Monsieur le président, mes chers collègues, je voudrais brièvement faire le point du droit et des faits sur ce sujet qui intéresse l'ensemble du territoire mais dont vous savez qu'il est plus sensible en Corse pour des raisons géographiques évidentes, car la Corse est une île et, comme l'avait dit notre illustre prédécesseur Emmanuel Arène, député de la Corse, il y a bien longtemps, « une île entourée d'eau de toutes parts ».
S'agissant d'abord du droit, les principes existent et au plus haut niveau de la hiérarchie des normes. Ils devraient normalement garantir un véritable droit au rapprochement familial des détenus condamnés. Ces principes sont d'abord celui de l'égalité des citoyens devant la loi, l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 précisant que la loi doit être « la même pour tous soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ».
En réalité, l'application de ce principe à la question qui nous occupe aujourd'hui ne laisse aucun doute sur l'anomalie constitutionnelle devant laquelle nous nous trouvons. Prenons un exemple simple : deux personnes sont condamnées à la même peine pour les mêmes faits ; l'une a son principal établissement à Paris, l'autre en Corse ; elles sont toutes deux incarcérées dans la région parisienne, et l'on voit bien que la peine sera plus dure pour celle qui est séparée de sa famille que pour celle qui en est proche, que la famille de l'une aura à subir sur le plan affectif, mais aussi matériel, une situation beaucoup plus difficile que celle de l'autre, et que rien ne saurait justifier une telle discrimination, qui viole à l'évidence le principe que je viens de rappeler, selon lequel la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, par exemple la vie familiale, soit qu'elle punisse, par exemple les détenus emprisonnés.
Le second principe juridique qui doit être ici rappelé, c'est celui du droit à mener une vie familiale normale, droit dont la valeur constitutionnelle a été affirmée dans une décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993. Dans le domaine qui nous occupe, la loi a tiré assez peu de conséquences de ces principes, si ce n'est, en ce qui concerne les prévenus, l'article 34 de la loi pénitentiaire, qui permet aux prévenus dont l'instruction est achevée et qui attendent leur procès de bénéficier d'un rapprochement familial jusqu'à leur comparution devant le tribunal.
Je rappelle d'ailleurs que le Conseil constitutionnel, dans une décision de novembre 2009, a invité le législateur à mieux faire en rappelant que « l'exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ; qu'il appartient dès lors au législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le droit pénal et la procédure pénale, de déterminer les conditions et les modalités d'exécution des peines privatives de liberté dans le respect de la dignité de la personne ».
Nous vivons malheureusement dans un pays où, pour un citoyen, les possibilités pratiques de bénéficier de la loi sont en raison inverse du niveau de la règle applicable dans la hiérarchie du droit. Que peut en effet faire le détenu, bien que ces principes soient reconnus à la fois par le droit constitutionnel français et par le droit communautaire, pour se les voir appliquer ? J'ai interrogé sur ce point le professeur Myriam Carabot, professeur à l'université de Paris X, spécialiste des questions de libertés individuelles.
Dans la consultation qu'elle m'a adressée, elle estime impossible la saisine du Conseil constitutionnel, même par la voie nouvelle de la question prioritaire de constitutionnalité, pour la simple raison que le Conseil constitutionnel estimerait certainement qu'il ne lui appartient pas de légiférer en l'absence de loi et dirait sans doute, comme il l'a fait dans une décision du 20 novembre 2003, au sujet de la vie familiale des étrangers, qu'il appartient au législateur « d'assurer la conciliation entre la sauvegarde de l'ordre public […] et les exigences du droit de mener une vie familiale normale ».
Le même professeur a estimé qu'il serait possible de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, mais vous comprenez bien que c'est une procédure complexe qui suppose d'avoir épuisé toutes les voies de recours internes et qui, en tout état de cause, n'aboutirait que de très longues années après les faits, sans doute bien après la libération du prisonnier éventuellement requérant.
On peut donc résumer la situation juridique dans ce domaine en disant que les principes existent à des niveaux très élevés mais que, ces principes ayant reçu fort peu d'applications dans la loi, leur effet pratique, en l'absence de déclinaisons législatives et réglementaires suffisantes, est tout à fait hypothétique.
Si l'on en vient maintenant aux faits, je voudrais rappeler que les représentants de la Corse, notamment les députés de la Corse qui sont ici présents, ont depuis longtemps plaidé en faveur d'une prise en compte du respect du droit des personnes détenues originaires de la Corse à ne pas faire l'objet, du fait du lieu de leur détention, d'une discrimination géographique et d'une atteinte anormale à leur vie familiale.
