Je vais m'efforcer d'apporter un éclairage socio-historique sur le modèle allemand et sur l'utilisation qui en est faite dans les débats actuels sur le différentiel de croissance entre nos deux pays.
Après m'être employée à dissiper quelques malentendus relatifs au modèle allemand, j'insisterai sur une dimension qui me paraît décisive dans la dynamique des sorties de crise de l'Allemagne – pas seulement aujourd'hui, mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – et qui, étonnamment, n'est jamais évoquée : il s'agit de la conception même de la relation salariale, de l'entreprise vue comme collectif de travail et, par conséquent, de la place des travailleurs dans le processus de production de valeur et de richesse.
Le modèle allemand tant évoqué depuis quelques mois est selon moi introuvable. En effet, on fait tout à la fois référence à un modèle historique et à toutes ses remises en cause récentes. Ainsi, la croissance allemande repose sur un mélange qui peut devenir explosif entre, d'une part, des pratiques héritées de l'économie sociale de marché, dans laquelle employeurs et salariés font converger leurs efforts en vue du bien commun de la nation lorsque la puissance de cette dernière semble menacée et, d'autre part, des politiques qui révisent à la baisse la protection et l'intégration sociales. Cette confusion fondamentale doit être levée.
D'un point de vue structurel, le modèle historique – qui date de la République de Weimar, qui a été consolidé par la Loi fondamentale de 1949 et qui est resté très actif jusqu'à la fin des années 1990 – s'appuie sur un tissu dense de petites et moyennes entreprises, en particulier au sud et à l'ouest du pays, et sur un système politique fédéral fondé sur le principe de subsidiarité, lequel favorise une gouvernance et une régulation décentralisées susceptibles d'être très finement adaptées à la spécificité des différents bassins d'emploi.
Au-delà, ce modèle repose sur la force du dialogue social dans les branches et dans les entreprises ; sur l'identification des employeurs et des salariés à une communauté de production, au niveau tant national que de l'entreprise ; sur un mode de gouvernance de l'entreprise fondé sur la codétermination et la participation des salariés, dans une optique de recherche de l'intérêt partagé et de la paix sociale ; sur le tripartisme, qui renvoie à une tradition de coopération entre entreprises, représentants de salariés et pouvoirs publics – le dernier pacte tripartite « pour l'emploi, la formation et la compétitivité », conclu en 1998 sous le gouvernement de M. Gerhard Schröder, a volé en éclats en 2002 – ; et enfin sur un système de protection sociale cofinancé par les employeurs et par les salariés au moyen de prélèvements sur les salaires.
Les indices de rupture de ce modèle sont d'abord perceptibles sur le plan structurel : la globalisation, les délocalisations et la sous-traitance ont bousculé la coopération entre grandes entreprises et petites et moyennes entreprises, de telle sorte que le nombre d'entreprises liées par une convention de branche diminue, tout comme celui des salariés couverts. Ce modèle est ensuite menacé sur le plan des principes politiques : en 2003, les lois Hartz ont provoqué un changement de paradigme dans la régulation du marché du travail. En effet, elles ont consacré le passage de l'État social au workfare dans lequel toute prestation sociale appelle un travail ; elles ont aussi marqué un basculement de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle, notamment en cas de chômage. L'idée force est d'« activer » les chômeurs. Pour ce faire, l'allocation de chômage a été réduite à douze mois pour les moins de quarante-cinq ans, période à l'issue de laquelle le bénéfice de l'aide sociale est subordonné au retour à l'emploi. Dans le même temps, on a fortement incité à la création massive d'emplois à des conditions dégradées, tels que les emplois à moins de 5 euros nets de l'heure et à moins de 400 euros nets par mois.
Ces mesures ont mécaniquement fait chuter le taux de chômage, mais elles ont aussi considérablement augmenté la précarité et la pauvreté. Moins de chômeurs, mais plus de pauvres : est-ce un modèle enviable pour la France ?
En outre, ce basculement statistique du chômage vers la pauvreté s'accompagne d'une forte stigmatisation des chômeurs. Il en résulte un clivage social marqué entre les salariés en contrats à durée indéterminée et ceux qui évoluent aux marges du marché du travail.
La réduction des prestations sociales est peut-être en passe de devenir la marque d'un modèle allemand renouvelé. Mais est-elle compatible avec les autres aspects du modèle classique, que l'on a vus à l'oeuvre lors de la dernière sortie de crise, en particulier avec l'implication des salariés et des employeurs dans une communauté de production solidairement responsable ? On ne peut faire abstraction de cette question lorsque l'on analyse la dynamique de croissance allemande car la compétitivité ne saurait se concevoir sans l'engagement des salariés. Si la France a une chose à apprendre de l'Allemagne, c'est peut-être la capacité à développer des organisations du travail participatives qui favorisent la motivation et l'engagement des salariés plutôt qu'elles ne les découragent. Si les Allemands sont en la matière plus « forts » que nous, c'est parce que leur droit du travail repose sur une autre conception de la relation de travail, dont les juristes weimariens ont posé le socle. Ainsi Potthoff, d'obédience libérale-démocrate, écrivait en 1922 que « la relation de travail n'est pas en premier lieu une relation contractuelle, mais une relation sociale » : voilà une clé pour comprendre l'ensemble du système allemand des relations professionnelles, aujourd'hui remis en cause.
Comment motiver les personnes au travail ? Comment les impliquer solidairement dans un processus collectif de production ? L'Allemagne nous invite à nous poser de telles questions aujourd'hui, en amont des autres sujets, car, dès lors que la solidarité existe dans la communauté de travail, il devient plus facile de négocier sur les salaires et sur la protection sociale. Mais cela suppose d'ouvrir la « boîte noire » de l'entreprise.