Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Jean-Paul Herteman

Réunion du 21 décembre 2011 à 10h00
Commission des affaires économiques

Jean-Paul Herteman, président-directeur général de Safran :

Les relations entre les pouvoirs publics et des sociétés de haute technologie de type Safran procèdent de l'évidence et existent dans tous les pays, y compris les plus libéraux, avec des moyens d'intervention qui peuvent être différents mais n'en sont pas moins très forts. Les États-Unis ont, depuis un certain temps, une définition très large de leur sécurité, qui va jusqu'aux technologies critiques et à l'approvisionnement énergique. Ils en tirent toutes les conséquences en matière de politique de recherche et développement ou de contrôle des investissements étrangers sur leur sol de sociétés contribuant à leur sécurité, au sens large. La France a suivi une politique de ce genre de façon intense dans les années 60-70, et peut-être un peu moins intensément en d'autres temps. Nous assistons à une nouvelle dynamique dans ce sens, et c'est logique car ces technologies contribuent à la souveraineté du pays.

Pour ce qui est des programmes, ils ont une durée telle qu'ils ne relèvent pas d'une logique de marché à court terme. Le CFM 56 réalisé avec General Electric est le plus grand succès de l'histoire de l'aviation civile. Or, nous avons commencé à y consacrer de l'argent en 1972 et avons été à découvert pendant bien plus de vingt ans. C'est un programme profitable sur soixante-dix ans, voire quatre-vingts ans. Au départ, bien sûr, Snecma, propriété de l'État français à 90 %, avait cette volonté d'investir sur la durée. Quant à son partenaire, General Electric, qui était purement privé, une bonne partie de sa prise de risques découlait d'un programme militaire. À chacun sa formule ! Dans le monde qui se profile à l'horizon, Airbus et Boeing continueront à dominer le marché des avions, mais le troisième avionneur mondial est d'ores et déjà brésilien. Quant à la Russie, elle cherche à reprendre une place sur ce marché que la Chine a déjà commencé à pénétrer. Et tous ces pays traiteront cette industrie comme une industrie de souveraineté. La France serait donc bien naïve de ne pas en faire autant.

Je reviendrai sur l'apport du grand emprunt pour l'avenir à vingt ou trente ans de notre industrie aéronautique et spatiale.

Oui, nous sommes sous-traitants des avionneurs, mais il n'y a rien de déshonorant à avoir Airbus, Boeing ou EADS comme client ! Quant à savoir si nous sommes bien traités, c'est comme pour tout dans la vie, cela se négocie ! Abusons-nous de l'importance des produits que nous concevons pour l'avion lui-même ? Là aussi, tout est question de négociation et d'équilibre ! Quelqu'un a souligné l'importance de l'A320 pour Airbus. Ce produit a été lancé au milieu des années 80 parce qu'un motoriste a accepté de prendre le risque de faire un moteur pour cet avion à une époque où Airbus n'avait produit que quelques centaines d'appareils, pas davantage. Et ce motoriste, c'était CFM. Historiquement, les progrès des moteurs contribuent aux progrès de l'avion pour les deux tiers selon les motoristes, pour un peu moins de la moitié selon les avionneurs. La vérité doit être entre les deux. Mais il n'y a pas de problème d'équilibre entre les avionneurs et leurs motoristes. Voyez l'histoire extraordinaire de CFM motoriste en simple source depuis 1983 du Boeing 737, l'avion le plus vendu dans le monde. En 1981 ou 1982, Southwest Airlines, la compagnie low cost texane, commande des Boeing 737 à moteur CFM ; elle doit aujourd'hui avoir 450 ou 500 avions de ce type et vient d'en commander 150 avec le moteur LEAP en simple source. Cette confiance sur le long terme est donc sans doute méritée.

