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Intervention de Françoise Héritier

Réunion du 11 octobre 2011 à 16h00
Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Françoise Héritier, anthropologue, professeure honoraire au Collège de France :

Je suis moi-même très honorée d'avoir l'occasion d'exprimer quelques idées devant vous et de répondre à vos questions.

On ne peut être que saisi d'étonnement devant la levée de boucliers que suscite l'introduction de l'enseignement du genre dans les programmes scolaires, notamment auprès de groupes de députés et de sénateurs, et cela pour trois raisons. La première est la confusion volontairement entretenue entre construction du genre et construction de l'orientation sexuelle. La deuxième est l'idée revendiquée qu'il existerait une « nature » humaine dictant à chaque sexe son comportement et induisant ses capacités – quand il ne s'agit pas, pour certains, d'une volonté dictée par une divinité. La troisième est le rejet de l'idée que puisse exister une connaissance scientifique de l'homme et de la société du même type que celle dont on reconnaît l'existence pour les sciences de l'univers, de la terre et de la vie.

Sur le premier point, il y a peu à dire sinon ceci. La « théorie du genre » pour reprendre cette expression, n'a pas été construite au fil des observations et expériences pour imaginer agir sur des orientations sexuelles. La présenter de la sorte, à l'abri de phobies encore présentes, vise à la discréditer. En réalité, le travail qui a été conduit clairement depuis quelques décennies et qui continue de l'être, porte non sur la sexualité mais sur la constitution d'identités dites de « genre » : ces identités correspondent aux normes voulues par toute société, toute culture et sont reprises à leur compte par les individus. Ces normes ne sont pas exprimées nécessairement de manière consciente – c'est d'ailleurs un des objectifs de la recherche de les désigner – mais elles le sont dans les mots, les regards, les gestes, les contacts, les comportements, les attitudes, qui sont différenciés. Dès la naissance, les adultes, et les parents au premier chef, se comportent différemment avec le nourrisson selon qu'ils savent que c'est une fille ou un garçon. Ainsi, récemment, un couple canadien a-t-il eu les honneurs de la presse. Ce couple s'est refusé à faire connaître à son entourage le sexe de leur bébé en espérant, ingénument sans nul doute, mener une expérience du type de celle des enfants-loups. Comment se construirait un enfant qui ne saurait pas qu'il est sexué ? Mais se sentent-ils capables ces parents qui savent, de ne jamais tenir compte de ce savoir dans leurs actes quotidiens ? Espèrent-ils couper leur enfant de toutes les interactions publiques susceptibles de faire naître en lui des interrogations ? Il reste que, dans l'accomplissement au jour le jour de cette expérience hors normes, qui pose tant de questions, l'entourage est considérablement perturbé car il ne sait pas comment se comporter à l'égard de ce bébé. La gêne profonde ressentie par chacun nous amène à comprendre à quel point nous sommes intimement conduits à nous comporter à l'égard des autres, et en premier lieu des enfants que l'éducation doit modeler pour leur permettre de vivre en société, en fonction du sexe morphologiquement apparent.

