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Intervention de Luc Ferry

Réunion du 11 octobre 2011 à 16h00
Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Luc Ferry, président délégué du Conseil d'analyse de la sociét :

Je suis heureux de revenir dans cette maison, où j'ai d'excellents souvenirs.

Derrière la différence entre l'identité sexuelle, de caractère biologique, et l'orientation sexuelle, dont on ne sait si elle résulte d'un destin ou d'un choix, se cache la question de l'homosexualité.

Rappelons le contexte du débat. Dans les années 70, les gender studies ont été le bras armé du politiquement correct dans les universités américaines. On connaît leurs excès, parfois délirants. Quand l'université d'Ottawa m'a invité en 1989, à l'occasion du bicentenaire de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, je n'ai pas pu prononcer ma conférence, ayant refusé, pour des raisons de rigueur historique, d'en modifier le titre afin de parler de la « Déclaration des droits humains ». C'était également l'époque où l'on créait le terme d'« ovarium » pour faire pendant à celui de « séminaire ». Les professeurs qui enseignaient la philosophie du XVIIIesiècle devaient absolument intégrer à leur corpus des auteurs femmes ou noirs, ce qui constituait évidemment une gageure. Tel est le désastre causé par les gender studies.

Cela posé, comment aborder en cours le fait que l'identité sexuelle biologique diffère parfois, au moins en apparence, de l'orientation sexuelle ou, pour le dire plus simplement, qu'on ait le droit d'être homosexuel ? Certains députés ont signé une pétition. Elle émane d'associations catholiques qui protestent contre la dissociation entre identité et orientation sexuelles. Pour comprendre cela, il faut peut-être se référer à la doctrine de l'Eglise catholique sur l'homosexualité. J'ai ici son Catéchisme officiel : Il repose sur la pensée de saint Thomas, disciple d'Aristote, comme saint Augustin l'est de Platon.

Pour Aristote, il existe un ordre naturel – cosmos – et une loi naturelle du monde, lequel est semblable à un organisme vivant. Dans le cosmos, chaque chose est à sa place, comme le sont, dans un corps, le coeur, les poumons et la rate. Du mot cosmos dérive d'ailleurs celui de cosmétique, qui désigne l'art de mettre en valeur dans le visage ce qui est harmonieux et bien ordonné et de dissimuler ce qui l'est moins. Les Grecs pensent aussi qu'il existe une âme du monde, ce qui a fondé la tradition animiste, présente en France jusqu'à la Révolution. De même que cet univers bien ordonné peut subir des désordres, tsunamis ou tremblements de terre, de même le corps est sujet aux maladies. Mais quand il est en bonne santé, il est organisé de façon parfaite, c'est-à-dire de manière juste, harmonieuse, belle et bonne. Selon la tradition grecque reprise par saint Thomas, il revient aux humains de s'ajuster à cet ordre. Ainsi, Ulysse, déplacé par la guerre de Troie, passe-t-il vingt ans à reprendre sa place, et se trouve enfin heureux quand il revient à Ithaque. L'ordre naturel, qui repose sur la loi cosmique, est la matrice de la morale et de la politique. L'organisation politique n'est pas démocratique, puisqu'elle reflète non la volonté générale mais la hiérarchie des êtres : les bons sont en haut, les moyens au milieu et les mauvais en bas, ce qui justifie l'esclavage.

Par référence à la doctrine thomiste et aristotélicienne, l'Église définit l'homosexualité comme un désordre qui enfreint la loi du cosmos, mot qui, en grec, signifie aussi « ordre ». Dans un premier temps, l'homosexualité apparaît donc non comme une faute morale, mais comme une maladie, un handicap. De même qu'un tsunami est un désordre cosmique, l'homosexualité est un désordre individuel, une maladie, qui justifie la compassion. L'Église prescrit de faire preuve d'une sensibilité aiguë à l'égard des malheureux frappés par ce désordre naturel. Mais dès lors que ceux-ci, au lieu de rester abstinents, passent à l'acte, l'homosexualité cesse d'être un désordre pour devenir une faute grave, ce qu'on appelait jadis un péché mortel.