Quant aux relations avec nos sous-traitants, il ne faut pas verser dans l'angélisme, mais savons bien que si nous n'avons qu'une seule source et que si notre fournisseur ne va pas bien nous sommes les premiers à en subir les conséquences. Nous évitons donc de faire courir à nos sous-traitants des risques qu'ils ne pourraient pas assumer. En cette période de montée de cadences, les besoins en fonds de roulement sont tendus, et il est de bonne politique de prévoir des avances pour aider nos sous-traitants et de permettre leur regroupement lorsqu'ils n'ont pas la taille critique. Le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales – GIFAS – s'est organisé en filières depuis très longtemps. Parmi les 300 sociétés, outre les très grandes – EADS, Dassault, Thales, Safran –, se trouve une foultitude d'entreprises intermédiaires et de petite taille, et les présidents débattent tous les mois des dernières actions engagées. Ainsi, on s'est aperçu que les grandes entreprises, qui avaient l'apanage de la gestion de 4 000 apprentis en alternance – nombre qui sera bientôt porté à 6 000 –, n'en embauchaient finalement que peu, alors que les PME avaient de forts besoins de recrutements pour pouvoir monter en cadence. Nous nous sommes donc tournés vers les pouvoirs publics pour leur demander d'aménager la législation afin que nous puissions mutualiser des circuits d'apprentissage entre un grand maître d'oeuvre et une PME fournisseur de celui-ci dans une logique éducative cohérente. Nous espérons faciliter ainsi le recrutement par nos PME de jeunes talents, qu'ils soient ingénieurs, techniciens ou ouvriers. Nous pensons que c'est ainsi qu'il faut faire avancer les choses.

Le LEAP marque le début d'une nouvelle génération de moteurs à partir de technologies auxquelles nous travaillons depuis vingt ans. Il est positionné comme le CFM l'était sur le Boeing, sur l'Airbus, et nous avons un client chinois qui aura tôt ou tard sa place au soleil même s'il restera sans doute décalé pendant des décennies par rapport aux deux leaders mondiaux. Les premières ventes de LEAP au Chinois sont intervenues fin 2009, début 2010. Sur l'A320 Néo, nous devons avoir plus de 50 % de parts de marché, et il y a eu 2 700 commandes sur le Boeing 737, sachant que notre cadence de production annuelle est de l'ordre de 1 400. Les premiers produits seront livrés en 2016 et notre carnet de commandes est déjà rempli pour deux ans. Nous n'allons donc pas bouder notre plaisir ! Et, grâce à nos ingénieurs, techniciens et ouvrier, nous réussirons ce nouveau moteur aussi bien que le CFM.

La question de la propulsion électrique est très technique. Les satellites étant classiquement propulsés par des carburants liquides assez énergétiques et décapants, certains ont eu l'idée d'utiliser l'électricité produite par le photovoltaïque pour accélérer les particules d'un gaz neutre, le xénon, dans une sorte d'électroaimant très intense. C'est la vitesse de ces atomes de xénon qui, par réaction, propulse le satellite. C'est une technologie soviétique que nous avons menée jusqu'au stade de la commercialisation en partenariat avec nos collègues russes. Cela a commencé en 1991 ou 1992 à Kaliningrad et c'est aujourd'hui une réalité. Nous avons déjà des moteurs plasmiques sur des satellites commerciaux. Nous n'en avons peut-être pas assez fait la publicité, mais nous avons réalisé, pour le compte de l'Agence spatiale européenne, une mission terre-lune avec une sonde d'observation scientifique. Pour aller de l'orbite terrestre à l'orbite lunaire avec ce moteur électrique, nous avons consommé quarante-cinq kilos de carburant, en l'occurrence de gaz xénon, ce qui est peu. Mais pour être totalement honnête, je dois dire qu'il a fallu dix-huit mois pour faire le voyage ! Plus prosaïquement, sur un satellite de télécommunication en orbite géostationnaire, qu'il faut mettre sur orbite puis stabiliser au cours de sa quinzaine d'années de vie économique, le passage à l'électrique doit permettre d'économiser une tonne et demie de carburant emporté sur le satellite, celui-ci pesant entre quatre et six tonnes. C'est donc une technologie pointue qui peut faire une grande différence. Cela vient de Russie, et c'est bien pour tout le monde.

