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Intervention de Bernard Carayon

Réunion du 11 janvier 2012 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBernard Carayon, rapporteur :

François Mitterrand, dans sa Lettre à tous les Français, évoquait en avril 1988 la « guerre économique mondiale », soulignant que « l'économie mondiale [n'est qu'un] champ de bataille où les entreprises se livrent une guerre sans merci », où la guerre est « totale et générale » et où le « relâchement ne pardonne pas ». Ce constat est plus vrai que jamais dans une économie mondialisée, dont le caractère conflictuel a été accru par l'exacerbation de la concurrence entraînée par la crise, et où le patrimoine des entreprises prend de plus en plus la forme d'informations dématérialisées, faciles à dérober.

Dans ce contexte, je tiens à souligner à quel point le sujet que nous abordons, loin d'être partisan, est d'intérêt national ; c'est la raison pour laquelle j'ai entamé mon propos par une citation de François Mitterrand. Protéger le secret des affaires, c'est protéger des emplois, des technologies sensibles et des investissements ; c'est lutter contre la désindustrialisation. Certains pays l'ont bien compris : aux États-Unis, la loi sur l'espionnage économique de 1996 est issue d'une initiative bipartisane, présentée par un représentant républicain et deux représentants démocrates, tout comme la proposition de loi adoptée le 8 décembre dernier par la commission des lois du Sénat américain, qui renforce cette première loi en portant les sanctions prévues de quinze à vingt ans d'emprisonnement. Il serait heureux qu'il en soit de même en France. Le soutien apporté à ce texte par notre collègue Jean-Michel Boucheron, ancien président de la commission de la Défense, constitue un signe encourageant à cet égard ; j'espère qu'il sera suivi de nombreux autres.

Cette proposition de loi vise à combler une lacune de notre droit. En effet, face à la multiplication des atteintes au secret des affaires, l'arsenal juridique apparaît inadapté. Les violations du secret des affaires se sont multipliées au cours des dernières années. Quelques affaires fortement médiatisées l'ont illustré : en 2005, une étudiante de nationalité chinoise ayant effectué un stage au sein de l'équipementier Valeo a exporté plusieurs fichiers informatiques confidentiels de cette société sur son disque dur personnel ; en 2007, un ancien ingénieur de Michelin, qui travaillait dans un centre de recherche classé « établissement à régime restrictif », a collecté un nombre considérable d'informations confidentielles et cherché à les vendre à des entreprises étrangères, concurrentes de Michelin.

Ces exemples ne constituent que la partie émergée de l'iceberg : dans de nombreux cas, les entreprises préfèrent ne pas porter plainte pour ne pas ébruiter l'attaque dont elles ont été victimes ; dans d'autres, le parquet décide de ne pas poursuivre car l'atteinte ne pourrait être réprimée par les infractions existantes, dont les éléments constitutifs ne sont pas réunis.

Selon les services de l'État, le nombre de ces attaques est en forte croissance. Il s'élèverait à environ 1 000 par an, un quart d'entre elles constituant des atteintes au secret des affaires. Les secteurs les plus touchés sont l'aéronautique, la filière nucléaire, les laboratoires de recherche, le secteur automobile et la sidérurgie. Le préjudice économique causé est impossible à évaluer avec précision. Pour donner un ordre de grandeur, aux États-Unis, la justice américaine a condamné un concurrent coréen du groupe DuPont de Nemours à verser à ce dernier 920 millions de dollars pour lui avoir dérobé des secrets d'affaires relatifs au Kevlar – en d'autres termes la fibre d'aramide.

L'arsenal juridique français ne permet pas de réprimer efficacement ces violations du secret des affaires. En premier lieu parce que ni les textes, qu'ils soient législatifs ou réglementaires, ni la jurisprudence, qu'elle soit judiciaire ou administrative, ne définissent ce qu'est le secret des affaires, bien que l'expression soit fréquemment employée dans les codes du commerce, de la consommation ou des postes et communications électroniques.

En second lieu, les infractions existantes, potentiellement applicables, sont inadaptées. Le vol, par exemple, ne peut être appliqué à un bien immatériel : le terme employé à l'article 311-1 du code pénal étant celui de « chose », il ne peut porter, en dépit des efforts de la Cour de cassation, sur une information. L'abus de confiance a permis certaines condamnations car il peut être appliqué à tout « bien quelconque », mais une « remise préalable », donc un lien contractuel en l'espèce, est requise, ce qui est loin d'être toujours le cas. Le secret professionnel ne concerne qu'un nombre limité de professions et la révélation de faits appris dans l'exercice de l'activité professionnelle. La révélation de secrets de fabrique ne concerne que les salariés et les directeurs, et seuls sont visés les procédés de fabrication industriels. Les infractions applicables sont très nombreuses, mais elles ne permettent pas de répondre efficacement au phénomène. Mon rapport fournit une analyse détaillée de ces limites.

