J'ai dirigé pendant vingt-quatre ans une équipe de neuro-psycho-pharmacologie expérimentale du Centre national de la recherche scientifique, dont les principaux objets d'étude étaient la cocaïne et le cannabis. Je suis membre de la commission sur les addictions de l'Académie nationale de médecine et de la commission « Substances vénéneuses et dopantes » de l'Académie nationale de pharmacie.
Président du Centre national de prévention, d'études et de recherches sur les toxicomanies, je dirige aussi une consultation destinée aux usagers de cannabis à l'hôpital. Je donne régulièrement des conférences sur les méfaits du cannabis à des publics scolaires, des universitaires, des psychiatres et des équipes éducatives. Je fais partie du conseil scientifique de l'Union nationale des amis et familles de malades psychiques. J'ai publié l'ouvrage « Halte au cannabis », participé à la rédaction du rapport « Désamorcer le cannabis dès l'école » de l'Académie nationale de médecine et écrit, avec M. Henri Chabrol et Mme Marie Choquet, « Le cannabis et ses risques à l'adolescence ».
Les statistiques de la consommation de drogues dans notre pays sont calamiteuses : 15 millions de Français sont en délicatesse avec le tabac, 4 millions avec l'alcool, et 1,7 million d'entre eux fument au moins un « joint » de cannabis tous les trois jours, ce qui les classe dans la catégorie des « usagers réguliers ».
L'exceptionnelle lipophilie du tétrahydrocannabinol (THC) en fait la drogue qui est stockée le plus durablement dans le cerveau, si bien qu'un « joint » tous les trois jours suffit à stimuler en permanence les récepteurs CB1. Mais la désensibilisation de ces récepteurs et la tolérance de plus en plus grande qui en résulte conduisent certains à accroître les doses pour continuer de ressentir les effets du cannabis : c'est le cas des 600 000 usagers quotidiens et multi-quotidiens. Le nombre total des consommateurs de cannabis place la France en tête des vingt-sept États membres de l'Union européenne.
On a longtemps contesté l'escalade dans l'usage de drogues alors qu'elle est évidente et, dans l'échelle qui mène de la consommation de méthylxanthines – présentes dans le café – à l'héroïne, en passant par le tabac, l'alcool et le cannabis, la cocaïne est de plus en plus prisée, comme le montre l'ampleur croissante des saisies. Ensuite, viennent les produits de substitution, Subutex et méthadone, qui font l'objet d'un trafic scandaleux. C'est particulièrement vrai pour le Subutex, dont un tiers des cachets, remboursés une fortune par la Sécurité sociale, sont absorbés par des jeunes gens qui n'étaient pas jusque-là usagers d'opiacés mais qui, quand ils ne se satisferont plus du Subutex, passeront à l'héroïne. Or, on dénombre déjà 250 000 héroïnomanes en France.
Pourquoi ces nombres terrifiants ? Les présidents de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie qui se sont succédés ont commis de graves manquements en ne prenant pas la mesure du drame ou en ne faisant rien pour l'empêcher. Mme Nicole Maestracci et, dans une moindre mesure, M. Didier Jayle ont joué un rôle délétère ; les responsabilités devront être recherchées. La campagne d'information que j'ai conduite était battue en brèche par les directions régionales des affaires sanitaires et sociales au point que j'ai eu le sentiment de me trouver face à une « Mission interministérielle de lutte contre les détracteurs de la toxicomanie » ! Je rends hommage au président actuel de la mission interministérielle, qui tient enfin un discours adapté aux enjeux sociétaux posés par la drogue. Non, la drogue n'est pas une fatalité, même si le combat que nous menons contre les toxicomanies peut évoquer le mythe de Sisyphe. Il faut exercer une pression pédagogique constante et contenir notre attirance toxicophile. Là où il y a une volonté, il y a un chemin, mais s'il y a négligence ou, pire, complaisance, on aboutit aux statistiques que je vous ai communiquées.
Dans les années 1970, la Suède connaissait une situation semblable à celle qui est la nôtre maintenant. Puis le psychiatre Sven Andreasson a effectué, à partir d'une cohorte de 50 000 conscrits, une étude sur la relation entre leur consommation de cannabis avant l'âge de la conscription et l'évolution de leur santé mentale pendant les dix années suivantes. Les conclusions de l'étude, publiée en 1987 dans The Lancet, établissent que le fait d'avoir fumé plus de cinquante « joints » avant l'âge de la conscription multiplie par six le risque de développer une schizophrénie. Mais, en France, ce qui dérange est occulté ou minoré – on l'a vu pour le tabac : à quelle époque a-t-on su que le tabac tuait chaque année 66 000 personnes, soit la moitié de la population de Rouen ? J'en veux terriblement aux décideurs irresponsables qui ont autorisé la vente des fameuses « P4 », cigarettes vendues par paquets de quatre, faisant du collégien que j'étais un fumeur régulier.
Je suis celui qui méconnaît le moins le cannabis en France. Vouloir légiférer sur cette drogue sans en connaître tous les tenants pharmacologiques, pharmacocinétiques, épidémiologiques et cliniques tient du parfait surréalisme ; je me tiens à votre disposition pour un cours en la matière…