S'agissant de nos drones, nous avons une activité dans ce que l'on appelle le segment tactique, qui n'opère pas à très grande distance de sa base et dans lequel la liaison des données recueillies par le drone vers le sol se fait par radio, et non par satellite. Nous équipons les armées de six ou sept pays, dont la France, avec un drone tactique de première génération : le Sperwer, qui a largement été utilisé en Afghanistan par les Pays-Bas, le Canada puis la France. C'est un drone de reconnaissance équipé d'une boule d'optronique à haute résolution. Nous avons un projet en cours, le Patroller, dont la formule est un peu différente. Alors que le Sperwer est un petit avion de 300 kg catapulté qui atterrit avec un parachute, donc très simple de mise en oeuvre, le Patroller est un moto-planeur utilisant la cellule d'un industriel allemand ou autrichien, piloté depuis le sol et qui peut être équipé de boules optroniques ou de tout autre système de capteurs. Le Patroller présente l'avantage de pouvoir rester en l'air une quinzaine d'heures au lieu de trois ou quatre. Nous espérons lui trouver des débouchés, mais nous ne sommes pas dans le domaine des Predator ou des drones de longue endurance, qui relèvent plus des grands systèmes de défense que des équipements d'optronique ou de navigation.

En ce qui concerne, la sécurité dans les aéroports, c'est nous qui avons mis en place Pégase à Roissy. Cela permet de simplifier la vie des voyageurs tout en sécurisant le système. Les empreintes digitales seront bientôt prises par un simple passage au-dessus d'un capteur. La reconnaissance faciale fonctionne sur de petits nombres de personnes, des recherches mathématiques sont encore nécessaires si nous voulons pouvoir l'appliquer à des millions d'individus – nous nous y employons. La grande idée, qui se concrétisera dans les trois ou quatre ans à venir, est de combiner, de manière plus sûre et plus agréable pour le passager, l'ensemble des contrôle d'identification et de repérage des substances dangereuses. Nous allons essayer de concevoir des sas à la fois agréables et sécurisés, dans lesquels les passagers passeront sans être obligés de retirer leurs chaussures ou de sortir les flacons de leurs bagages. Tout cela, c'est de la science, de la recherche et développement au service de tous.

Vous m'avez demandé si nous conserverions les deux tiers de nos effectifs en France. L'an dernier, nous avons recruté 2 400 personnes dans notre pays et, sauf cataclysme macroéconomique, nous en recruterons au moins autant en 2012. Un tel nombre rapporté à 34 000, c'est plus que le renouvellement d'une génération ! Cela étant, quand on achète le leader mondial de la reconnaissance de visages et l'émetteur des permis de conduire dans quarante-quatre États des États-Unis d'Amérique, ce sont 2 200 personnes résidant là-bas qui rejoignent Safran, et c'est plutôt bien pour la France. Cela n'a d'ailleurs pas été très facile, car les États-Unis suivent de très près les investissements étrangers qui touchent à leur sécurité. Nous recrutons en France de manière très significative, majoritairement des ingénieurs, ainsi que des techniciens et des personnels d'atelier qui sont des ouvriers extrêmement qualifiés indispensables.

Quant à Aircelle, quel parcours ! On l'oublie souvent, mais Safran est l'héritier de marques comme Hispano-Suiza et Bugatti, symboles d'une industrie d'excellence à la française. De reconversion en reconversion, c'est dans les années 80 que le site Hispano-Suiza du Havre trouve sa vocation avec les nacelles, c'est-à-dire tout ce qui est autour du moteur, qui réalise l'inversion de poussée et l'atténuation de bruits. Si l'A380 est aussi silencieux c'est surtout le fait des nacelles qui cassent le bruit de manière spectaculaire : elles fonctionnent comme des enceintes acoustiques inversées. Et ces nacelles sont produites au Havre par une société qui réalise environ 800 millions d'euros de chiffre d'affaire et dont le niveau d'investissement à long terme a été tel que j'ai été conduit à la recapitaliser à hauteur de 900 millions d'euros.

