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Intervention de Jean-Paul Herteman

Réunion du 21 décembre 2011 à 10h00
Commission des affaires économiques

Jean-Paul Herteman, président-directeur général de Safran :

Safran est un équipementier qui travaille dans les secteurs de l'aéronautique, de la défense et de la sécurité, ces trois pôles étant d'ailleurs fréquemment associés. Il se caractérise par un haut niveau technologique – ainsi qu'une haute criticité de ses applications : pour un avion, nous réalisons par exemple le moteur, les trains d'atterrissage, les freins, les systèmes électriques ; dans le domaine de la sécurité, nous travaillons les applications identitaires de la biométrie, les contrôles d'accès aux frontières, la détection des explosifs dans les aéroports. Entre l'industriel et son maître d'oeuvre – avionneur, compagnie aérienne, agence étatique –, toutes ces fonctions requièrent l'établissement de relations de confiance sur la très longue durée.

Nous sommes en pole position mondiaux dans nombre d'activités et, lorsque cela n'est pas le cas, nous nous situons parmi les deux, trois ou quatre premiers. En détenant un peu plus de 50 % des parts de marché mondial des moteurs des avions de transport de passagers de plus de cent places, nous sommes leaders grâce à l'exemplaire partenariat transatlantique noué par les industriels en 1972, validé par les présidents Nixon et Pompidou un an plus tard et prolongé, depuis le salon de Farnborough, jusqu'en 2040. Même si cela est moins connu, nous sommes également le premier constructeur mondial de turbines d'hélicoptères en détenant, là encore, à peu près la moitié du marché mondial environ – je rappelle que Turbomeca a été fondée dans les années sombres par un génial ingénieur polonais, Joseph Szydlowski. Enfin, nous sommes également premiers seuls, ou ex aequo, dans le domaine des trains d'atterrissage, des freins ainsi que des systèmes électriques des avions, et premier acteur mondial dans le domaine de la sécurité biométrique.

Nous réalisons presque 12 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont quasiment 80 % à partir de nos exportations. Nous employons 57 000 personnes, dont 34 000 en France. Notre actionnariat est quant à lui atypique, puisque l'État détient 30 % du capital, les salariés 17,5 % – et 25 % à 26 % des droits de vote –, le reste étant détenu par les marchés financiers : les investisseurs se répartissent en trois tiers entre Français, Britanniques et Américains.

Safran se porte bien, à l'instar de l'industrie aéronautique, même si ce secteur sera affecté par les répercussions économiques de la crise financière européenne. Quoi qu'il en soit, le marché est soutenu par la montée en puissance des grands pays émergents, le trafic aérien croissant en moyenne, dit-on, deux fois plus vite que le PIB – nous disposons donc d'un formidable levier de croissance dans les pays à forte augmentation de PIB et dans lesquels le transport aérien est encore très peu utilisé. À cela s'ajoute, compte tenu du prix relativement élevé du pétrole, le besoin impérieux de remplacer des avions anciens très gourmands en carburant : entre les avions qui datent du milieu des années 80 et les derniers modèles, les économies s'élèvent en effet entre 30 % et 40 %.

Avec près de 10 % d'augmentation, nos résultats sont en nette progression cette année et il devrait en être de même l'an prochain. Nos investissements en recherche et développement (R&D), qui étaient élevés, ont encore augmenté : nous nous situons au vingt-cinquième ou vingt-sixième rangs des sociétés françaises. Plus précisément, ils s'élèveront l'an prochain à 1,6 milliard, ce qui représente plus de 12 % du chiffre d'affaires, mais là est la clé du succès : nos prédécesseurs ont construit Safran à partir de l'innovation technologique et nous continuons dans leur lignée.

S'agissant des brevets, nous sommes le cinquième déposant français de brevets.

Pour ce qui est de l'innovation technologique, je souhaite vous rapporter trois anecdotes.

Safran – alors Gnome et Rhône – réalise des moteurs d'avions depuis 1909. Deux industriels lyonnais, les frères Seguin, qui possédaient une forge à Gennevilliers – que nous avons toujours –, ont eu l'idée géniale sur le plan technologique de faire tourner le moteur à pistons en étoile, refroidi par air, autour d'un arbre de rotation fixe. Si bien qu'en 1915, ils étaient, de loin, les premiers constructeurs de moteurs d'avion au monde.

Dans le domaine de l'identité biométrique, deux chercheurs du laboratoire de morphologie mathématique – unité mixte de recherche entre l'Ecole des Mines de Paris et le CNRS – lancent leur entreprise à Fontainebleau, en 1973. Aujourd'hui, leur société emploie 8 000 personnes, réalise 1,5 milliard de chiffre d'affaires et constitue la plus importante entité mondiale de ce secteur.

