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Intervention de Pascale Crozon

Réunion du 5 juillet 2011 à 21h30
Patrimoine monumental de l'État — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascale Crozon :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est dans un climat d'urgence que nous sommes aujourd'hui appelés à examiner la proposition de loi relative au patrimoine monumental de l'État. Urgence, car, après son adoption par nos collègues sénateurs le 21 janvier dernier et près de six mois à patienter sur le bureau de l'Assemblée nationale, ce texte nous parvient à quelques jours de la trêve estivale et avec la volonté transparente du Gouvernement d'obtenir un vote conforme dès la première lecture, afin d'éviter d'y revenir à la rentrée. C'était d'ailleurs également le cas de la proposition de loi relative à la presse que nous avons examinée tout à l'heure.

Alors que cette proposition de loi sur le patrimoine fait débat y compris au sein des rangs de la majorité – j'en veux pour preuve les amendements de notre collègue Lionel Tardy, mais aussi les questions légitimes posées par notre rapporteur –, les récents événements confirment cette désagréable impression de passage en force. Ainsi, après deux reports et interruptions, comme vous l'avez souligné, madame Tabarot, la commission des affaires culturelles ne s'est à aucun moment exprimé sur le fond de ce texte, si ce n'est par le truchement de l'article 88 de notre règlement. Quant à notre rapporteur, il n'a pas eu les mains libres pour organiser les auditions de la commission ou pour déposer les amendements s'imposant autour des interrogations qu'il soulevait.

Mais nous avons finalement assisté à un coup de théâtre. Nous avons pu nous exprimer lors de deux réunions. Le dépôt tardif d'amendements du rapporteur, et peut-être du Gouvernement, semblerait confirmer que notre constat soit aujourd'hui partagé : nous ne pouvons adopter ce texte en l'état.

Le patrimoine de l'État, c'est le patrimoine de tous les Français. L'Assemblée nationale, qui doit, en toute matière, servir l'intérêt général et le bien commun, ne saurait se dessaisir d'un débat sur l'avenir de ce patrimoine, ni autoriser à la va-vite l'organisation d'une grande braderie soumettant aux seules lois du marché cet héritage légué par notre mémoire collective et que nous avons l'obligation de gérer dans l'intérêt des générations qui nous succéderont. Tel est le sens de la motion que j'ai aujourd'hui la responsabilité de défendre au nom des députés socialistes, radicaux, citoyens et divers gauche.

Alors même que le Gouvernement instrumentalise depuis deux ans le concept d'identité nationale pour diviser les Français, notre patrimoine monumental est l'exemple même d'un élément constitutif de l'identité qui nous rassemble. Ainsi, les 44 000 monuments historiques et les 2 300 parcs et jardins classés au titre des monuments historiques participent de la passion des Françaises et des Français pour leur histoire, qui conduit chaque année nos concitoyens à se presser par millions aux journées du patrimoine. Ils participent également de la fierté que nous avons à offrir notre pays aux yeux du monde et à accueillir chaque année près d'une centaine de millions de visiteurs étrangers, qui font de la France la première destination touristique mondiale.

Mais au-delà des trésors de notre patrimoine monumental, au-delà de l'arc de Triomphe, de l'abbaye du Mont-Saint-Michel, de la grotte de Lascaux, de l'oppidum de Gergovie ou des alignements de Carnac, c'est l'idée même d'exception culturelle qui est centrale dans l'identité française. L'exception culturelle, c'est l'idée simple, que nous partageons tous, que la valeur d'un bien culturel ne saurait être évaluée à la seule aune de sa rentabilité financière, et par conséquent la conviction que la préservation de notre richesse culturelle nécessite qu'elle échappe aux lois de l'offre et de la demande. Telle est bien la question soulevée par cette proposition de loi.

Ce ne serait pas vous faire injure, monsieur le ministre, que de considérer qu'il eut été plus honnête de voir au banc des ministres votre collègue chargée du budget.

Car s'il est aujourd'hui urgent de légiférer sur le patrimoine monumental de l'État, cette urgence ne relève nullement de la politique culturelle, mais bien de la volonté gouvernementale de mettre son patrimoine immobilier au service de la réduction de la dette. Éric Woerth ne disait pas autre chose lorsque, alors ministre des affaires sociales, il invitait à replacer la vente d'une parcelle de la forêt domaniale de Compiègne, comprenant notamment son hippodrome, dans un contexte de politique immobilière visant, je cite : « 400 millions d'objectifs de vente en 2007 et jusqu'à 1,4 milliard en 2009 ». Ainsi, comme l'écrit justement notre rapporteur, ce texte s'inscrit et repose sur l'intervention de France Domaine, qui prévoit la cession de 1 700 biens entre 2010 et 2013.

