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Intervention de Jean-Marie Binetruy

Réunion du 5 octobre 2011 à 11h15
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Marie Binetruy, rapporteur :

L'actualité la plus récente a mis au jour la préoccupation de l'exécutif comme du Parlement au sujet du développement de la vente de tabac en dehors du réseau officiel et des difficultés ainsi rencontrées par les buralistes. La ministre du Budget a, le 12 septembre dernier, présenté un plan d'action renforcé pour lutter contre les trafics de tabacs. Si bien des informations et rapports ont été divulgués à cette occasion, notamment par les Douanes et par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) pour la compte de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), nous avons souhaité adopter une approche globale. Nous avons pu commencer nos travaux en juillet, et avons mené plus d'une vingtaine d'auditions et plusieurs déplacements aux frontières. L'importance des pertes de recettes pour l'État (entre deux et trois milliards d'euros selon les estimations), considérable dans le contexte budgétaire actuel, et l'arrivée à échéance du deuxième contrat d'avenir avec les buralistes rendaient cet examen urgent.

Quelques chiffres doivent être rappelés afin de cerner les contours du sujet, en rappelant en préalable que le tabac n'est pas un produit comme les autres. Il est responsable de la mort de 69 000 personnes par an en France. Le nombre de nouveaux cas de cancers du poumon est de 16 400 en 2010 pour les hommes, et de 7 000 pour les femmes (soit pour ces dernières un doublement en dix ans). Il ne s'agit donc pas d'une marchandise susceptible d'être achetée, transportée et consommée en dehors d'une réglementation précise.

Ainsi, la vente de produits du tabac est interdite aux mineurs, les quantités transportées par une personne ou à bord d'un véhicule sont limitées à un kilogramme de tabac, et sa consommation est interdite dans les lieux publics.

Cette évidence n'est pas toujours aussi reconnue qu'elle le devrait : ainsi au niveau européen, les règles relatives à la santé publique se heurtent encore trop à l'objectif d'efficacité du marché intérieur.

Par ailleurs, dans un souci de santé publique, les autorités françaises ont décidé de hausses répétées de la pression fiscale appliquée au tabac. En 1991, la part des taxes dans le prix des cigarettes s'élevait à 70,3 %. Elle est fortement relevée en 2003, à 75,7 %, puis en 2004, où elle est portée à 80,39 %. Le coût à l'achat des produits du tabac augmente de 40 %. Aujourd'hui, dans le prix d'un paquet à 5,40 euros, la charge fiscale est de 4,35 euros, la marge du fabricant de 0,60 euro et la remise brute du buraliste de 0,45 euro.

Le lien entre le prix et la fiscalité est à double sens, puisque tous les éléments du prix sont définis en pourcentage du prix de détail, et sont donc interdépendants. Une modification du prix du fabricant entraîne une hausse du prix de détail et donc du montant des prélèvements et de la rémunération des buralistes. À l'inverse, une hausse du droit de consommation modifie l'assiette de la TVA et le montant de taxe collecté. À son tour, une modification du taux de TVA se répercuterait sur l'ensemble. Enfin, une hausse de la remise des buralistes entraînerait soit une hausse du prix de détail et des taxes, soit, sans modification du prix de détail, une forte baisse de la marge des fabricants.

Depuis plusieurs années, les ventes hors réseau et les pertes pour la collectivité n'ont fait que croître. La part des ventes hors réseau était de 3 à 4 % en 2003. D'après l'enquête mensuelle conduite par l'Observatoire des drogues et des toxicomanies (OFDT), ce sont au total 4 761 millions de cigarettes et 659 tonnes de tabacs à rouler qui ont été vendues en France au cours du mois de juillet dernier. Si les chiffres de quantités de tabac consommées ont baissé dès 2004, le volume des ventes chez les buralistes demeure stable depuis cette date.

La quantification de l'ampleur de ce trafic n'est pas aisée. La mission d'information a entendu les acteurs concernés : fabricants de tabac, buralistes, experts dans divers domaines et autorités publiques. Il est communément admis, avec différentes méthodes, que 20 % du tabac consommé en France est acheté en dehors du réseau légal. Le découpage en segments des quantités achetées hors réseau varie en fonction des interlocuteurs : institutionnels, fabricants, fédération des buralistes.

Au demeurant, les visites que nous avons pu faire sur le terrain (Aurillac, Adinkerke en Belgique, Lauterbourg ou le col du Perthus vers Andorre) sont édifiantes et nous laissent interrogatifs sur la décomposition du chiffrage de 20 % de ventes hors réseau en 5 % illicites et 15 % licites, évoquée par la direction générale des Douanes et droits indirects.