Sur l'A320 d'origine, Aircelle, qui intervenait comme sous-traitant de Goodrich pour fabriquer l'inverseur de poussée, n'avait pas accès aux revenus de service découlant de la première monte. Sur l'A320 Néo, la société a la pleine responsabilité de la nacelle, ce qui représente une avancée spectaculaire. Elle réalise la totalité des nacelles de l'A380 et espère avoir des débouchés sur le 737 MAX.

Le centre de gravité technique et industriel d'Aircelle se trouve au Havre et a vocation à y demeurer. Si, pour assurer son expansion et équilibrer l'équation économique, Aircelle s'est développée au Maroc, on ne peut pour autant parler de délocalisation, puisque cette politique n'a pas eu d'impact négatif sur l'emploi en France. Au contraire, ce qui est gagné en matière de coûts est réinvesti dans la R&D. Je rappelle que, alors que le chiffre d'affaires s'élève à 800 millions d'euros, nous avons procédé à une recapitalisation de 900 millions d'euros. J'indique par ailleurs, que l'usine du Havre a déjà vendu 2 730 moteurs libres – soit deux ans de production – quatre à cinq ans avant leur mise en service. Bref, l'usine du Havre ne s'est pas délestée sur celle de Casablanca, vis-à-vis de laquelle elle joue un rôle de grand frère ; leurs relations sont étroites.

J'ai inauguré dernièrement une petite usine de nacelles à Xi'an, en Chine, car nous fabriquons la nacelle comme le moteur de l'avion chinois. Rapprocher les deux parties relève non d'une délocalisation industrielle mais du bon sens. En l'occurrence, ce sont deux ingénieurs marocains qui forment les trente employés de l'usine de Xi'an, et ils en sont fiers.

Au Maroc, 1 500 à 1 800 personnes travaillent à la production de nacelles, de câblage électrique et de logiciels de sécurité. Ils ont en général moins de trente ans et un bac plus deux. Les deux tiers sont des femmes, ce qui donne tout son sens à ce partenariat transméditerranéen. En tout cas, cela ne détruit pas d'emplois en France.

L'État possède 30 % de Safran, dont j'ai simplifié et resserré la gouvernance. J'ai remplacé le système « à deux chambres », conseil de surveillance et directoire, par un conseil d'administration plus resserré, qui accueille des profils variés. Quatre administrateurs représentent l'État, et trois les personnels salariés, les autres étant des indépendants. Au conseil d'administration siègent Francis Mer, Giovanni Bisignani, ancien président d'Alitalia et de l'Association internationale des transporteurs aériens, et Jean-Lou Chameau, professeur d'origine française, qui préside l'université américaine Caltech (California Institute of Technology). L'État a mandaté trois femmes – Astrid Milsan, de l'Agence des participations de l'État, Michèle Rousseau et Laure Reinhart – et un homme, qui représente le ministère de la défense. Le conseil accueille encore Élisabeth Lulin et Caroline Grégoire Sainte-Marie, issue du monde des PME.

Le haut niveau d'actionnariat salarié, qui constitue un atout, s'explique par le rachat de l'entreprise par les salariés de Sagem et les ouvertures successives du capital de Snecma. La majorité des 16 % à 17 % d'actionnaires salariés vient de Snecma. Cet été, quand l'augmentation de nos performances nous a permis de verser aux salariés une prime individuelle de 500 euros, nous leurs avons offert la possibilité de placer cette somme en se portant acquéreur d'actions de leur entreprise. 17 000 salariés français nous ont ainsi montré leur confiance. Ce signal fort témoigne d'une culture spécifique : de la base au sommet, chacun est impliqué dans l'entreprise.

Certains d'entre vous ont regretté, tout en s'inquiétant de l'avenir des personnels, que l'accord entre Safran et Thales n'aille pas plus loin. Pourtant, l'optronique est tout sauf un gadget. De nuit, quand la visibilité est mauvaise, le système Félin permet à nos soldats de faire mouche avant que l'adversaire ne les voie. Il s'agit d'un avantage décisif. De même, il ne peut y avoir de drones sans optronique. Dans un domaine où les technologies évoluent vite, nous avons, grâce au recoupement industriel, apporté nos laboratoires de recherche à la filiale Sofradir, commune à Safran et à Thales. Et nous allons créer une seule société française de capteurs, en instaurant un management industriel unique sans changer les équipes. Pour l'instant, de tels capteurs ne se trouvent qu'en France, aux États-Unis et en Israël, mais la situation évolue rapidement. Il était donc urgent d'agir.