Gnome, devenu Gnome & Rhône puis Secma, possédait une usine de moteurs d'avions boulevard Kellermann. Lorsque cette usine a été transférée sur un site de la ville nouvelle Evry-Corbeil en 1969, Paul Delouvrier a décidé qu'un laboratoire de matériaux associé au CNRS devait s'implanter dans les mêmes locaux : il y est toujours ! J'ajoute que, depuis 25 ans, nous sommes co-propriétaires avec le CNRS et le CEA d'un laboratoire de recherche fondamentale sur les composites thermo-structuraux à Bordeaux.

Je vous ai rapporté ces trois anecdotes pour vous montrer comment se développe une société comme Safran.

Sans les exportations, Safran n'existerait pas : nous construisons deux à trois moteurs de Rafale par mois et 120 moteurs CFM 56 pour Airbus et Boeing ; Air France est certes un très gros et très fidèle client mais la flotte de moteurs que nous y avons pèse seulement un peu plus de 1 % de notre flotte totale.

Nous veillons à avoir une empreinte mondiale, sachant que la Chine est aujourd'hui le premier marché en matière d'aviation civile. Et comme nous ne pouvons pas procéder à l'entretien des moteurs que nous avons dans ce pays à partir de notre seule usine de Saint-Quentin-en-Yvelines, nous sommes présents sur place. Toutefois, nous avons à coeur de conserver notre noyau dur industriel et technologique sur le sol national : cela ne relève pas seulement d'un devoir social ou sociétal mais d'une forte logique industrielle – les trois quarts de nos investissements industriels sont d'ailleurs réalisés en France. Nous avons ainsi investi 110 millions d'euros – et nous en sommes très satisfaits – dans la construction d'une usine très performante à côté de l'usine originelle de Turbomeca, à Bordes, où il n'était plus possible de fabriquer des produits industriels de classe mondiale.

Plus récemment, nous venons d'investir 53 millions d'euros à Montluçon afin de construire une nouvelle usine Sagem où l'on fabrique des centrales de navigation inertielle de très haute précision. Il s'agit là d'une technologie que seuls les États-Unis et la France maîtrisent.

De la même manière, nous avons procédé au déplacement d'un établissement de fabrication de régulateurs hydromécaniques pour moteurs d'hélicoptères que nous possédions à Mézières-sur-Seine, à côté de Mantes-la-Jolie, de l'autre côté de cette ville. Nous respectons la même logique qui consiste à garder les compétences et à conserver une étroite proximité entre centres de décision, de conception et de production. Nous travaillons dans des domaines très stratégiques dans lesquels le succès d'un produit se construit sur dix ou trente ans. Les mauvais choix, en la matière, peuvent ne pas pardonner. À la limite, nos activités relèvent plus de l'artisanat de haut vol que de l'industrie de grandes séries et de gros volumes. Il faut une très grande proximité entre le concepteur et le réalisateur. Ainsi, lorsque nous construisons une usine, nous plaçons le bureau d'études en son coeur : c'est un sacré atout !

Par ailleurs, nous préparons de nouveaux investissements. Ainsi le LEAP, successeur du CFM 56, fera-t-il appel à des technologies très avancées dans le domaine des matériaux composites. Nous allons créer une nouvelle usine en Lorraine, ces pièces étant de surcroît tissées sur des Métiers Jacquard fabriqués par un industriel français.

Cependant, tout ne va pas non plus pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nos coûts de mains d'oeuvre, par exemple, ne constituent pas un atout vis-à-vis de nos concurrents américains ou britanniques – qui sont aussi, parfois, nos grands partenaires. Dans bien des cas, nous parvenons à les compenser mais notre handicap n'en demeure pas moins.

Le taux de change entre l'euro et le dollar, quant à lui, ne nous assure pas un niveau de compétition égal avec les États-Unis – c'est aussi vrai pour toute l'industrie aéronautique européenne, y compris allemande. Nous serions sur un pied d'égalité pour un taux de l'ordre de 1,15 ou 1,20 dollar pour 1 euro. Dix centimes de plus coûtent deux points de marge à Safran et trois points à EADS. Le niveau de profitabilité de Safran, d'environ 10 %, demeure toutefois très honorable, même si celui de nos grands concurrents américains se situe plutôt entre 15 % et 20 %.

Dans les secteurs du transport aérien civil, de la défense et de la sécurité technologique, la demande devrait quant à elle rester très forte sur le moyen et long terme en croissant en moyenne plus vite que la richesse mondiale. Plus précisément, dans les quarante dernières années, le transport aérien a crû en moyenne deux fois plus vite que le PIB mondial en étant multiplié par dix. Cela a été rendu possible parce que, dans le même temps, les progrès technologiques ont permis de diviser par quatre la consommation en carburants fossiles par passager. Dans les vingt ans à venir, nous la diviserons encore par deux. Le transport aérien continuera ainsi d'augmenter, mais son empreinte carbone sera neutre à partir de 2025 ou 2030, grâce non seulement à de meilleures performances technologiques des moteurs, mais aussi au recours progressif à des biocarburants qui ne mettront pas en péril l'ensemble de la chaîne agro-alimentaire.