Il existe, par ailleurs, des actions civiles en réparation du dommage, fondées sur l'article 1382 du code civil et sur la concurrence déloyale. Elles sont utiles mais insuffisantes, car elles n'exercent pas d'effet dissuasif : il s'agit de réparer, non de prévenir ; or, ce que veulent les entreprises, c'est éviter le préjudice, lequel, une fois subi, est difficile à évaluer car il consiste souvent en la perte d'une opportunité ou d'un avantage concurrentiel.

Le texte qui vous est proposé vise à combler cette lacune afin d'assurer la sécurité économique des entreprises. Il s'inspire du droit international et européen, l'un et l'autre très protecteurs du secret des affaires. En droit international, celui-ci est protégé par l'article 39 de l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce, dit accord ADPIC, annexé à l'accord instituant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), signé à Marrakech le 15 avril 1994. Ce texte définit le secret des affaires et impose aux États parties, dont la France évidemment, de le protéger. La proposition de loi répond ainsi à une obligation internationale. Le droit de l'Union européenne est également très protecteur : le secret des affaires y est protégé au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, par les traités eux-mêmes, en l'occurrence l'article 339 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

La proposition de loi s'inspire également des législations de nos partenaires, qui sont présentées en détail dans le rapport. Outre de la loi américaine sur l'espionnage économique de 1996, dont les peines déjà lourdes – quinze ans d'emprisonnement et 500 000 dollars d'amende – seront peut-être renforcées prochainement, je me suis inspiré des législations allemande, autrichienne et italienne.

Enfin, ce texte est l'aboutissement d'un long travail de réflexion et de maturation engagé en 2003 avec la remise d'un rapport au Premier ministre de l'époque, M. Raffarin, sur l'intelligence économique. Fruit de près de 1 500 auditions depuis huit ans, il tient également compte des travaux préparatoires menés par le Gouvernement depuis 2009 – deux groupes de travail ont ainsi été créés –, ainsi que de l'expertise juridique du Conseil d'État, consulté cette année par le Gouvernement sur les principes qui doivent guider une nouvelle législation en ce domaine.

Cette proposition comporte trois volets. Le premier, pédagogique et préventif, vise à renforcer la prise de conscience, par les entreprises, des menaces existantes et à les inciter – sans obligation – à entreprendre une démarche visant à protéger leurs informations. La définition qu'il est proposé d'inscrire à l'article 226-15-1 du code pénal est précise et circonscrite. Elle repose sur la combinaison de cinq critères cumulatifs : une liste des biens susceptibles d'être couverts par le secret des affaires ; la nature des informations, qui peut être « commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique » ; le caractère confidentiel des informations ; le fait que « la divulgation non autorisée [de ces informations] serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle » – cette liste correspond strictement, selon les éléments qui m'ont été transmis, aux recommandations du Conseil d'État – ; les mesures de protection spécifiques dont ces informations ont fait l'objet, qui sont destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci. Ces mesures seront prises après une information préalable du personnel et déterminées par un décret en Conseil d'État, ce qui constitue une garantie supplémentaire et indispensable, dès lors qu'elles font partie des éléments constitutifs d'une infraction pénale. Elles devraient inclure, par exemple, l'établissement d'une liste des personnes autorisées à prendre connaissance des informations, un stockage des documents en papier dans des coffres ou des locaux sécurisés, ou la mise en place de dispositifs de cryptage et de codes d'accès. Il conviendra bien entendu qu'elles ne créent pas de lourdeur excessive pour les entreprises concernées.

La précision de cette définition en assure la conformité au principe de légalité des délits et des peines. J'ai été particulièrement vigilant sur ce point. Les éléments retenus correspondent, comme je l'ai dit, aux recommandations du Conseil d'État. J'ai aussi consulté un pénaliste, le professeur Didier Rebut, de l'Université Panthéon-Assas, qui me l'a confirmé.

Le deuxième volet est la création du délit de violation du secret des affaires, qui figurera à l'article 226-15-2 du code pénal. L'infraction sera précisément définie. L'élément matériel consiste dans la révélation d'une information protégée qui relève du secret des affaires. La notion de « révélation », que l'on retrouve en différentes parties du code pénal, est encadrée par la jurisprudence. La tentative ne sera pas incriminée. Seules les personnes dépositaires de l'information ou celles qui en ont eu connaissance, ainsi que des mesures de protection qui l'entourent, pourront être sanctionnées : l'infraction visée est intentionnelle ; elle exclut toute faute commise par imprudence.

Parallèlement, d'importantes garanties sont prévues. Ce n'est en aucun cas l'entreprise qui déterminera le champ de l'infraction. L'adoption de mesures de protection n'est en effet qu'un critère, certes indispensable, mais secondaire. Elle ne suffira pas à conférer la nature d'information protégée à l'information en cause : il n'en sera ainsi que si toutes les autres conditions sont réunies ; c'est le juge pénal, et lui seul, qui sera compétent sur ce point. Cet élément est essentiel aux yeux du Conseil d'État.

Par ailleurs, à la différence du secret de la défense nationale, le secret des affaires sera inopposable à la justice, de même qu'aux autorités administratives dans l'exercice de leur mission de surveillance, de contrôle ou de sanction, ce qui inclut notamment les services de police, de douane, de renseignement et les autorités administratives indépendantes.

Trois faits justificatifs sont prévus : aucune sanction n'est applicable si la divulgation répond à un ordre ou à une permission de la loi – l'information des représentants du personnel, par exemple –, à la dénonciation de faits susceptibles de constituer une infraction ou un manquement, ou si le juge a ordonné ou autorisé la production de la pièce concernée. Aucune sanction disciplinaire ne pourra être prononcée en cas de signalement aux autorités compétentes dans ces conditions. Ainsi, un salarié d'une entreprise qui dénoncerait des pratiques contraires au code de la santé publique – est-il besoin de nommer les entreprises auxquelles je songe ? – n'encourrait aucune sanction, ni pénale, ni disciplinaire, même si l'entreprise considérait que le procédé de fabrication – par exemple de ses prothèses médicales – relevait du secret des affaires. C'est dire l'importance de ces garanties.

Les peines prévues dans le texte initial sont celles qui existent en cas de violation du secret professionnel : un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende. Cependant, tous les praticiens que j'ai auditionnés ayant souligné le caractère insuffisant de ces peines et préconisé leur alignement sur celles prévues en cas d'abus de confiance, c'est-à-dire trois ans d'emprisonnement et 375 000 euros d'amende, j'ai déposé un amendement en ce sens.

Le troisième volet est la réforme de la loi du 26 juillet 1968, oubliée et méconnue de beaucoup, relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques morales ou étrangères, telle qu'elle a été modifiée par la loi du 16 juillet 1980. Elle est appelée « loi de blocage » parce que son objectif était, selon les explications de notre regretté collègue Alain Mayoud, de fournir une excuse légale aux entreprises françaises confrontées à des demandes d'informations émanant d'autorités étrangères, et d'obliger ces dernières à faire usage des canaux de coopération judiciaire prévus par la Convention de La Haye du 18 mars 1970. Étaient visées, en particulier, les procédures américaines dites de « discovery », qui ont trop souvent pour objet d'aller à la « pêche » à la preuve et aux informations confidentielles détenues par nos entreprises.

Cet objectif n'a pas été atteint ; la loi est inefficace et obsolète. Les juridictions britanniques et surtout américaines ont en effet jugé qu'elle ne pouvait faire obstacle aux procédures, le risque pénal invoqué par les entreprises françaises n'étant pas réel. La jurisprudence américaine, établie dans une décision de la Cour suprême de 1987 relative à Aérospatiale, est très claire sur ce point. Cette position n'est pas dénuée de tout fondement, il faut bien le reconnaître : en plus de trente ans d'existence, la loi visée n'a conduit qu'à une seule condamnation pénale, en 2007 ! Son champ d'application est trop large et insuffisamment précis, car elle interdit la communication de tout renseignement d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères.

La réforme proposée par les nouveaux articles 226-15-4 et 226-15-5 du code pénal vise à refonder cette « loi de blocage » par l'abrogation de son article 1er bis, lequel serait remplacé par une disposition nouvelle, assez proche de la rédaction actuelle mais recentrée sur les seules informations protégées relevant du secret des affaires. Cette rénovation redonnerait une vraie crédibilité au dispositif, d'une part en démontrant l'importance que les pouvoirs publics lui accordent, de l'autre en le resserrant autour des seules informations qui méritent réellement d'être protégées. L'enjeu, comme celui du texte dans son ensemble, est de permettre à notre pays de lutter à armes égales dans une compétition internationale agressive.

Je vous invite donc à adopter cette proposition de loi au bénéfice d'un certain nombre d'amendements, pour l'essentiel de clarification et de précision. Deux d'entre eux sont néanmoins substantiels : le premier, dont j'ai déjà parlé, concerne l'alignement des peines sur celles prévues en matière d'abus de confiance ; le second répond à une préoccupation exprimée par le Syndicat de la presse nationale quotidienne quant aux conséquences de ce texte pour les journalistes. J'ai donc repris l'une de ses suggestions, qui était de permettre à une personne poursuivie pour diffamation de produire des pièces couvertes par le secret des affaires, afin d'établir sa bonne foi ou la vérité des faits, sans être poursuivie pour recel. Cette disposition est déjà prévue par l'article 35 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, dans sa rédaction issue de la loi du 4 janvier 2010 sur la protection du secret des sources des journalistes, pour le secret de l'enquête ou de l'instruction et le secret professionnel.

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