Ces conditions d'examen et de délais ne sont pas acceptables.
La liasse d'amendements déposée en commission comporte soixante-trois amendements dits rédactionnels, de cohérence, de précision, de rectification d'erreur matérielle, de coordination, d'harmonisation rédactionnelle, de conséquence, etc. Cela nous confirme que le texte a pour le moins été rédigé dans une certaine précipitation. Or faire vite n'a jamais été un avantage dans la manière d'élaborer la loi ; faire mal en est la conséquence hélas inévitable.
Mais il y a mieux : nous découvrons alors vingt-sept nouveaux amendements qui constituent à eux seuls un texte de loi à part entière sur les juridictions administratives et financières, déjà débattu dans d'autres lieux que le nôtre, en commission des finances, et adopté le 15 septembre 2010 par notre commission.
Cette initiative du président de notre commission des lois a d'abord été approuvée par M. le garde des sceaux, lors de l'examen en commission, la semaine passée. Il semble qu'elle soit désormais contestée par le Gouvernement : c'est ce que j'ai lu dans la presse du week-end et ce que vous venez de confirmer, monsieur le garde des sceaux. Je m'interroge sur l'équilibre du texte au sortir de ce débat, mais je laisserai mon collègue René Dosière nous éclairer sur ce point au cours de la discussion générale.
Onze nouveaux amendements sont déposés par le Gouvernement, amendements d'ordinaire objets de textes de simplification et de clarification du droit, et au détour desquels on trouve aussi bien la volonté d'abroger l'article 2279 du code civil – ce qu'a fort opportunément refusé la commission – que celle de revenir sur l'extension du régime de multipostulation déjà débattu lors de deux précédents textes de simplification.
Disons-le tout net : le travail législatif auquel nous nous sommes livrés la semaine passée n'honore pas notre assemblée. L'éparpillement des mesures est encore de mise, au risque de méconnaître l'exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires. Cette exigence, consacrée par le Conseil constitutionnel dans sa décision 2005-512 du 21 avril 2005, est manifestement méconnue par ce projet de loi.
Comme si cet éparpillement ne suffisait pas, le Gouvernement a largement aggravé la physionomie de ce projet en insérant des articles sans aucun rapport avec le texte, et notamment un article visant à transposer une directive relative à la simplification des obligations comptables, afin d'éviter une condamnation de la France devant la Cour de justice de l'Union européenne.
Si l'ordre du jour de nos assemblées n'était pas encombré de textes de circonstance, inspirés par le seul souci de coller à l'actualité, le Gouvernement pourrait sans mal remplir ses responsabilités européennes en matière de transposition de directives. Faute de place, c'est par le biais de cavaliers législatifs que le Gouvernement trouve une issue.
Les règles constitutionnelles ont certes évolué puisque l'article 45 de la Constitution dispose que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. » Précisément, la nouvelle disposition exige un lien, même indirect, qui n'existe pas en l'espèce. Une saisine du Conseil constitutionnel permettrait à coup sûr de faire censurer ces dispositions.
Il en va ainsi des dispositions concernant la loi Hadopi puisque le texte qui nous est soumis permet au Gouvernement d'esquiver un débat : celui qui aurait eu lieu au sein de la commission des affaires culturelles, laquelle n'a pas été saisie pour avis alors même qu'elle est principalement compétente sur ce sujet.
Le fond rejoint la forme lorsqu'il s'agit d'apprécier la philosophie du texte qui nous est soumis.
À travers les différentes dispositions relatives à la répartition des contentieux et à l'allégement de certaines procédures juridictionnelles, il s'agit encore de rationaliser celles-ci afin de pouvoir juger plus vite, au détriment de la qualité du service rendu aux justiciables, sans parler d'une dérive vers une justice sans procès et sans avocat.
Bien sûr, il importe de désengorger les tribunaux, mais cela ne peut se faire au détriment du justiciable, auquel les garanties d'un jugement équitable doivent être assurées. Le seul objectif légitime que doit poursuivre le législateur est celui de la qualité du service public rendu. Pour que la justice soit acceptée par nos concitoyens comme constituant la référence suprême à un fonctionnement démocratique, encore faut-il qu'elle soit rendue dans des conditions équitables et reconnues comme telles par le justiciable.
Le point noir de ce texte réside dans son article 20 qui étend bien plus que de raison le recours aux ordonnances pénales. Cette extension conduira – cela est prévisible – à une méconnaissance des droits de la défense consacrés par le Conseil constitutionnel dans sa décision 86-224 du 23 janvier 1987.
De la volonté quasi obsessionnelle de vouloir gagner du temps et de décharger les juges de certaines tâches, dès lors qu'il s'agit de fonctionner à budget constant, nous en arrivons à une justice à la sauvette qui affaiblit les droits de la défense, puisque l'avocat ne trouve plus sa place dans ces procédures. N'oublions pas non plus la préservation du droit des victimes et la symbolique de l'audience.
Par ailleurs, là où le travail du juge sera de plus en plus accompli par le parquet, et celui du parquet transmis aux officiers de police judiciaire, nous constaterons inévitablement un glissement condamnable qui éloignera l'avocat du juge, dès lors qu'il suffira d'une loi de simplification du droit, par exemple, pour augmenter de manière subreptice les seuils ou le montant des peines pour en arriver à une justice rendue sans débat. Voilà qui est contraire à nos principes républicains et à notre Constitution.
Il faut faire preuve d'un certain cynisme pour poser de nouveaux principes permettant d'encadrer le recours à cette procédure des ordonnances pénales expéditives et élargir, dans le même temps, les possibilités d'y recourir.
Avec ce texte, c'en est également fini du tribunal aux armées de Paris, une exception dans notre ordonnancement juridictionnel qu'il convient de saluer dès lors que le droit commun a vocation à s'appliquer à tous les citoyens, simples civils ou militaires. Si c'est un choix d'opportunité, est-ce pour autant un choix opportun au vu des conditions dans lesquelles il s'effectue ?
Contrairement à ce que les apparences pourraient laisser croire, les articles 23 et suivants du projet de loi ne concernent la justice militaire qu'à la marge mais ils ont tout à voir avec la révision générale des politiques publiques. En effet, la seule raison d'être de la suppression du tribunal aux armées de Paris est qu'il est localisé au sein de la caserne Reuilly, dans le 12e arrondissement de Paris, et que cette caserne doit être vendue.
Le raisonnement est donc bien fondé sur l'idée qu'il faut vider la caserne, et ensuite faire face à la suppression du tribunal. On supprime le tribunal aux armées de Paris et on transfère procédures et dossiers au tribunal de grande instance de Paris et à la cour d'assises.
Est-ce favorable à la bonne administration de la justice, aux mis en cause et aux victimes ? Sur ce point, il y a lieu d'avoir des craintes, M. le rapporteur pour avis de la commission de la défense nous l'a opportunément rappelé tout à l'heure au cours de son intervention.
En effet, le tribunal aux armées de Paris est petit, ne comptant en son sein que deux magistrats : le procureur, chef de juridiction, et le juge d'instruction. Ces magistrats sont cependant assistés par une quarantaine de militaires spécialisés – des effectifs faibles à l'échelle du ministère de la défense – et un tel ratio est très supérieur à ce qui existe au sein des autres tribunaux. Nombre de magistrats rêveraient de pareilles conditions de travail.
En l'occurrence, la RGPP reviendra principalement à faire moins bien avec moins de moyens, parce que les affaires seront désormais moins bien et moins vite traitées. Pourtant, il s'agit d'affaires le plus souvent complexes, notamment en raison de l'environnement opérationnel qui en constitue la toile de fond. Ce n'est pas une justice tout à fait comme les autres que celle qui traite des armées et l'on peut sourire du positionnement à front renversé qu'adopte aujourd'hui la majorité.
Lorsque la justice militaire fut réformée en 1982, Pierre Messmer accusa Robert Badinter, le garde des sceaux de l'époque, de vouloir détruire nos armées, tandis que Jean Foyer voyait dans cette réforme, « l'impossibilité dans laquelle la majorité parlementaire paraît être de comprendre l'armée, sa mission, sa nature et les exigences de sa mission et de sa nature. »
Avec le manque de nuances qui caractérise certains convertis de fraîche date, la majorité actuelle prône aujourd'hui sans nuances le contraire de ce qu'elle défendait à l'époque. Robert Badinter avait raison avec trente ans d'avance sur la droite en ce domaine-là aussi.
Attention ! S'agissant de décisions de justice concernant le monde militaire, deux risques apparaissent : mal juger ou ne pas juger en connaissance de cause ; creuser un fossé entre les militaires et la justice, qui conduira ces derniers à prendre des précautions, là où leur métier est de prendre des risques.
Ainsi, les militaires ne rempliraient plus leurs missions suivant les règles de l'art ; l'État y perdrait beaucoup. Il appartient donc au Gouvernement, dont on n'ignore pas qu'il a moins le souci de la bonne justice que des économies comptables, de prendre toutes mesures pour s'assurer que les compétences reconnues au tribunal aux armées ne se dissiperont pas avec la disparition de celui-ci.
S'agissant des juridictions spécialisées, tout un chacun en reconnaît le bien-fondé dès lors qu'il s'agit de contentieux civil, commercial ou administratif, là ou le contenu du litige et son arbitrage par la juridiction prévaut sur la personne même du demandeur et du défendeur.
En revanche, les juridictions spécialisées appelées à statuer en termes d'accidents collectifs doivent être organisées de telle manière que la proximité soit assurée, tant pour respecter les droits de la défense que pour faire accepter la décision de justice, dans laquelle la part de l'émotion doit être prise en compte. Le dépaysement du jugement ne viendrait qu'ajouter un sentiment de frustration pour les victimes dès lors qu'aucune décision ne viendra jamais réparer l'irréparable.
Quant à la justice de proximité, elle ne constituera plus un échelon de juridiction. Certes inégale et critiquée, elle est supprimée pour être intégrée à la juridiction de premier degré au moment où elle pouvait trouver sa place.
Cette intégration signifie aussi déclassement, le juge de proximité devenant simple assesseur, au moment même où l'expérience acquise pourrait faire taire les dernières critiques. Le transformer en assesseur est un bon moyen de tarir les candidatures. Après avoir fait entrer dans les tribunaux correctionnels des citoyens en qualité de jurés populaires et après avoir supprimé 270 tribunaux d'instance, on supprime les juges de proximité.
N'aurait-il pas fallu consolider cette juridiction en assurant une formation plus solide encore aux juges et en les dotant de moyens matériels, plutôt que de la remettre en cause ?
La justice de proximité avait trouvé sa place dans l'institution judiciaire parce qu'elle répondait au besoin permanent de rapprocher la justice des citoyens dans un environnement marqué à la fois par la judiciarisation de notre vie quotidienne, la complexité des procédures, le coût élevé des auxiliaires de justice, l'engorgement des tribunaux et l'allongement des délais de traitement des contentieux. Nous avons pourtant observé l'affaiblissement constant de l'identité même de la juridiction de proximité.
Quelles sont les raisons qui motivent aujourd'hui la décision de supprimer cet échelon de juridiction ? S'agit-il de calmer une profession en colère, qui a, pour la première fois, manifesté cette année de manière singulière sa désapprobation des réformes qui se sont succédé ?
Nous ne sommes pas convaincus par la démonstration.
Je conclurai mon propos en disant que ce texte est totalement inintelligible pour nos concitoyens. Voudraient-ils suivre nos travaux qu'ils ne seraient pas à même de comprendre notre manière de travailler et les textes que nous produisons. Il y va pourtant du premier échelon de notre démocratie, celui qui permet au citoyen d'apprécier ses représentants pour leur travail législatif, qui est leur tâche première et essentielle.
Pour toutes ces raisons, je vous invite, mes chers collègues, à voter cette motion de rejet préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)