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Intervention de Catherine Quéré

Réunion du 17 novembre 2011 à 9h30
Délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse — Discussion d'une proposition de loi

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCatherine Quéré :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la présente proposition de loi vise à supprimer deux discriminations injustifiables que comporte notre droit en matière de répression des injures, diffamations et provocations à la discrimination, la haine et la violence.

Première discrimination : le délai de prescription de l'action pénale est d'un an pour les victimes de propos racistes ou xénophobes et il est de trois mois pour les victimes de propos sexistes, homophobes ou handiphobes. L'article 2 de la proposition de loi, qui vise à appliquer le délai d'un an dans les deux cas, est par conséquent une mesure de bon sens et d'équité.

L'article 1er propose quant à lui de mettre fin à une autre différence de traitement injustifiable qui concerne plus spécifiquement le délit de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence.

Alors que la loi sanctionne les provocations à toute forme de discrimination à caractère raciste, xénophobe ou religieux, seules les provocations à certaines discriminations à caractère sexiste, homophobe ou handiphobe, limitativement énumérées, sont réprimées. Ainsi, inciter des individus à refuser l'entrée de leur domicile aux personnes d'une nationalité déterminée est punissable alors que la même provocation concernant des personnes handicapées ne l'est pas. De même, les provocations aux discriminations en matière de rémunération sont réprimées dans un cas, mais pas dans l'autre.

Une telle différence de traitement est clairement contraire à deux principes constitutionnels : celui de l'égalité devant la loi et celui de l'intelligibilité de la loi.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le principe d'égalité est constante et ferme. Les dérogations à ce principe doivent être justifiées soit par un motif d'intérêt général, soit par une différence objective de situation.

Vous conviendrez tous, je l'espère, qu'aucun de ces deux motifs ne peut être invoqué en l'espèce, à moins que vous ne considériez qu'une injure faite à une personne en raison de son handicap ou de son orientation sexuelle soit moins grave qu'une injure faite à une personne en raison de sa couleur de peau, de sa religion ou de sa nationalité.

Ces délits sont de même nature et font d'ailleurs l'objet des mêmes sanctions : ils ont pour point commun de mettre en cause des personnes pour ce qu'elles sont et non pour ce qu'elles font.

Il convient d'avoir bien conscience qu'établir une différence de traitement des injures revient à établir une hiérarchie entre les catégories d'individus, c'est-à-dire entre une femme handicapée et une femme de couleur, entre un homosexuel, un juif ou un musulman. Voilà qui n'est pas digne, vous l'admettrez, quel que soit votre parti, des valeurs de la République.

Dans une contribution écrite qu'il m'a adressée, M. Emmanuel Dreyer, professeur de droit à l'université Jean-Monnet, confirme qu'« il n'y a aucune raison de traiter différemment les propos sexistes ou homophobes et les propos racistes ou sectaires. Au contraire, dans sa sagesse, le législateur a pris la précaution de fondre ces incriminations dans le même moule puisque c'est le même comportement qui est incriminé. La répression doit donc obéir aux mêmes règles ».

En outre, comme le rappelle constamment le Conseil constitutionnel, le droit se doit aussi d'être intelligible. Or la législation sur les propos discriminatoires est incompréhensible. La différence inexplicable des délais de prescription est évidemment d'abord source d'incompréhension pour les justiciables qui voient leurs plaintes classées sans suite du fait de la brièveté des délais. Elle est également source de confusion dans la qualification des plaintes par les services de police et les professionnels de la justice.

Comme nous tous, ils ignorent fréquemment que le délai pour les injures homophobes, sexistes ou handiphobes est réduit et ont tendance à classer – erreur de bon sens – toutes les injures dans la même catégorie, celle des injures à caractère raciste. Or comme ces dernières sont prescrites au bout d'un an, cette confusion entraîne de fréquents retards et des lenteurs dans le traitement des plaintes qui sont souvent fatals à l'issue du recours.

Les statistiques du ministère de la justice le confirment de manière frappante. Entre 2005 et 2010, c'est-à-dire depuis que le délit existe, une seule condamnation a été prononcée sur le motif de la « provocation à la haine ou à la violence à raison de l'orientation sexuelle ».

M. Hussein Bourgi, président du collectif contre l'homophobie, a constaté que sur trois dossiers de plainte contre des injures à caractère homophobe, deux sont classés sans suite du fait de la brièveté des délais de prescription.