Safran et Thales ont engagé une autre évolution en créant une co-entreprise, sur le modèle de CFM International, qui, sans posséder d'usine, contrôle 55 % du marché mondial. Les deux sociétés financeront pour moitié tout nouveau projet entrant dans le champ des systèmes optroniques, et partageront les tâches et les revenus. À cet égard, j'ai signé hier avec Luc Vigneron, PDG de Thales, un accord qui correspond manifestement aux voeux du ministre de la défense et du délégué général pour l'armement. Si nous n'avons pas prévu de mettre en commun des actifs industriels, ce que Snecma et General Electric n'ont pas fait non plus pour CFM, notre logique n'est pas celle d'une restructuration industrielle lourde – l'activité optronique de Safran, qui augmente de 10 % par an, représente seulement 9 % à 10 % du résultat opérationnel. Nous nous contentons de rassembler nos forces pour rester dans le peloton de tête de la compétition mondiale. Cela suppose de renoncer à la logique de concurrence, privilégiée jusqu'à il y a quelques années par la direction générale de l'armement du ministère de la défense. Après s'être livré un match qui a duré trente ans, nos équipes doivent à présent collaborer. Peut-être rapprocherons-nous un jour l'architecture industrielle des systèmes, mais, pour cela, il faut que les conditions du succès soient réunies. Pour l'heure, l'accord ne porte que sur l'optronique, qui pèse tout de même, chez Safran comme chez Thales, 600 à 700 millions d'euros.

La navigation inertielle représente, pour les activités de défense, quelques dizaines de millions pour Thales et un peu de moins de 200 pour Safran. Les programmes sont bien ancrés, les unités de production étant situées, pour Safran, à Montluçon, et, pour Thales, à Châtellerault sans qu'on puisse les transférer. Thales a investi de manière considérable dans le civil, pour un résultat qu'on ne connaîtra que dans une dizaine d'années. Les programmes sont sur leur lancée. Compte tenu des difficultés, nous avons provisoirement renoncé, en accord avec le ministère de la défense, à conclure un accord industriel. D'ailleurs, aucun acteur ne s'est spécialisé dans ce secteur, qui est intégré au champ plus large de l'avionique. Nous avons paré au plus urgent en nous consacrant à l'optronique, plus particulièrement aux capteurs, aux nouveaux systèmes pour la rénovation de l'Atlantique 2 et à l'hélicoptère du futur. Sans bouleverser le paysage industriel, Safran et Thales mettent en commun le meilleur de leurs forces, tout en respectant les personnels.

Pour Safran comme pour l'ensemble du tissu industriel français, le grand emprunt, le crédit impôt recherche et le rapprochement entre l'université et la recherche industrielle constituent des avancées – pour ma part, j'ai été invité à siéger au conseil d'administration du CNRS et j'y attache une importance particulière. Le lien entre la recherche et l'industrie est un atout pour la France. Safran consacre un tiers de son effort en R&D à des laboratoires universitaires ou associés au CNRS, français pour la plupart, même si la recherche rayonne dans le monde entier. Le crédit impôt recherche nous apporte une capacité d'autofinancement en matière de recherche équivalente à 1 % du chiffre d'affaires, ce qui compense en partie la sous-évaluation du dollar par rapport à l'euro, qui représente deux à trois points.

En tant que président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS), j'ai insisté pour qu'on crée une ligne importante pour préparer la succession d'Ariane. Le chantier doit être amorcé avec vingt ans d'avance. Nous dépensons déjà des sommes significatives pour préparer des moteurs qui suivront le LEAP, dont l'idée remonte à 1991-1992. Le successeur du LEAP sera lancé dans vingt ou vingt-cinq ans, mais il faut d'ores et déjà faire les bons choix pour ne pas perdre pied dans ce secteur.

