Les entreprises essaient de faire de l'économie et des profits, pas de la politique. Mais les parlementaires que vous êtes ont un rôle à jouer car, dans le souci de bien faire, vous multipliez les lois. Nous avons besoin de règles plus stables et moins nombreuses.
S'agissant de la fiscalité du patrimoine, le projet qu'on nous annonce comporterait, outre l'abandon du bouclier fiscal, une réforme de l'ISF ou la création d'un IRF.
L'ISF aurait entraîné – le débat reste vif – des délocalisations par centaines de milliards, selon les chiffres qui circulent et dont je m'étonne qu'ils ne puissent pas être plus sûrs. Par ailleurs, il est source de contentieux importants concernant la valorisation des entreprises non cotées ainsi que, probablement, des biens immobiliers. Enfin, s'agissant d'un impôt sur le patrimoine et non sur les revenus qu'il génère, il est indépendant de la faculté contributive – et l'on se souvient de l'émoi de propriétaires immobiliers découvrant qu'ils allaient devoir payer pour un patrimoine dont ils ignoraient la valeur.
Du point de vue des entreprises, que dire de l'ISF ? Soit un contribuable passible de l'ISF qui reçoit d'une entreprise 100 de dividende. Les entreprises du CAC 40 distribuant à leurs actionnaires environ 2,5 % de leur capitalisation boursière, et les entreprises non cotées faisant probablement de même, on peut en déduire que l'entreprise est évaluée à 4 000. Ce contribuable devra acquitter, après abattement de 40 % sur les revenus mobiliers, donc sur une base de 60, 25 au titre de l'impôt sur le revenu s'il est dans la tranche de 41 %, 12 au titre de la CSG, et, au titre de l'ISF, s'il est dans la tranche de 1,8 %, sur une base de 4 000, 72, soit au total 109. En cas d'option pour le prélèvement libératoire, l'impôt sur le revenu est de 19. S'y ajoutent la CSG pour 12 et l'ISF pour 72, soit un total de 103. Il est rare que des personnes acceptent de prendre le risque d'investir dans une entreprise pour un rendement nul, même associé au privilège d'acquitter l'ISF… La fiscalité absorbe le rendement de l'investissement dans l'entreprise.
Qu'en est-il avec le projet d'IRF ? En supposant que, sur le patrimoine de 4 000, la plus-value soit de 1 000, celle-ci sera taxée à 19 % – auquel s'ajoutera peut-être la CSG, nous ne le savons pas –, soit un impôt de 190. Si on conserve l'hypothèse de la distribution par l'entreprise de 2,5 %, on arrive, en ajoutant les 37 ou 31 d'impôt sur le revenu et de CSG, selon que l'on applique le taux de 41 % ou le prélèvement libératoire, à 227 ou 221 à acquitter… Pour payer, il faudra que le contribuable vende des titres ! Les griefs que l'on pouvait faire à l'ISF – du fait qu'il porte sur un stock et non sur un revenu – sont donc aggravés pour l'IRF ; le défaut structurel est le même mais économiquement, l'un est encore plus insupportable que l'autre.
De grands risques ont été identifiés en leur temps et donné lieu à des aménagements de l'ISF.
Si l'entreprise se soucie de ses actionnaires, elle s'efforcera d'adopter une politique de distribution leur permettant de supporter la fiscalité, au risque d'aller au-delà de ce qui serait raisonnable pour poursuivre son développement. Les entreprises distribuent en moyenne environ 30 % de leur résultat ; celle qui distribuerait beaucoup plus compromettrait sa capacité d'autofinancement, et partant son avenir et sa position par rapport à des concurrents qui ne subiraient pas semblable pression. Si l'entreprise refuse de se lancer dans une telle politique, contraire à ses intérêts, elle peut être tentée – toujours dans l'hypothèse où les actionnaires ne pourraient pas supporter la fiscalité associée à la détention d'actions – par une cession à un tiers, dont les conditions fiscales seraient différentes. Il s'agira souvent d'un concurrent étranger : la dégradation des recettes publiques peut alors être considérable… L'entreprise étrangère commencera par rapatrier le siège dans son pays, avec pour conséquence l'abandon de locaux, souvent en région parisienne, dont l'utilisation implique versement transport, la taxe sur les bureaux et autres prélèvements, et par ailleurs la disparition de hauts salaires, donc des charges sociales et recettes fiscales qui leur étaient liées. Ensuite, la base imposable diminuera car la maison mère développera dans les limites tolérées les management fees. Enfin, si notre fiscalité des entreprises continue à être jugée aussi défavorable, y compris par la Cour des comptes, l'arbitrage sera défavorable à la France en cas d'investissements futurs. Il y aura donc écrêtement progressif des bases imposables, d'une ampleur nettement supérieure à la recette attendue de l'impôt sur le capital, qu'il s'agisse de l'ISF ou d'un IRF.