Ainsi, comme le fait remarquer M. Albert Chavanne, professeur à la faculté de droit de Lyon, ce délai de prescription, qui, soulignons-le, est le plus court de toute l'Europe, aboutit à de fréquents dénis de justice, que nous ne pouvons pas tolérer.

Le seul argument avancé contre la présente proposition de loi est la liberté de la presse. Cet argument est irrecevable pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, il est très important d'avoir à l'esprit que ces délits, bien que figurant dans la loi sur la presse, ne concernent que très marginalement la presse. Ce qui est visé, ce sont les propos tenus dans la sphère publique, que ce soit dans la rue, sur une affiche, par écrit, à la télévision, sur internet. Il s'agit d'ailleurs, le plus souvent, d'injures proférées dans la rue, entre voisins et de plus en plus fréquemment sur Internet.

Lors de l'examen du texte en commission, M. Christian Kert a estimé que dans le contexte récent, marqué par les actes de violence inacceptables dont a été victime le magazine Charlie Hebdo, il est indispensable de manifester l'attachement des pouvoirs publics à la garantie de la liberté de la presse, donc de privilégier la défense de la liberté de la presse par rapport à l'harmonisation du droit.

Dans une contribution écrite qu'il m'a adressée, M. Stéphane Charbonnier indique que Charlie Hebdo n'a jamais été attaqué pour propos sexistes, homophobes ou handiphobes. En outre, aucune recrudescence des poursuites pour propos racistes n'a été constatée depuis que le délai de prescription a été porté à un an.

Depuis que l'incrimination existe – et l'on sait combien elle a été obtenue de haute lutte contre d'ardents défenseurs de la liberté de la presse –, la presse quotidienne régionale n'a jamais fait l'objet de condamnation pour propos sexistes, homophobes ou handiphobes.

Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du syndicat national des journalistes, qui représente un journaliste sur deux, a indiqué que cette proposition de loi ne porte aucunement atteinte à la liberté d'expression. Elle rappelle que le délit d'opinion n'existe pas en France et qu'il convient de bien distinguer l'opinion de l'injure. Par conséquent, invoquer la liberté d'expression et la liberté de débattre est selon elle un faux argument.

En mai 2003, M. Dominique Perben, garde des sceaux, avait justifié l'allongement du délai de prescription pour les injures racistes en indiquant que trois mois était un délai trop court, surtout quand les infractions avaient été commises sur Internet. Ce qui vaut pour les propos racistes et antisémites vaut évidemment pour les propos sexistes, homophobes et handiphobes. Vous savez d'ailleurs fort bien qu'il circule sur Internet autant, voire plus, de messages sexistes, handiphobes ou homophobes que de messages racistes.

Mme Dominique Pradalié a par ailleurs rappelé que le foisonnement extraordinaire de propos sur Internet ne permet pas de repérer les propos discriminatoires dans le délai de trois mois.

Internet, outil formidable au service de la liberté d'expression, donne évidemment une dimension nouvelle aux phénomènes de diffamation, d'injures et de provocations à la discrimination. Vous le savez tous, les contenus diffusés sur Internet ne sont pas majoritairement le fait de journalistes soumis à des règles de déontologie, contrairement à la presse. Chacun est désormais en mesure de diffuser ses opinions, fussent-elles injurieuses ou diffamatoires. Chaque citoyen est désormais susceptible de faire l'objet d'un propos diffamatoire ou injurieux qui, trois mois après sa mise en ligne, sera de facto légalisé et consultable à jamais.

Loin de justifier le droit existant par le principe de liberté de la presse, M. Emmanuel Dreyer, spécialiste de la responsabilité civile et pénale des médias, va même jusqu'à s'interroger sur la légitimité d'un délai dérogatoire dans la mesure où ces infractions ne sont, selon lui, pas de vraies infractions de presse : elles sont rarement commises par les médias. Selon M. Dreyer, rien ne justifie donc la situation actuelle et la plus mauvaise des réponses pour la justifier serait d'invoquer la liberté d'expression.

Pour finir, je souligne que le Défenseur des droits, Dominique Baudis, vous a adressé, monsieur le garde des sceaux, un courrier dans lequel il appelle de ses voeux l'adoption de cette proposition de loi. Mes chers collègues, j'en appelle à votre bon sens de législateur : on ne peut, sous le faux prétexte de la liberté d'expression, tolérer une hiérarchisation entre les individus et donner à ceux qui se rendent coupables d'injures un sentiment d'impunité. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.)

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