Les investissements d'avenir prévoient 500 millions d'euros pour le spatial et 1,5 milliard d'euros pour l'aéronautique. Et certains programmes phares sont déjà modifiés…Quelles que soient les contraintes budgétaires, dont nous sommes conscients, l'État joue son rôle en investissant pour le futur.

C'est à nous de faire que la Chine soit plus une opportunité qu'une menace. Plus de 1 000 personnes y travaillent pour Safran, contre 7 000 aux États-Unis. Certes, nous devons nous montrer vigilants envers les transferts de technologie non souhaités, mais il faut savoir que, rapporté à leur population, ce pays, comme l'Inde, forme la même quantité d'ingénieurs que la France. La Chine, parfois présentée comme l'usine du monde, en sera le laboratoire, quand la démographie, les structures sociales et le coût du travail se seront rapprochés des nôtres. Ces évolutions pourront s'ajuster, mais nous ne résisterons à l'essor du monde émergent qu'en conservant un différentiel d'innovation. C'est à notre portée.

À côté d'innovations comme les matériaux du LEAP, dont nous sommes fiers, nous avançons dans d'autres domaines. Nous réfléchissons chaque jour au moyen de compenser le handicap lié au coût de la main-d'oeuvre. Par exemple, à Melun-Villaroche, nous sommes repartis de zéro pour savoir comment réduire le temps de montage d'un moteur d'avion dans les meilleures conditions de qualité et de sécurité. Alors qu'avant, les compagnons – et les pièces – rayonnaient autour d'un moteur fixe placé au coeur de l'atelier, désormais, on fait avancer le moteur de manière rythmée dans l'atelier, ce qui fait gagner 40 % du temps sur l'ensemble du cycle, pour une économie financière de 30 %, et ce sans toucher aux salaires ni aux charges.

En téléphonie mobile, Sagem ne couvrait que 1,5 % du marché mondial. La marque était peu connue et notre technologie ne suffisait pas à faire la différence. D'ailleurs, au bout de quelques années, les grands du secteur, comme Nokia, ont fini par souffrir. En trois ans, Sagem a perdu 600 millions d'euros, soit autant que pour développer un moteur d'avion, puisque nous avons investi 1 milliard dans les trois versions du LEAP. Tout chef d'entreprise qui perd 200 millions par an sans aucune perspective a le devoir d'arrêter. Nous disposions de deux usines : une à Fougères, l'autre en Chine. En termes de productivité, celle de Fougères était cinq à sept fois plus productive que celle qui se trouvait en Chine ; en termes de coûts, c'était plutôt l'inverse. Toutefois, l'implication du personnel de Fougères – chaque année, dix petites idées de terrain par personne étaient primées, ce qui correspond à un standard japonais – et le soin apporté au processus m'ont convaincu de garder l'usine. Reconvertie dans l'électronique de défense, elle produit désormais pour les moteurs d'avion des calculateurs de petite série, qui apportent une forte valeur ajoutée et se situent à un haut niveau de compétitivité dans le standard mondial. Un investissement élevé en matière industrielle et en formation qualifiante nous a permis de conserver la quasi-totalité du personnel. Pour Safran, le différentiel d'innovation passe aussi par le travail de terrain.

Nous avons déjà évoqué l'avion électrique. L'énergie hydraulique doit être tout le temps sous pression, ce qui exige en permanence de l'énergie et crée un risque de fuite. Substituer des vérins électriques à des vérins hydrauliques permet de gagner jusqu'à 5 % de performance. C'est pour nous un champ nouveau, dans lequel nous investissons fortement. De même, pour la traction au sol, remplacer les moteurs de l'avion par de petits moteurs électriques situés dans les roues permet de gagner 5 % de carburant sur un Paris-Nice. Pour développer cette technologie, nous nous sommes associés à 50 % avec le groupe américain Honeywell, comme nous l'avions fait avec General Electric.