Cet argumentaire, largement développé au début des années 2000, a convaincu les parlementaires de procéder à des aménagements de l'ISF, dans le but d'exonérer l'outil de travail. Le dirigeant qui détient 100 % du capital n'a donc pas de problème. Mais au fur et à mesure que l'entreprise se développe, le capital a vocation à s'ouvrir aux minoritaires ; d'où une deuxième mesure prise ensuite, l'exonération à 75 % des actions détenues dans une entreprise, sous condition d'existence d'un pacte de stabilité. À défaut d'une telle mesure, notre groupe n'aurait pas pu conserver son actionnariat français. Par ailleurs, pour faciliter la croissance des PME par fonds propres, les mesures d'ISF-PME ont été adoptées dans le cadre de la loi TEPA. Ces rappels prouvent que des aménagements importants ont été nécessaires pour rendre le dispositif supportable.
L'IRF, qui n'a jamais existé et n'existe nulle part ailleurs, ne pourrait qu'aggraver les effets néfastes de l'ISF et renforcer l'exception française. Il n'est peut-être pas très judicieux d'exercer notre créativité dans des domaines aussi risqués pour les agents économiques.
Le MEDEF aspire en matière fiscale à la simplicité, la lisibilité, la clarté et la facilité des déclarations comme du contrôle. À cet égard, nous soupçonnons que l'IRF, s'il devait voir le jour, complexifierait toujours plus les déclarations et leur traçabilité, alors que l'ISF actuel constitue déjà pour les assujettis un véritable pensum. En outre, comment l'administration pourra-t-elle s'acquitter de sa tâche de contrôle ? Et à quel coût ?
En outre, pour le budget, le versement de l'IRF au fil du temps ne correspond qu'à une anticipation de recette, sans effet global : in fine, en effet, un actif finit toujours par se vendre ; son propriétaire acquitte donc un impôt sur la plus-value – sur lequel, normalement, l'IRF devrait venir s'imputer, sauf à accepter l'idée d'une imposition multiple. Dès lors, en principe, il n'y a pas de recette supplémentaire pour les finances publiques. En revanche, les conséquences d'un tel impôt pour les agents économiques sont colossales.
J'ai évoqué la capacité contributive des détenteurs d'actions, mais le problème peut être le même pour le patrimoine immobilier. Si les prix montent de 5 à 10 % l'an dans les années qui viennent, l'IRF obligera les propriétaires à vendre une partie de leurs biens.
Au-delà des difficultés de gestion, il est évident que cet impôt créera des situations insupportables. Prenons l'exemple de l'action France Télécom qui, après avoir atteint des sommets, a connu une chute abyssale dont elle ne s'est pas encore relevée. Avec l'IRF, le détenteur aurait dû payer un impôt quand le cours était au plus haut alors que, six mois plus tard, son patrimoine avait diminué des deux tiers. Il aurait donc dû sortir de la trésorerie pour un actif qui ne générera pas de plus-value avant très longtemps. Le problème est le même avec le CAC 40 qui est monté à plus de 6 000 points alors qu'il est aujourd'hui autour de 4 000. La situation serait vraiment intenable en cas d'éclatement d'une bulle ou de crise économique puisque, sur un plan strictement budgétaire, l'État aurait reçu de l'argent en année faste et contracté pour l'avenir une dette supplémentaire, en contradiction flagrante avec le souci de ne pas faire porter aux générations futures le poids de nos errements.
Si l'IRF est une idée brillante, il est inapplicable.