Les sources d'approvisionnement hors réseau ont plusieurs origines :

– achats réalisés dans les zones frontalières de la France : il peut s'agir d'achats réalisés légalement par des particuliers qui respectent la limitation des quantités transportables, il peut encore s'agir de particuliers achetant pour d'autres qu'eux-mêmes en transportant plus que les quantités autorisées (cinq ou dix cartouches avec le document administratif requis), « fourmis » transportant des quantités illégales pour le compte d'un réseau de banditisme ;

– contrebande, soit de tabac acheté à moindre coût à l'étranger et introduit en quantités importantes sur le territoire national, soit de cigarettes fabriquées dans des pays européens ou à l'extérieur de l'Union européenne (Cheap white) ;

– contrebande de produits de la contrefaçon fabriqués en dehors de toutes règles, et, partant, singulièrement nocifs ; des ateliers clandestins fleurissent en Europe, même si la Chine est régulièrement identifiée comme le principal producteur de ces produits.

Les vecteurs de transport sont multiples : voiture, avion, bateau, courrier postal. Il convient de signaler particulièrement le développement de la vente sur Internet.

Les circuits de trafics de tabac de contrebande, contrefait ou non, recoupent souvent ceux du trafic de stupéfiants ; ce rapprochement se confirme à mesure que les volumes concernés augmentent. De fait, le trafic de tabac est bien moins sanctionné que celui de stupéfiants, mais il est parfois aussi rémunérateur.

Cette situation est largement due aux écarts de prix et de taxes qui restent considérables en Europe, alors que l'harmonisation européenne des accises et de la TVA a un impact limité sur le rapprochement des prix. Aujourd'hui, la charge fiscale totale est de 80,64 % en France ; le minimum et le maximum dans l'Union européenne sont atteints en Italie avec 74,98 % et au Royaume-Uni avec 90,14 %.

Deux exemples sont particulièrement frappants. Alors que l'écart de taux de taxation des cigarettes est de 0,38 point entre la France et l'Espagne, le prix moyen pondéré de vente au détail des cigarettes pour mille unités en France (271 euros) représente 1,6 fois le prix moyen pondéré espagnol (166,52 euros). Le phénomène est encore plus marqué avec les nouveaux États membres. Alors que la taxation globale des cigarettes est de 85,58 % en Bulgarie et de 81,92 % en Roumanie, les prix moyens de vente au détail n'y sont respectivement que de 2,24 euros et 2,39 euros.

Avec des hausses d'impôt trop fortes, nous sommes perdants à trois niveaux : pertes fiscales pour l'État, pertes économiques pour les buralistes, et moindre bénéfice pour la santé publique.

En 2011, le produit du droit de consommation sur les tabacs est de 10,6 milliards selon les estimations de l'ACOSS et compte tenu de la hausse des prix annoncée pour octobre par le Gouvernement. S'y ajoutent les 3 milliards d'euros du produit de la TVA, soit au total 13,6 milliards d'euros de recettes fiscales. 20 % de ventes hors réseau, ce sont donc des pertes fiscales de 2,7 milliards d'euros.

S'il est difficile à calculer, le coût pour l'assurance maladie est certain : rappelons que pour les cancers, maladies cardiovasculaires et insuffisances respiratoires, les dépenses de soins remboursées attribuables au tabac peuvent être estimées à 6,8 milliards d'euros, soit presque 3 % des dépenses annuelles de santé.

L'aide aux buralistes coûte à l'État 300 millions d'euros en 2011, dont la moitié au titre du contrat d'avenir. La situation des buralistes est en effet très contrastée, et dévastatrice pour les frontaliers : la hausse en valeur des ventes de tabac dissimule une baisse sensible en volume, de – 28 % dans les départements non frontaliers, et de – 52 % dans les départements frontaliers, pour les cigarettes entre 2002 et 2010. 5 000 débits de tabac ont fermé depuis 2002 ; il en reste un peu moins de 28 000. Les prix de cession chutent considérablement. De nombreux buralistes qui comptaient financer ainsi une part de leur retraite sont désabusés : un débit acheté 800 000 ou 900 000 euros est parfois revendu au quart de ce prix seulement.

Que faire ? Prévenir et punir, et adopter une double approche, en termes de fiscalité et de sécurité. Il faut éviter les à-coups trop brusques dans les hausses de fiscalité qui incitent les consommateurs à déserter le marché licite et compliquent encore l'atteinte de l'objectif d'harmonisation européenne, et se donner tous les moyens de lutter contre les trafics organisés. À cet égard, la mission d'information ne peut que saluer le plan d'action renforcé en dix points présenté le 12 septembre par la ministre du Budget.

Il faut ensuite informer le public et accompagner les buralistes. Après un premier contrat d'avenir destiné à amortir en urgence le choc de 2003 et 2004, et un deuxième pour permettre la diversification des bureaux de tabac, il était pertinent de recentrer le troisième contrat sur les seuls débits les plus en difficulté. L'avenir dira s'il en faut en quatrième, mais ce contrat devrait en principe être le dernier. Enfin, il est indispensable de convaincre la Commission européenne de la nécessité de maintenir les limites aux quantités transportées fixées par les articles 575 G et 575 H du code général des impôts, pour ne pas donner un contresignal désastreux.

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