Nous faisons partie des pôles de compétitivité. Nous en présidons un dans la région parisienne. Nous appartenons aussi à des fondations. Depuis 1969, nous avons noué des partenariats structuraux voire capitalistiques, en tant que copropriétaires des murs et des équipements d'un laboratoire avec le CNRS, ce qui nous donne une grande force.

En matière de sécurité, on peut sûrement faire plus et mieux, mais la demande reste fragmentée. Sur ce dossier pluriministériel, l'Europe, les États-Unis et les pays émergents ont des points de vue très différents. Il faut allier science et conscience, soit notre domaine et celui de la puissance publique. Pour l'instant, ce secteur relève surtout du B2G (Business to Government), qui s'adresse aux gouvernements, aux agences gouvernementales ou aux institutions publiques. Les industries de sécurité biométriques sont promises à un grand avenir pour les transactions sécurisées sur internet. Nous sommes présents au Brésil, où l'on développe les cartes bancaires biométriques. Une start-up issue du laboratoire de mathématiques de Fontainebleau, qui emploie aujourd'hui 8 000 personnes, deviendra un pôle d'équilibre et de développement pour Safran. En partenariat avec Lockheed Martin, maître d'oeuvre américain, nous sommes également chargés de la base d'empreintes digitales du FBI depuis 1993, application aussi délicate à construire qu'un moteur d'avion. En nombre de machines, le premier client de CFM est The United States Air Force, ce qui prouve la confiance que l'on a à notre égard et montre l'utilité des partenariats internationaux ;

Pour la R&D, Safran privilégie la France, même si, quand nous décidons d'établir une installation industrielle à l'étranger, nous y intégrons les fonctions de préparation méthodique et technique. Nos racines technologiques sont françaises, comme doit l'être notre avenir à long terme.

Pour réfléchir sur l'espace, il faut remonter aux origines. Quand, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, le Centre national d'études spatiales (CNES) a mis au point Symphonie, son premier prototype, la France n'avait pas de lanceur. L'Europe avait vainement tenté d'en créer un. Les États-Unis nous proposaient de nous accueillir, en contrepartie de la propriété intellectuelle du prototype. Le président Pompidou a refusé. Pour montrer aux Américains que nous pouvions nous passer d'eux, il a lancé le programme Ariane avec l'Allemagne. La fusée n'avait pas donc été dessinée pour être produite. Le moteur de l'étage supérieur, toujours utilisé sur Ariane 5, est un petit bijou, dont les tolérances se mesurent en microns. C'est de l'artisanat, presque de l'art, même si l'on réussit la prouesse d'en produire six ou sept par an.

L'idée stratégique de départ a bien fonctionné. L'Europe possède un accès autonome à l'espace et détient la moitié des parts de marché des satellites commerciaux dans le monde. Cela dit, son gros lanceur n'est pas forcément le plus adapté aux satellites d'observation et de missions institutionnelles, c'est-à-dire au renseignement militaire. Pour les petites charges utiles, elle se dote, en complément d'Ariane, d'un petit lanceur que développe l'Italie et, dans une moindre mesure, la France.

Conçue pour envoyer une navette en orbite basse, Ariane 5 est un bon lanceur de satellites géo-commerciaux. Néanmoins, il est temps de songer à son évolution ou à sa succession. Le moteur, qui constitue la moitié voire les deux tiers de la performance des avions, représente 90 % de celle des fusées. L'avenir passe donc par les systèmes de propulsion. Ariane 5, qui pèse 750 tonnes au décollage, emmène un passager de moins de 10 tonnes, soit 1,5 % de la masse au décollage. Une défaillance de 2 % empêcherait le satellite de se mettre en orbite. Au décollage, Ariane 5 dégage une puissance équivalente à celle de neuf tranches de centrale nucléaire. C'est dire le degré d'exigence de la performance technique, qui s'inscrit aussi dans une logique de coûts. En la matière, il faut trouver un compromis, en sachant que le succès d'un moteur d'avion ou de lanceur, qui peut durer vingt ou trente ans, se prépare avec vingt ans d'avance : le moteur de l'étage supérieur d'Ariane 5 a été dessiné à Villaroche en 1968.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion