Notre Délégation a pris l'initiative de se saisir du problème de la dépendance car, tant du côté des aidants que des aidés, ce sont les femmes qui sont en priorité concernées.
Pour nous parler de ce sujet, je suis particulièrement heureuse de recevoir notre collègue Laurent Hénart, président de l'Agence nationale des services à la personne (ANS).
Dans ce secteur qui se trouve dans une situation extrêmement préoccupante, l'ANS joue un rôle important et porte des projets novateurs.
Laurent Hénart. En cette période de crise, la question de la dépendance constitue un sujet crucial – la solidarité, en s'appliquant aussi en ce domaine, devant apporter à tous la preuve tangible de l'existence de la communauté nationale.
Le vieillissement est le problème humain majeur du continent européen ; demain, il sera aussi celui de l'Inde, du Brésil et de la Chine. Les voies nouvelles qu'on imagine aujourd'hui serviront à d'autres.
C'est un sujet qui malmène en premier lieu les femmes ; parce que, vivant plus longtemps, elles se retrouvent souvent seules ; parce que leur dépendance peut être douloureuse, si elle n'a pas été préparée et anticipée ; et parce que, enfin, le secteur de l'aide à la personne emploie des femmes à près de 90 %, tant dans les services de soins à domicile que dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
Quel est l'état de la question et quelles sont les pistes de réforme ?
Disposer de personnels qualifiés et assurer une liberté de choix ne se fera pas sans une réforme du financement. Qu'une partie de celui-ci provienne des départements et l'autre de la sécurité sociale n'a pas de sens ; il faut faire un choix. Après en avoir discuté en conseil d'administration, l'ANS, qui regroupe tous les acteurs du secteur – les réseaux de collectivités locales, les réseaux associatifs, les entreprises de service à domicile et les particuliers employeurs –, , estime qu'il conviendrait de privilégier un système analogue à celui de la sécurité sociale : il s'agirait de concentrer les responsabilités sur la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), laquelle serait relayée, au niveau des territoires, par les agences régionales de santé (ARS).
À court terme, l'ANS propose de reformer le mode de versement de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA).
Cette aide financière fait en effet l'objet de fraudes. Le premier type de détournement s'organise de la façon suivante : le bénéficiaire demande le versement de l'APA sur un compte auquel ont accès des ayants droit ; ceux-ci perçoivent la somme en numéraire, l'utilisent partiellement pour payer un prestataire de soins à domicile et conservent le reste. L'ensemble des heures prescrites n'est ainsi pas effectué.
La seconde source de fraude est l'indu, qui traduit l'incapacité des départements à prendre en compte le décès du bénéficiaire de l'APA. De six mois à un an sont nécessaires aux services administratifs avant la suspension de l'aide ! La somme versée indûment étant alors entrée dans la succession, la procédure de récupération est complexe : elle passe par l'émission d'un titre de recette, conformément aux règles de la comptabilité publique. À l'échelle nationale, le phénomène est sensible.
Une dizaine de départements ont mis en place avec l'ANS, depuis 2004, un système de versement de l'APA par le biais des chèques emploi service. L'avantage est évident : le chèque n'est utilisé et les comptes du département ne sont débités qu'une fois effectuée l'heure de travail au domicile de l'ayant droit.
Le département des Pyrénées-Orientales, où ce système est expérimenté depuis 2005, a ainsi réalisé une économie de 15 %, ce qui a permis à ce département de revaloriser le taux horaire des intervenants et de mettre en place un programme de certification.
Une économie d'un sixième sur une dépense qui s'élève à six milliards d'euros dégagerait une marge d'un milliard d'euros en deux ou trois ans. Certes, il s'agit d'une économie par recyclage de crédits, mais elle permettrait de disposer d'un délai pour mettre en place une réforme globale.
À moyen terme, l'ANS est favorable à un financement collectif du socle de la dépendance. En tant que député, et à titre personnel, j'ai toujours été opposé au recours à l'assurance obligatoire. Il s'agit en effet d'une véritable hérésie sur les principes, car la dépendance est un risque social majeur qu'il ne revient pas à une assurance privée de couvrir – est-il besoin de rappeler que nombreuses sont les personnes qui ne payent même pas leur assurance-automobile ? C'est aussi une hérésie du point de vue de la justice sociale, car la même charge pèserait sur tous, quel que soit le niveau de revenu. L'assurance obligatoire est de fait un impôt déguisé : un impôt en outre injuste car non progressif.
Le système assurantiel ne sera pas à même, à lui seul, de financer la dépendance dans les quinze ans à venir. L'assurance privée intervient traditionnellement dans le cadre de la liberté contractuelle et ses clients sont des personnes solvables ; les assureurs ne s'engageront de manière globale que si une cotisation obligatoire est mise en place.
Un socle de financement collectif est donc indispensable. Les réflexions menées par l'ANS suggèrent la mise en place d'un financement assis de manière équilibrée sur les revenus du travail et du capital. Il me semble, pour ma part, que deux milliards d'euros pourraient être trouvés en augmentant la contribution sociale généralisée (CSG) ou la contribution sociale sur les revenus et les placements financiers ; et deux autres milliards d'euros en supprimant une journée de réduction du temps de travail (RTT). Mes propositions me rendent destinataire de nombreuses lettres d'injures… Mais le taux de taxation sur les revenus du travail atteint, en France, un niveau déraisonnable et il est plus élevé que partout ailleurs en Europe ; on ne peut donc qu'élargir l'assiette, ce qui revient à demander de travailler plus.
L'ANS propose également de développer le système de prévoyance en resserrant notamment la fiscalité de l'assurance-vie. Des volumes d'épargne considérables - 1 300 milliards d'euros – bénéficient aujourd'hui d'une fiscalité dérogatoire. En restreignant les conditions d'utilisation de ce type de contrat, on pourrait en faire de vrais contrats de prévoyance vieillesse qui couvriraient l'accompagnement de la retraite et la dépendance.
Que les compagnies d'assurance plaçant de l'assurance-vie soient aujourd'hui en décollecte montre que ce produit est utilisé comme un second Livret A – pour la retraite, pour aider les enfants, pour défiscaliser les successions ou pour compléter des revenus devenus insuffisants en période de baisse de pouvoir d'achat –, autrement dit comme une variable d'ajustement. L'objectif d'intérêt général, qui justifiait pourtant un régime fiscal dérogatoire, est perdu.
Mais, au-delà de ces questions de financement, le problème de fond me paraît être que le système médical ne favorise pas l'autonomie des personnes : il n'y a pas d'anticipation de la dépendance. Lutter contre le handicap et la dépendance relève aujourd'hui du curatif, de l'a posteriori. Il serait pourtant plus avantageux, financièrement, de prévenir et d'anticiper.
Ce serait aussi plus efficace, comme le montrent des pays tels que le Québec ou les pays scandinaves ; dans ces pays, l'espérance de vie est comparable à la nôtre, mais l'espérance de vie en bonne santé est de cinq à six ans supérieure. Un système de médecine générale différent du nôtre y est en place, basé sur des équipes de soin ; en France, l'exercice solitaire de la médecine est une tradition.
Si les maisons de santé sont créées en milieu rural faute, dit-on, d'autres solutions, l'intérêt de ces structures, qui aujourd'hui connaissent un ratio d'un médecin pour trois paramédicaux, est d'assurer un bien meilleur suivi des patients et de faire de la prévention.
Il conviendrait donc de disposer d'équipes de santé intervenant suffisamment tôt dans le processus de vieillissement. Par exemple, lorsque des ergothérapeutes donnent aux personnes âgées des conseils d'aménagement de leur domicile, ils préviennent des accidents à répétition dont les conséquences sont toujours graves – on sait qu'après deux fractures du bassin, la personne, le plus souvent, restera handicapée et devra être placée en établissement. Conjurer l'irrémédiable, c'est ce qu'on peut attendre d'équipes de soins combinant les compétences de médecins et de personnels paramédicaux. De véritables centres de ressources sanitaires seraient, en outre, à même de mettre en réseau les différents intervenants à domicile ; même si ces derniers relèvent d'autres secteurs que celui de la santé – il peut s'agir du salarié qui fait le ménage ou s'occupe du jardin –, ils pourraient être formés pour détecter les problèmes de santé de la personne âgée et remplir une fonction d'alerte.
Enfin, l'ensemble de ces réformes conduira à une modification en profondeur des conditions de travail des femmes employées dans le secteur des soins à domicile. Les métiers du soin sont en effet largement féminisés, qu'il s'agisse des aides à domicile ou des médecins. La conséquence en est que de nombreuses femmes exercent, aujourd'hui, leur activité dans des univers professionnels cloisonnés qui rendent difficile la conciliation avec la vie familiale. Faire tomber les barrières entre le sanitaire et le social donnerait aux femmes la possibilité de suivre des parcours de formation.
On sait que le temps partiel, prédominant dans le secteur du soin à domicile, répond à la fois à une contrainte professionnelle et à un choix. Permettre à la femme de se professionnaliser progressivement passe par une augmentation des salaires et par des formations pour devenir aide-soignante, infirmière voire médecin car pourquoi ce secteur devrait-il être le seul où il n'y a pas de formation et de validation des acquis de l'expérience ? On sait que la spécificité de ces métiers tient aux difficultés rencontrées sur le terrain et auxquelles aucun diplôme ne prépare. Savoir s'occuper d'une personne âgée constitue un véritable acquis pour une auxiliaire de vie ; cet acquis doit pouvoir être valorisé dans le cadre d'une formation pour devenir aide soignante ou infirmière.
Au demeurant, de nombreuses branches de la formation professionnelle sont excédentaires ; il leur serait facile d'aider les autres secteurs.
Je suis convaincu, comme je l'ai exposé dans un rapport que j'ai rendu sur les nouveaux métiers de santé, qu'un jour les infirmières deviendront des praticiens de soins qui recevront des délégations de tâches des médecins. Et pourquoi ne pourraient-elles pas devenir elles-mêmes des médecins ?
Je rappelle que les salariés travaillant dans le secteur du soin à domicile représentent, avec les professionnels de santé, 4,5 millions d'emplois pour une population active de 21,5 millions de personnes. Ces emplois se féminisent à très grande vitesse. Il y a donc là un enjeu majeur pour les femmes.