Dans son essai, intitulé L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin s'inquiétait de la perte de l'aura propre à une oeuvre unique qu'entraîne sa reproduction en masse. Mais les effets de la technique ne se limitent pas à la perte éventuelle de la relation mystique à l'oeuvre, ils affectent aussi – et peut-être surtout – le droit d'auteur.
Sous une apparence technique, le présent projet de loi répond à un enjeu simple et néanmoins impérieux, celui du financement d'une part essentielle de la création artistique française.
Je tiens donc à vous remercier, madame la rapporteure, pour l'efficacité avec laquelle vous vous êtes saisie de l'examen de ce projet de loi et pour le travail approfondi que vous avez effectué dans un délai très contraint.
Depuis les années 1980, les moyens techniques de reproduction des oeuvres culturelles se sont considérablement démocratisés, hier avec les lecteurs-enregistreurs de cassettes audio et vidéo, puis avec les CD-ROM, les DVD, les clés USB et les baladeurs numériques, aujourd'hui avec les téléphones multimédia et les tablettes numériques. Cette multiplication des supports a rendu impossible le contrôle du nombre de copies réalisées par les particuliers pour leur propre usage, dites copies privées, et accru le manque à gagner des auteurs comme des autres ayants droit.
C'est pourquoi la loi du 3 juillet 1985, voulue et préparée par M. Jack Lang, et adoptée à l'unanimité, a instauré une rémunération « juste et équitable » visant à compenser financièrement le manque à gagner subi par les auteurs et les titulaires de droits voisins au titre des copies d'oeuvres réalisées sans leur autorisation préalable. Le dispositif ne constitue ni une taxe ni la compensation d'un préjudice au sens du droit civil, mais une modalité particulière d'exploitation et de rémunération des droits d'auteur, à travers un paiement forfaitaire se substituant au paiement à l'acte, depuis lors propagé dans 21 pays de l'Union européenne et intégré au droit communautaire par la directive sur les droits d'auteur de 2001.
La rémunération pour copie privée représente en France une part essentielle des droits d'auteur et donc du financement de la création. Elle s'élève à plus de 180 millions d'euros par an, que la société de perception et de répartition Copie France répartit entre auteurs, artistes interprètes, producteurs de musique, de cinéma, d'audiovisuel, de l'image fixe et de l'écrit.
Si 75 % des sommes ainsi collectées sont directement reversés aux créateurs, le reste, soit 25 % de la rémunération pour copie privée, est obligatoirement dédié, en application de la loi de 1985 précitée, à des actions d'aide à la création, à la diffusion du spectacle vivant et à la formation des artistes.
En s'acquittant de cette rémunération, le public participe directement au financement de près de 5 000 manifestations culturelles recouvrant une grande diversité de genres et de répertoires : grands et petits festivals, pièces de théâtre, concerts, spectacles de rue ou de marionnettes, courts-métrages, documentaires de création…
Cette institution remarquable, qui a su s'adapter au numérique, se trouve aujourd'hui menacée, à la suite d'un arrêt rendu le 21 octobre 2010 par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), et d'une décision du Conseil d'État du 17 juin dernier.
Jugeant que les supports acquis pour un usage professionnel devaient être exemptés du paiement de la rémunération pour copie privée, le Conseil d'État a condamné le système mis en place par la commission de la copie privée qui, pour des raisons de simplicité et de prévention de la fraude, consistait à appliquer la rémunération correspondante aux supports susceptibles de servir à la fois pour un usage professionnel et pour un usage privé, à savoir les CD-ROM, la plupart des DVD, les téléphones multimédia, ou encore les clés USB, moyennant un abattement reflétant la part des usages professionnels. D'où l'urgence de l'examen du présent projet de loi.
La décision du Conseil d'État, en elle-même légitime, emporte des effets collatéraux extrêmement graves : elle prive de fondement juridique, à compter du 22 décembre prochain, l'essentiel des barèmes de perception de la copie privée, faisant ainsi peser une menace immédiate sur la perception de ces 180 millions d'euros.
