix du mètre carré parisien à se loger un peu plus loin de la capitale. Cela ne laisse pas d'inquiéter le citoyen et le chercheur que je suis.
Comment les travaux portant sur la mobilité évaluent-ils les irrégularités et l'inconfort tels qu'ils sont vécus par les usagers ? La littérature internationale s'accorde à considérer qu'une minute d'attente est ressentie par les voyageurs comme trois minutes de temps de parcours. En d'autres termes, il est plus pénible d'attendre son train que d'attendre d'être arrivé une fois monté dans le train. Supposons ensuite qu'un service soit programmé toutes les cinq minutes pendant une demi-heure : chaque usager attend deux minutes et demie en moyenne. Si dix minutes au lieu de cinq s'écoulent entre deux services, l'attente moyenne est prolongée bien que le nombre de trains – et de voyageurs – reste le même sur la période considérée, puisque les voyageurs arrivent à un rythme régulier. Au total, bien que l'irrégularité soit ensuite compensée, le temps d'attente moyen augmentera de 50 %, alors même qu'il est ressenti comme trois fois plus pénible à quai qu'à bord du train.
La valorisation économétrique des irrégularités et de l'inconfort se fonde sur l'étude des préférences déclarées. Par exemple, on donne aux usagers interrogés le choix entre un parcours de trente minutes au cours duquel ils ont une chance sur dix d'attendre deux fois plus longtemps que d'habitude et un parcours de quarante minutes au cours duquel ils sont certains que le train passera comme prévu, ou bien entre un parcours de trente minutes assis et un parcours de vingt ou vingt-cinq minutes « debout serrés », etc. Selon une étude réalisée par le STIF et portant sur les lignes de RER exploitées par la SNCF, les usagers préfèrent un trajet de trente-cinq minutes absolument sûr à un trajet de trente minutes au cours duquel ils ont une probabilité de 5 % de subir un retard de dix minutes, ce qui représente en moyenne 0,5 minute de retard. En d'autres termes, ils estiment ce retard à dix fois sa valeur réelle. Selon la même étude, la pénibilité du même trajet de trente minutes augmente de 50 % lorsque l'on est debout plutôt qu'assis et deux fois plus lorsque l'on est « debout serré ». Les résultats sont sensiblement les mêmes dans le métro parisien.
Alors que la mobilité fait l'objet de nombreux travaux qui bénéficient d'une audience importante, car le sujet intéresse tous les Franciliens, ces résultats sont peu connus, pour des raisons que j'ignore. Or ils justifieraient d'importants investissements : jusqu'à un milliard d'euros, il serait rentable du point de vue socio-économique de baisser de 6 % la densité dans le métro à l'heure de pointe. En comparaison, je rappelle que le coût de l'automatisation de la ligne 1 ne dépasse pas 500 à 600 millions d'euros. En outre, ces valorisations révèlent que, pour obtenir confort et régularité, les usagers sont prêts à payer deux à trois fois plus qu'actuellement – c'est-à-dire que le coût du Pass Navigo, minoré, à l'heure de pointe, des 50 % pris en charge par l'employeur. Pour des raisons sans doute légitimes et qu'il ne m'appartient pas de discuter, le service est donc très faiblement tarifé, dans une société où, à Paris notamment, le métro n'est pas réservé aux pauvres.
Il convient de distinguer l'usager direct – celui qui attend son train sur le quai – de l'usager indirect – l'employeur qui attend son salarié de même que ses collègues. Le cabinet Technologia a consacré à ces deux types d'usagers une étude très intéressante, fondée sur des entretiens avec des directeurs des ressources humaines (DRH) et des délégués du personnel, dont les points d'accord l'emportent sur les divergences. Cette étude concerne essentiellement des usagers du RER et de la SNCF. Il apparaît que ce sont les correspondances qui rendent les irrégularités particulièrement pesantes, donnant aux salariés l'impression d'avoir déjà fait leur journée de travail au moment où ils arrivent au bureau. Si les employeurs n'apprécient pas les retards, ils sont plus indulgents envers les employés qui empruntent les transports en commun qu'envers ceux qui viennent en voiture. Les salariés qui se sentent responsables de leur retard recourent à des stratégies compensatoires, par exemple en travaillant pendant leur pause déjeuner.
Au total, les délégués du personnel et les DRH jugent que, par le jeu de nombreux petits mécanismes, les retards entraînent une baisse de productivité de l'entreprise. Cela conduit les DRH à privilégier de plus en plus les recrutements de proximité, renonçant à tirer profit de l'ensemble du bassin d'emploi francilien, ce qui pose problème étant donné le fonctionnement métropolitain de l'Île-de-France.
Essentiellement consacrée aux rapports entre employeurs et employés, l'étude évoque peu les problèmes de vie familiale, à la différence de celle que nous avons menée sur les « grands migrants », c'est-à-dire ceux pour qui le trajet entre domicile et travail dure plus d'une heure. Nous avons en effet analysé en détail leurs activités extraprofessionnelles pour les comparer à celles des personnes dont les trajets entre le domicile et le travail ont une durée « normale », c'est-à-dire d'une demi-heure environ. Le temps que ces personnes consacrent à la vie familiale apparaît fortement réduit, malgré l'effort de maîtrise qui consiste à partir plus tôt le matin – moment moins valorisé que le soir – mais qui suppose que leur conjoint puisse alors s'occuper des enfants. Ce sont ces derniers dont les activités pâtissent le plus de cette situation : ils n'ont plus de vie extrascolaire.
En conclusion, il s'agit d'un sujet important et dont l'importance est généralement sous-estimée. Il est frappant que le débat sur le Grand Paris suscite autant d'intérêt et de polémiques alors que ce nouvel investissement n'a d'autre enjeu que d'optimiser le fonctionnement du système existant. Il est également frappant que les projets actuels, y compris le plan de mobilisation, obéissent à une logique d'ingénieur : on considère que le système fonctionne bien lorsqu'il est satisfaisant du point de vue de l'ingénieur. On prétend ainsi que seul un tunnel dédié entre Châtelet-Les Halles et Gare du Nord permettra à la ligne B sud – dont je suis usager – de fonctionner correctement alors que la plupart des voyageurs qui empruntent cette ligne quittent le RER avant ! En réalité, il faudrait prévoir des services partiels, comme les jours de grève, les périodes de très grandes irrégularités ou le soir ; mais l'idée s'est imposée que le RER va de bout en bout.
Quant à la logique politique, elle est excessivement égalitariste. J'en ai parlé à propos du Pass Navigo à tarif unique. À Londres, au contraire, la tarification de l'Oyster card s'apparente à un système anti congestion. Premièrement, les déplacements en transports publics à l'intérieur de la banlieue sont plus faiblement tarifés que ceux qui conduisent au centre de Londres. Deuxièmement, le tarif est plus élevé en pointe qu'en creux, ce qui, j'en conviens, serait très difficile à faire accepter en France. Troisièmement, le bus est moins cher que le métro, car il est plus facile de mettre rapidement en circulation des bus supplémentaires que des rames de métro. Enfin, dans la philosophie londonienne, la régulation est répartie entre les métros et les bus, les trains étant à part, alors qu'en Île-de-France, pour des raisons géographiques et historiques, réseau urbain et réseau régional sont totalement intégrés.