Sans remonter plus loin, différentes initiatives ont été prises au cours de cette mandature et votre serviteur, agissant en qualité de président du conseil exécutif de la Corse, a demandé que les représentants de l'Assemblée de Corse soient reçus par le garde des sceaux, ce qui a été fait le 13 septembre 2010, du temps de Mme Alliot-Marie, qui avait annoncé un certain nombre d'améliorations, réitérant des annonces déjà faites par nombre de ses prédécesseurs et même avant 2007 par le ministre de l'intérieur de l'époque, sans que cela ait eu beaucoup d'effet, sans doute faute de temps.
À la suite de cette première étape, M. le garde des sceaux nous a reçus à nouveau le 2 mars 2011, date à laquelle un certain nombre de décisions individuelles ont été prises, rendues possibles par l'augmentation des capacités du centre de détention de Borgo, de telle sorte que nous avons les uns et les autres reconnu une amélioration considérable de la situation qui, si elle n'est sans doute pas parfaite aujourd'hui, semble être allée aussi loin qu'il était possible compte tenu des possibilités pratiques de transfert en Corse, en raison en particulier de la situation de la maison d'arrêt d'Ajaccio.
Je rappelle à cet égard que cette maison d'arrêt est particulièrement vétuste – M. le garde des sceaux l'a visitée –, que le projet de construction d'un nouveau centre de détention, annoncé en décembre 2002, a été abandonné au profit de travaux de rénovation qui paraissent à beaucoup d'entre nous bien coûteux pour un bénéfice relativement limité, en tout cas en termes de capacité.
S'agissant donc des faits, on peut dire aujourd'hui que, si des difficultés subsistent, ce n'est pas parce que le Gouvernement est réticent comme il a pu l'être dans le passé, mais parce que des questions matérielles se posent encore.
S'agissant enfin de la proposition qui nous est présentée aujourd'hui et que j'ai cosignée avec trois autres députés de la Corse, il convient de poser plusieurs questions.
La première est de savoir si cette proposition introduit un droit nouveau.
J'aurais tendance à dire que la version initiale, décrite par le rapporteur, telle que nous l'avons cosignée, aurait sans doute introduit un droit nouveau puisqu'elle était rédigée en termes très clairs, impératifs, qui prévoyaient tous les cas de figure pratiques pour assurer effectivement le respect d'un droit à être incarcéré quoi qu'il arrive à moins de 200 kilomètres du lieu de résidence au moment de l'arrestation du détenu.
Elle posait un certain nombre de problèmes, notamment au regard de l'article 40, puisqu'elle introduisait nécessairement des charges nouvelles. La commission a modifié ce texte. À vrai dire, celui que nous avons aujourd'hui devant nous n'a pratiquement plus rien à voir. Il témoigne davantage d'un esprit positif qu'il n'introduit un droit. Il est à présent écrit : « en vue de favoriser chaque fois que c'est possible ». Nous sentons bien qu'il ne s'agit plus d'un droit, que la formulation s'apparente davantage à la pétition de principe qu'à la loi et que l'adoption de ces dispositions, même si je les voterai bien volontiers, n'aura pas de conséquences en termes d'évolution du droit positif applicable.
De ce fait, et c'est la seconde question qu'il faut poser, il est clair que l'adoption de cette loi ne changera pas grand-chose, pour ne pas dire rien, aux possibilités pratiques d'un recours devant une quelconque juridiction. Il vaudrait mieux aujourd'hui profiter de la bonne volonté manifeste du Gouvernement en la matière – je n'hésite pas à le dire – pour améliorer la situation actuelle des prisons en Corse. J'ai suffisamment dénoncé ce qui n'allait pas pour ne pas reconnaître que la situation s'est améliorée aujourd'hui.
En conclusion, je voterai pour l'adoption de cette proposition tout en soulignant que les principes fondamentaux applicables existent déjà, qu'à la suite des initiatives prises par l'Assemblée de Corse les décisions et la politique mise en oeuvre par le garde des sceaux ont apporté autant d'améliorations que la situation matérielle des prisons en Corse le permettait, que l'adoption de cette proposition n'aura pas d'effets juridiques par elle-même, qu'elle est seulement l'occasion de poser les problèmes devant vous et qu'enfin j'attends plutôt du Gouvernement, au-delà de la probable adoption de ce texte, qu'il prenne des mesures concrètes pour améliorer la capacité d'accueil des prisons en Corse. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)