Elle provoque en outre un effet d'aubaine pour les redevables de la rémunération pour copie privée qui avaient engagé une action judiciaire avant le 17 juin 2011. Ceux-ci pourront en effet réclamer le remboursement des sommes versées, soit un montant de près de 60 millions d'euros, alors même que l'essentiel de ces sommes étaient effectivement dues, dans la mesure où n'étaient pas en cause des supports acquis à des fins professionnelles, et que la copie privée avait été répercutée sur le prix acquitté par les consommateurs.
Le principal objet du projet de loi est donc de remédier au risque d'une interruption ou d'une remise en cause de la rémunération pour copie privée lorsque celle-ci est effectivement due, en neutralisant les effets collatéraux de la décision du Conseil d'État : d'une part, en maintenant, au-delà du 22 décembre prochain, des barèmes de la rémunération pour copie privée ; d'autre part, en procédant à une validation ciblée des rémunérations antérieures au 17 juin 2011 qui font l'objet d'une action contentieuse.
Cette réponse, conforme à la Constitution et au droit européen, a été approuvée par le Conseil d'État lors de son examen du projet de loi. Conçue de manière à respecter la chose jugée, elle n'empêche pas les personnes ayant acquis un support pour un usage professionnel de faire valoir leurs droits.
Le projet de loi est également indispensable pour que nous nous conformions aux obligations du droit communautaire, la CJUE ayant consacré le principe d'une obligation de compensation effective du manque à gagner lié aux actes de copie privée.
Afin de mettre en oeuvre la décision du Conseil d'État, le texte prévoit l'exemption des supports acquis pour un usage professionnel du paiement de la rémunération pour copie privée. Il y procède selon deux modalités, directement inspirées de la pratique actuelle de la commission concernant certains supports déjà exemptés : soit sur le fondement d'une convention passée entre Copie France et les professionnels, permettant à ceux-ci d'être exonérés lors de l'acquisition des supports, notamment dans des circuits de distribution spécialisés ; soit par une demande de remboursement présentée auprès de Copie France et assortie de justificatifs, ceux-ci établissant la qualité de professionnel et l'usage présumé du support à des fins autres que de copie privée.
Le projet de loi comporte aussi des dispositions de portée plus limitée, consacrant la pratique de la commission de la copie privée en matière d'enquête d'usage, ou tirant les conséquences de la récente jurisprudence qui a écarté de l'assiette de la copie privée les copies de source illicite, effectuées à partir de fichiers piratés. Il prévoit par ailleurs l'information de l'acquéreur d'un support d'enregistrement sur le montant de la rémunération auquel il est assujetti, ce qui représente une avancée intéressante pour la compréhension par chacun du mécanisme de la copie privée et de ses enjeux.
Ce projet de loi, justifié par une situation d'extrême urgence, a donc un objet circonscrit : il s'agit, d'ici au 22 décembre prochain, d'éviter un effondrement du système de la copie privée, qui constitue une mode de rémunération important des ayants droit mais aussi une source essentielle de financement de la création. Dans ce but, le texte privilégie une réponse pragmatique, immédiatement applicable et cependant respectueuse des jurisprudences du Conseil d'État et de la CJUE.
Le ministère de la culture poursuit parallèlement une réflexion à plus long terme afin de mesurer les incidences des évolutions technologiques sur la copie privée. Une commission spécialisée du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, que préside Mme Sylvie Hubac, a ainsi été chargée d'étudier l'incidence du cloud computing en matière de droits d'auteur et de copie privée.
Le présent projet de loi apporte une réponse indispensable à une situation d'urgence. Il prouve également notre réactivité et notre engagement commun en faveur du soutien à la création, de la défense de ceux qui inventent, de ceux qui composent, en somme de ceux qui prennent les risques artistiques.