C'est également un événement de nature budgétaire, à savoir la censure par le Conseil constitutionnel de l'article 52 de la loi de finances pour 2010, qui est à l'origine de cette proposition de loi déposée par nos collègues sénateurs Françoise Férat et Jacques Legendre. En effet, si le Conseil constitutionnel a justement censuré un cavalier sans se prononcer au fond, cet article était révélateur de votre conception de la politique patrimoniale. Le rapport de Mme Férat constatait : « Le texte proposé rompait avec la logique de l'article 97 de la loi du 13 août 2004. En effet, il n'encadrait la procédure d'aucune précaution susceptible de garantir une politique patrimoniale cohérente et respectueuse des impératifs de protection du patrimoine constitutif de l'histoire et de la mémoire collective. Cette carence mettait en danger l'avenir du Centre des monuments nationaux, établissement public auquel sont confiés une centaine de monuments historiques répartis sur l'ensemble du territoire. »

Si la proposition de loi entend répondre aux inquiétudes nées de cet épisode, et vise, toujours selon le rapport de Mme Férat, à « garantir une approche respectueuse du patrimoine, de la mémoire collective et des citoyens qui rejettent les méthodes pouvant laisser penser que l'État “brade” son patrimoine », vous comprendrez que le doute demeure quant aux intentions qui sous-tendent votre politique patrimoniale. Ce doute a été ravivé au début de l'année par la polémique qu'a suscitée votre projet de céder l'Hôtel de la Marine, ancien garde-meubles royal et chef-d'oeuvre architectural de la place de la Concorde, à une entreprise privée désireuse de le transformer en hôtel de luxe.

Car s'il y est question de consacrer un principe de précaution culturelle en créant un Haut conseil du patrimoine, il n'en demeure pas moins que ce texte opère un dangereux renversement de logique par rapport aux travaux de la commission Rémond de 2003, qu'il convient de resituer dans leur contexte. Alors que plusieurs chantiers de restauration avaient dû être interrompus, qu'un certain nombre de sites avaient été fermés au public pour des questions de sécurité et que plusieurs châteaux avaient été vendus à de riches propriétaires étrangers, la commission Rémond établit une liste limitative des transferts souhaitables et possibles, dans le seul objectif de garantir la sauvegarde des monuments concernés. Selon le rapport de cette commission, « l'État s'inscrit peut-être davantage que les autres collectivités dans la perspective d'une durée longue et était de ce fait meilleur garant de la continuité ». Le transfert devait donc demeurer l'exception.

Le Haut conseil du patrimoine poursuivra une mission exactement inverse. Il ne lui revient pas de définir limitativement ce qui peut être transféré, mais bien au contraire, dans une logique libérale où tout devient par principe monnayable, d'ériger des garde-fous en décidant de ce qui ne peut l'être. Cette objection pourrait bien n'être que sémantique si la proposition de loi confiait véritablement au Haut conseil du patrimoine le pouvoir de s'opposer à un transfert manifestement contraire à l'intérêt patrimonial et culturel du site. Il n'en est rien.

Contrairement à ce que sous-entend l'exposé des motifs, le Haut conseil n'aura pas à s'exprimer sur l'ensemble des projets de transfert, mais uniquement lorsqu'il sera saisi ou jugera utile de s'autosaisir. Il ne peut prendre en considération la volonté des légataires et donateurs : si le principe d'interdiction de tout transfert sans accord exprès des héritiers est posé dans le décret d'application de la loi du 13 août 2004, rien n'indique à ce stade que celui-ci s'appliquera, dès lors que le périmètre de cette proposition dépasse de très loin les seuls monuments affectés au ministère de la culture.

Le Haut conseil ne peut s'exprimer sur le déclassement des monuments inscrits au domaine public des monuments historiques ; il ne peut s'exprimer sur la nature des conventions passées entre l'État et les personnes publiques ou privées auxquelles les monuments sont transférés ; il ne peut disposer de prescriptions culturelles que dans les cas où les transferts seraient réalisés gratuitement à destination des collectivités. Pour reprendre l'exemple de l'Hôtel de la Marine, il ne pourrait, dans l'hypothèse d'une cession pour en faire un hôtel, imposer l'ouverture du bâtiment aux journées du patrimoine, la tenue de visites guidées ou encore la mise à disposition d'informations sur l'histoire du site. Il n'est qu'informé dans le cadre de baux emphytéotiques. Il ne dispose d'aucun moyen de contrôle a posteriori des prescriptions qu'il émet.

Pour surmonter l'ensemble de ces difficultés, nos collègues sénateurs ont déposé des amendements de bon sens, apparaissant conformes tant à l'esprit de la commission Rémond qu'à la volonté des initiateurs de cette proposition de loi, mais qui ont été repoussés sur l'avis du Gouvernement. Si l'on ajoute que vous refusez au législateur le droit de sanctuariser un certain nombre de sites du fait, pour reprendre les critères exposés par René Rémond, de leur valeur symbolique pour la nation ou de leur notoriété internationale ; si l'on ajoute encore que vous refusez au législateur le droit de s'assurer de la pleine indépendance des membres du Haut conseil en fixant dans la loi leur nombre, les conditions de leur élection, la durée de leur mandat ou les conditions dans lesquelles le conseil peut s'autosaisir, vous comprendrez que nous demeurions circonspects sur votre attachement à ce fameux principe de précaution culturelle.