Pour donner plus de poids à l'aversion que suscite chez certains l'idée même de la construction du genre et donc celle de sa possible subversion, prétendre que le « genre » vise à rendre l'homosexualité tout aussi acceptable que l'hétérosexualité est une réduction qui frise la malhonnêteté. Il s'agit, on le conçoit, de bien davantage : de cette place normée qui est faite à chacun en fonction de son sexe et l'oblige à se conformer au « genre » qui lui est rattaché ; de cette place construite universellement de façon hiérarchique selon ce que j'ai appelé dans mes propres travaux « la valence différentielle des sexes », laquelle établit une équivalence entre le statut de femme et celui d'enfant ou de cadet, c'est-à-dire de mineur. Cette obligation de conformité est intériorisée par les individus, femmes et hommes, car la pression est constante. J'en donnerai un exemple anodin, tiré de la lecture de la presse récente, où l'on voit le rôle de l'école qui est un excellent lieu de reproduction des schémas usuels de pensée. L'enseignement scolaire fait comprendre systématiquement aux filles qu'elles ne sont pas douées pour la représentation dans l'espace, la géométrie, les objets industriels, l'ingénierie, mais qu'en revanche les lieux où s'exprime la sensibilité, comme la littérature ou l'esthétique, sont pour elles. Si l'on demande à des filles de reproduire le schéma d'un objet industriel compliqué, elles n'y parviennent pas ou avec un très faible taux de réussite. Si, en revanche, l'objet leur est présenté comme un dessin qu'il faut reproduire, elles réussissent parfaitement l'exercice. Or elles ne sont pas nées en ayant en tête l'idée d'une ligne de démarcation entre l'objet et le dessin qui le représente, l'un leur étant accessible, l'autre non. Il a bien fallu que cette limitation leur soit fournie. Et ce n'est pas leur nature qui les empêche de réussir la copie du schéma de l'objet puisqu'elles réussissent fort bien la tâche esthétique d'en dessiner la forme.

Il n'y a pas de « nature » humaine ni d'essence féminine ou masculine qui nous obligeraient. Ce qui compte est la variabilité individuelle. Prenons cent individus au hasard, la seule obligation étant que ce groupe soit composé à moitié de femmes et à moitié d'hommes. Les cinquante plus grands ou les cinquante plus lourds ne seront pas tous des hommes, loin de là. Les classements que l'on pourrait faire selon toutes les capacités imaginables, physiques, intellectuelles, émotionnelles, sensibles, créatrices, etc… seraient également marquées par une grande diversité et jamais par l'apanage d'un seul sexe. La théorie du genre ne nie pas l'existence du sexe morphologique, anatomique et physiologique. Elle montre simplement cette diversité individuelle et comment se construisent et se surimposent des images mentales de ce qui serait le propre de la féminité et le propre de la masculinité. Elle montre aussi quels sont les moyens utilisés pour obtenir un formatage au plus près de ces préconceptions. Nous y obéissons tous peu ou prou : dans la façon de se camper ou de se tenir – contrairement à un homme, une femme ne se tiendra jamais les jambes écartées –, dans la façon de se saluer, de rire, de boire... pour ne parler que de ces comportements corporels ostensibles.

Je donnerai quelques exemples en commençant par deux expériences de neurologie et de psychologie cognitive menées aux États-Unis et reproduites plusieurs fois. Des mères accompagnent leur bébé de neuf mois à un test de motricité, hors de leur présence puis en leur présence. Il s'agit de faire ramper le bébé sur une planche dont on varie l'inclinaison selon une pente de 10° à 30°. On fait le test sans les mères : tous les bébés rampent, et il apparaît d'ailleurs que les filles sont légèrement plus hardies et aventureuses que les garçons et acceptent des pentes plus roides. Quand les mères font leur entrée, on leur demande de régler elles-mêmes l'inclinaison de la planche en fonction de ce qu'elles pensent que leur enfant est capable de faire. Toutes surestiment de 20° à peu près les capacités de leur fils et sous-estiment de 20° environ celles de leur fille, ce qui établit un écart de 40° entre les sexes dans l'accomplissement de la même tâche. En clair, les attentes des mères en termes de hardiesse, esprit d'aventure et esprit de compétition sont infiniment plus grandes pour leurs enfants mâles, qui y seront poussés, que pour les filles, qui seront réfrénées.

Dans une autre expérience, on présente à deux groupes d'étudiants constitués d'autant de filles que de garçons la photo d'un nourrisson hurlant, âgé de quelques jours. Au premier groupe on demande : pourquoi ce petit garçon pleure-t-il ? Au deuxième : pourquoi cette petite fille pleure-t-elle ? Les réponses obtenues des deux groupes sont à plus de 85 % les suivantes : il est en colère, il est furieux, quelque chose lui a déplu et il le fait savoir ; elle a eu peur, quelque chose l'inquiète, elle a besoin d'être dorlotée et rassurée. C'est pourtant le même bébé. La caractérisation de genre est dans la tête des adultes et non dans l'essence sexuée du bébé : colèrepeur, assertivitéémotivité, satisfactiontendresse, tout est là, en germe, de ce qu'on attend de l'adulte à venir.

Vous me permettrez d'ajouter à cela le récit d'une expérience que j'ai vécue en Afrique et qui m'a laissé un sentiment de tristesse. Les femmes y procèdent à leurs activités quotidiennes en portant leur bébé dans le dos. J'avais remarqué un comportement aléatoire pour donner le sein quand le bébé le réclamait : elles le faisaient tantôt toutes affaires cessantes, tantôt de façon différée. Je mettais cette différence sur le compte de la plus ou moins grande urgence de la tâche qu'elles étaient en train d'accomplir, jusqu'au jour où je me suis rendu compte que les mères nourrissaient leurs fils au premier cri et faisaient attendre les petites filles, et cela sans exceptions. La réponse à mes questions a toujours été peu ou prou la même : les garçons ont le coeur rouge, violent et impatient et la colère de l'attente pourrait les tuer, alors que les filles doivent s'attendre à ne jamais voir leurs désirs satisfaits de toute leur vie et qu'il faut donc le leur apprendre au plus vite. C'est une réponse intéressante car elle se fonde sur deux registres d'explication : l'un, biologique, sur une « nature » violente et dangereuse supposée des hommes, l'autre, sociologique, sur une « culture » qu'il faut inculquer aux femmes. Le résultat est la création de deux attitudes radicalement différentes devant la vie : l'une faite de la tranquille assurance de son droit et de la certitude d'avoir ses désirs immédiatement et légitimement satisfaits, l'autre nourrie de méfiance en soi-même et en la légitimité de ses désirs et même de la certitude de ne pas compter. Cela aboutit à la même dichotomie entre assertivité et satisfaction d'une part, soumission et frustration d'autre part, que l'on observe dans les expériences scientifiques américaines.

Serions-nous donc si sûrs que rien dans nos modes éducatifs, familiaux, scolaires, en images, en mots et dans l'expérience de la rue, n'agit dans le même sens et avec les mêmes résultats dans nos propres sociétés ? N'y aurait-il donc pas de « nature » à laquelle nous serions soumis ? Il n'y en a pas d'autre que celle qui nous fait différents, morphologiquement et physiologiquement. Cette différence est importante et ne peut être occultée, mais elle ne devrait pas être utilisée, comme elle l'a été depuis l'origine de l'humanité pensante, comme source de hiérarchie, inégalité et domination d'un sexe sur l'autre. C'est le saut de la différence à l'inégalité qui n'est pas « naturel » mais qui est, au contraire, le produit d'une réflexion et donc d'une « culture » – ce qui d'ailleurs fait que la situation peut être transformée. La théorie du genre montre comment se construit et s'exprime cette hiérarchie mentalement, pratiquement, socialement.

La réflexion anthropologique m'a permis d'esquisser le schéma des images mentales et des représentations qui ont abouti au Paléolithique à la création du modèle du genre et à sa reproduction aisée au fil des générations par l'éducation et l'habituation. L'anthropologie nous permet également de montrer en quoi la référence à une « nature » de l'homme – c'est-à-dire à un substrat que nous partagerions avec le règne du vivant animal – pour expliquer la hiérarchie, est une idée fausse. J'en prendrai pour élément principal de preuve le fait que, de toutes les espèces animales et notamment les plus proches de nous, les mammifères, l'être humain est le seul où les mâles frappent et tuent leurs femelles. Un tel gaspillage n'existe pas dans la « nature » animale. Conflits et hiérarchies s'expriment au sein du même sexe dans l'espèce. Paradoxalement peut-être, on peut affirmer que ce comportement aberrant est le propre de la réflexion humaine et des constructions mentales et sociales auxquelles cette réflexion a abouti. La violence meurtrière à l'égard des femelles au sein de sa propre espèce est un produit de la culture humaine et non de sa nature animale. Et si, dans le renvoi explicatif par la « nature », nous devons entendre l'obéissance à nos hormones, il apparaît là aussi qu'il y a erreur. Premièrement, ocytocine et testostérone ne sont pas l'apanage d'un sexe donné. Deuxièmement, nous considérons qu'une des propriétés de l'homme en société est la capacité de dominer et maîtriser ses pulsions. Enfin, le jeu hormonal ne dit rien, pas plus que la conformation physique sexuée, de l'intelligence, de l'imagination, de la remémoration des expériences, de la capacité de prévoir, de l'adaptation aux situations nouvelles, de l'inventivité créatrice, de l'empathie, de l'esprit de solidarité, des besoins de justice et de protection, etc…, toutes propriétés que partagent les individus à des degrés divers.

Il apparaît en fait que s'en tenir à l'idée d'une « nature » biologique et génétique de l'être humain pour expliquer les situations existantes d'inégalité entre les sexes, « nature » qui serait relayée par une « volonté » divine présente dans les religions révélées, est en soi la preuve de l'efficacité du modèle archaïque dominant de représentations qu'est la valence différentielle des sexes, et de la difficulté qu'ont des individus à s'en sortir. Alors que ce modèle a été construit par l'esprit, continue d'être reproduit et pourrait être déconstruit, il est plus confortable de se le représenter comme dicté de l'extérieur par un destin immuable. Le simple rejet, sans bénéfice du doute et sans examen, de la théorie dite du genre est une preuve du bien-fondé de la mise en examen que cette théorie a fait porter sur nos comportements d'êtres pensants et sociaux.

J'en viens brièvement à mon troisième point. Ce rejet, fondé sur des vérités révélées, se présente pour ce qu'il est : un refus que l'on peut qualifier d'obscurantiste d'admettre que la science peut s'exercer sur autre chose que sur des objets extérieurs à l'esprit qui les observe et, dans la foulée, qu'elle puisse s'exercer sur les mondes que l'esprit humain a créés et forgés pour déployer ses talents : la société. Les sciences humaines et sociales ne seraient pas des sciences. Or, comment pourrions-nous nous targuer de la capacité d'étudier toutes les facettes de ce qui nous est donné à voir et dont les limites s'élargissent de plus en plus si nous en excluons cette capacité même d'étude detoutes les parties où nous sommes en personne investis et investisseurs ? Comment pouvons-nous traiter de l'atome, de l'espace, du temps, des neutrinos et des neurones si nous sommes impuissants à comprendre les mécanismes du pouvoir, de la circulation des biens, des idées et des personnes, les mobiles de nos actes, la nature de nos organisations sociales, le fonctionnement de l'intuition, du rêve, des désirs, le surgissement de la pensée, la nature des sentiments ?

Non seulement tout ce qui relève de l'humain peut et doit être un objet de connaissance mais la scientificité des démarches est la même que dans les autres disciplines : observation, description, comparaison, expérimentation si possible, soumission à la critique et à la statistique, recherche de lois et d'invariants... Il n'est pas question ici de vouloir apporter la preuve de la scientificité des sciences de l'homme et de la société mais simplement de s'inscrire en faux contre un point de vue qui traite le travail dans ces sciences de pure idéologie en se fondant non sur la critique mais sur le poids des traditions de pensée. Un point de vue qui proteste du caractère soi-disant « idéologique » d'ensembles conceptuels réfléchis et argumentés au nom de vérités révélées dont la nature proprement idéologique, quant à elle, saute aux yeux.

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