Dans le domaine de la sécurité – notamment dans les transports et en respectant, bien entendu, la liberté individuelle –, les besoins à venir sont immenses. L'Inde, par exemple, ignorait la carte d'identité et s'apprête maintenant à délivrer à son 1,3 milliard d'habitants des cartes qui seront sécurisées par une double technique de biométrie – empreintes digitales et iris de l'oeil. Safran est au coeur de cet immense projet dont les perspectives sont colossales. La première application concrète dérivée de cette carte d'identité sera l'accès à la sécurité sociale des classes les plus défavorisées. La Chine suivra vraisemblablement la même voie. Paradoxalement, dans ce domaine, les développements proviennent donc parfois plus des pays émergents que de la vieille Europe – étant entendu que les États-Unis demeurent le premier marché pour ce type de produits et le prescripteur de technologies en la matière. Nous avons donc beaucoup investi dans ce pays en procédant à des acquisitions.

Le CFM 56 – CF pour Civil Fan, marque commerciale de General Electric, et M. 56 pour cinquante-sixième avant-projet de Snecma – est le plus gros succès de l'histoire de l'aviation. Nous avons commencé à investir sur ce projet en 1972, et le retour sur investissement a eu lieu plus de vingt ans plus tard. Nous avons réalisé sept ou huit versions de ce moteur, mais il est temps maintenant de passer à une génération nouvelle, et ce sera le LEAP, qui permet de réduire la consommation de 15 % et le bruit de 50 % par rapport au dernier modèle de CFM 56. Clin d'oeil de l'histoire : le premier client a été un avionneur chinois qui n'existait pas il y a quatre ans ; un an après, nous avons été sélectionnés en double source par Airbus et, cette année, nous l'avons été – en simple source, cette fois – par Boeing comme nous le sommes pour le Boeing 737 depuis 1983. Nous avons beaucoup travaillé pour parvenir à un tel résultat. La clé du succès ? Des choix technologiques qui ont été effectués au milieu des années 90 : si nous nous étions trompés, nous l'aurions payé très cher vingt ans après. En l'occurrence, le LEAP se positionne sur le marché aussi bien que son prédécesseur, ce qui est d'autant plus précieux que c'est rare.

L'une des évolutions voire révolutions pour les avions du futur résidera dans le passage de l'énergie hydraulique – pour piloter et manoeuvrer l'avion – à l'électricité en plaçant des petits moteurs électriques dans les roues. Nous parviendrons ce qui se fait aujourd'hui à faire rouler les avions au sol sans utiliser leurs gros moteurs au ralenti dans des conditions environnementales et énergétiques déplorables. L'un des axes de notre plan de recherches stratégiques consiste à être l'un des premiers acteurs mondiaux de ces technologies – c'est un domaine pour lequel nous consacrons beaucoup de R&D.

Dans le domaine de l'optronique – qui comprend notamment les techniques de visions de nuit appliquées aux forces armées –, nous avons signé hier un accord avec Thales, en présence du ministre de la défense. La France disposait de deux champions européens dans ce secteur : Safran – ex-Sagem, s'agissant des départements optronique – et Thales. Toutefois, compte tenu non seulement de ce que le client français représente une petite moitié de notre activité, mais aussi de l'évolution de la compétition mondiale, nous avons considéré qu'il était préférable de passer d'une logique de concurrence franco-française à une logique de partenariat. Encore fallait-il y parvenir tant les fusions industrielles sont assez faciles sur le papier et difficiles à mettre en oeuvre : il faut que toutes les parties prenantes y adhèrent en évitant de ne pas complexifier la situation ou de déplacer les problèmes sans les résoudre. En l'occurrence, nous sommes parvenus à un accord pragmatique qui traite l'essentiel des doublons dans le respect des intérêts des actionnaires et des salariés. Nous renforçons la filiale commune qui existait déjà dans le domaine des senseurs infrarouges – il s'agit d'un aspect très important car, dans les systèmes optroniques, ce sont les capteurs qui font la différence en permettant notamment de bénéficier de la résolution d'une caméra de télévision en infrarouge grâce à la possibilité de travailler sous la température de liquéfaction de l'oxygène.

En outre, nous mettons en place une société commune – dans laquelle chaque entité disposera de 50 % du capital – afin de fabriquer tous les produits nouveaux qui se présenteront sur le marché tout en conservant les usines et les produits actuels – comme nous l'avons d'ailleurs fait avec General Electric lorsque cela était nécessaire, en laissant le bureau d'études de Snecma à Villaroche et celui de GE à Cincinnati, sans que cela ne nous empêche de prendre 55 % de parts de marché mondial.

Enfin, nous avons des projets en partenariat – partage des revenus et des tâches – tant pour la France que pour l'exportation dans le domaine des équipements optroniques.

Sans doute a-t-il fallu du temps mais, comme nous le disent nos amis russes lorsque l'on râle quand ils ne tiennent pas les délais : « Chez nous, on met du temps à atteler, mais on laboure vite ! ».

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