Le Catéchisme officiel du Vatican écrit à ce sujet : « L'homosexualité désigne les relations entre des hommes ou des femmes qui éprouvent une attirance sexuelle, exclusive ou prédominante, envers des personnes du même sexe. Elle revêt des formes très variables à travers les siècles et les cultures. Sa genèse psychique reste largement inexpliquée. S'appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves […], la Tradition a toujours déclaré que les actes d'homosexualité sont intrinsèquement désordonnés. […]. Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l'acte sexuel au don de la vie. Ils ne procèdent pas d'une complémentarité affective et sexuelle véritable. Ils ne sauraient recevoir d'approbation en aucun cas. Un nombre non négligeable d'hommes et de femmes présente des tendances homosexuelles foncières. Cette propension, objectivement désordonnée, constitue pour la plupart d'entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. Ces personnes sont appelées à réaliser la volonté de Dieu dans leur vie, et si elles sont chrétiennes, à unir au sacrifice de la croix du Seigneur les difficultés qu'elles peuvent rencontrer du fait de leur condition. […] Les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. » En somme, l'orientation sexuelle n'étant que le reflet de l'identité sexuelle, l'homme et la femme doivent être hétérosexuels. À défaut, c'est-à-dire si l'identité naturelle a été perturbée, les seules voies qui s'offrent à eux sont l'abstinence ou le péché.

La tradition de la droite extrême, comme de l'extrême gauche écologiste, présente la nature non comme une donnée de base ou un environnement, terme que les écologistes radicaux comme Antoine Waechter jugent anthropocentrique, mais comme un modèle, comme Gaia, incarnation de l'ordre cosmique. Selon Aristote, « les fins morales sont domiciliées dans la nature », autrement dit, celle-ci est un modèle esthétique et moral, auquel il faut obéir. On condamne donc le fait de pratiquer une fécondation in vitro après la ménopause – en ignorant que toute la médecine moderne est fondée sur le combat contre la nature, car enfin rien n'est plus naturel que le virus de la grippe ou du HIV. Si la nature est notre code et notre modèle, l'orientation sexuelle ne peut se distinguer de l'identité sexuelle, et l'homosexualité doit être considérée comme une maladie.

L'extrait du Catéchisme que j'ai cité – et dont on trouverait l'équivalent dans les religions juive ou musulmane, devrait d'ailleurs tomber sous le coup de la loi Raffarin. Quoi qu'il en soit, pour les associations catholiques, héritières de la tradition aristotélicienne et thomiste, on ne doit pas apprendre aux enfants que l'orientation sexuelle peut être légitimement différente de l'identité sexuelle. Lorsque le cas se présente, c'est une catastrophe au sens grec : cela contrevient à la loi naturelle. Dans notre monde sublunaire, pour parler comme Aristote, tout n'est pas parfait, il y a des désordres, dont l'homosexualité fait partie, mais l'idéal reste l'harmonie avec la nature, et le cosmos notre norme morale. Toute la tradition d'extrême-droite, jusqu'à l'hitlérisme, mais aussi, comme le montre Élisabeth Badinter, la tradition écologiste des Fundis, ces fondamentalistes allemands qui s'opposent aux Realos, comme les deep ecologists aux shallow ecologists, considèrent que la nature est le véritable sujet de droit.

À mes yeux, la nature n'est ni un code ni un modèle. Depuis la Révolution française, ce qu'il y a de plus grandiose dans la politique et la science moderne a été au moins en partie dirigé contre elle. Outre la médecine, toute la politique démocratique et républicaine est hostile à la seule logique naturelle, qui est au fond darwinienne : si nous étions naturalistes, nous devrions éliminer les faibles. Le débat que nourrit cette nouvelle querelle des anciens et les modernes se pose de manière assez complexe. Les gender studies ont été une telle catastrophe que je me sens en sympathie avec les députés qui veulent protéger l'école française de pareilles âneries ; mais les associations catholiques extrêmes qui se sont mobilisées sur le sujet témoignent d'une volonté de rabattre l'humain sur le naturel que je récuse de toute mon âme.

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