Le désintérêt « manifeste » des parents est une notion très subjective qui, malheureusement, a toujours été comprise comme un désintérêt « volontaire », notamment par la jurisprudence de la Cour de cassation. Cette intentionnalité nous place du point de vue des parents, et non du côté de l'enfant et de ce qu'il ressent. Ce n'est plus sa souffrance qui est au centre de l'affaire, mais celle de ses parents. Il s'agit pour nous d'un détournement de sens.
Une évolution jurisprudentielle s'impose. Il faut sortir de ce focus autour de ce que peuvent et veulent faire les parents, et qui est parfois très difficile à interpréter – par exemple lorsque le parent est malade mental. C'est à l'enfant de dire si la situation lui permet de se développer, de mûrir et de s'attacher encore à ses parents. Il faut renverser la logique et passer de la protection des parents à la protection de l'enfant.
Cette idée est révolutionnaire, en ce sens qu'elle nous ramène au point de départ. Depuis de nombreuses années, la protection de l'enfance n'a pour but que de donner aux parents les moyens d'élever leurs enfants, sur le plan tant financier que psychologique – ce que nous appelons aujourd'hui « accompagnement ». Les travailleurs sociaux et les services d'aide à l'enfance n'ont pour objectif que de permettre aux parents en difficulté de devenir de bons parents.
Pendant ce temps-là, les enfants grandissent dans des familles d'accueil, qui peuvent être stables – au moins jusqu'à l'adolescence. C'est une course contre la montre qui s'engage. Faute d'éclaircir rapidement leur situation, les enfants s'installent dans une famille. Celle-ci s'attache à eux, et après quelques années il est trop tard pour déplacer les enfants.
Les travailleurs sociaux constatent que les enfants ainsi placés se développent dans de bonnes conditions, même si leurs parents biologiques, qui restent présents dans le paysage, ne leur rendent jamais visite.
Ce tripode peut tenir debout plusieurs années, mais ne nous leurrons pas : il arrive que la situation se dégrade au sein de la famille d'accueil, souvent lorsque l'enfant atteint douze ou treize ans. Ces problèmes peuvent provoquer une rupture et l'enfant se retrouve alors sans famille. Si aucune mesure n'a été prise, on est prisonnier d'une situation sans qu'aucune volonté n'ait été exprimée de part et d'autre. D'ailleurs, dans la plupart des cas, la famille d'accueil ne cherche pas à adopter l'enfant. Quelques enfants atteignent la majorité dans de bonnes conditions, mais d'autres se retrouvent totalement seuls à douze ou quinze ans. Ce n'est pas un hasard si 30 % des jeunes sans domicile fixe sont issus de ce circuit.
Le temps de l'enfant n'est pas celui des adultes : il passe très vite et il n'est parfois plus possible de revenir en arrière. C'est une réalité que les services de l'aide sociale à l'enfance, mais également la justice, ont beaucoup de mal à admettre.