Vous allez probablement nous répondre en caricaturant nos positions, en répétant que les socialistes sont d'odieux conservateurs qui s'opposent à toute modernisation du mode de gestion de notre patrimoine et d'horribles jacobins qui attendent de l'État qu'il régisse seul la politique culturelle de la nation. C'est pourquoi je veux exposer très clairement les motifs de notre opposition à ce texte.

Nous comprenons parfaitement que notre patrimoine monumental n'est pas simplement une richesse, fût-elle inestimable, mais qu'il représente également une charge. Nous comprenons parfaitement que nous ne pourrons faire vivre ce patrimoine et lutter contre sa dégradation sans réfléchir ensemble, État et collectivités territoriales, aux meilleurs moyens d'assumer cette charge. Il est sain et légitime, lorsqu'une volonté de transfert de l'État rejoint un projet porté par une collectivité pour faire vivre son histoire et développer son attractivité culturelle, que celle-ci assume pleinement son rôle. Les collectivités de gauche, qu'il s'agisse de villes, de départements ou de régions, ont pris toute leur part de la décentralisation engagée en application de l'article 97 de la loi du 13 août 2004. Mais le seul critère de transfert doit alors résider dans l'intérêt du site transféré et sa valorisation dans une dynamique locale.

C'est pourquoi nous vous invitons à opérer une distinction claire entre les transferts réalisés à titre gratuit à destination des collectivités territoriales et vos objectifs de vente à des prestataires privés. Car c'est la confusion, dans un même texte, de ces deux objectifs à notre sens antagonistes qui fait peser les plus lourds risques de dépeçage de notre patrimoine culturel. Notre rapporteur n'écrit rien d'autre lorsqu'il prévient : « Le premier risque réside dans la tentation de faire primer des considérations économiques sur la mission de service public culturel que l'État doit assumer. Ces considérations économiques sont certes importantes dans un contexte de restrictions budgétaires, mais elles ne peuvent ni ne doivent constituer l'alpha et l'oméga d'une politique patrimoniale. »

Nous pouvons en effet craindre que les objectifs de vente de France Domaine dictent les projets de transferts, fussent-ils à titre gratuit, dans le seul but de désengager l'État de sa mission de gestion du patrimoine culturel. Ces craintes, monsieur le ministre, reposent notamment sur le désengagement que nous constatons à l'analyse de votre budget.

Lors de l'inauguration de la Cité de l'architecture et du patrimoine en septembre 2007, le Président de la République avait souhaité que 400 millions d'euros soient consacrés annuellement au patrimoine monumental. Or, cette année, plus de 25 millions d'euros en autorisations d'engagement et plus de 20 millions d'euros en crédits de paiement manquent à l'appel. Comme le disait lors de la discussion budgétaire ma collègue Monique Boulestin, rapporteure pour avis de la mission « Patrimoine », « si l'État n'adresse pas un message clair s'agissant du financement et du pilotage de la politique patrimoniale de notre pays, les tensions que vont enregistrer les budgets des collectivités locales dans les prochaines années risquent de freiner l'aboutissement des projets ».

Non seulement vous programmez une nouvelle vague de décentralisation sans assumer vos propres responsabilités budgétaires, mais vous envoyez un signal bien pire encore avec ce texte : je pense en particulier à son article 10 qui permet aux collectivités de procéder à la revente des monuments que l'État leur aurait transférés dans un but culturel. Tandis que l'État utilise la politique immobilière à des fins de désendettement, il encourage les collectivités territoriales, dont les ressources – faut-il le rappeler ? – sont de plus en plus contraintes par la suppression de la taxe professionnelle, à faire de même. Comment, dans ce cadre, s'assurer que les collectivités se portent candidates au transfert d'un monument dans le seul objectif de le mettre au service d'une ambition culturelle, et non de réaliser sur ce bien une opération de spéculation immobilière ? Comment s'assurer, en période de resserrement budgétaire, qu'elles n'y soient pas finalement contraintes par leur incapacité à faire face à l'entretien des sites acquis ? Le mélange des genres, on le voit, autorise toutes les ambiguïtés.

Cette confusion existe également dans votre discours, monsieur le ministre. J'ai relu les mots que vous avez prononcés devant le Sénat en janvier dernier, et je ne peux que m'en féliciter. À vous écouter, on pourrait croire en effet qu'il ne s'agit de rien d'autre que d'une nouvelle étape de la décentralisation mise en oeuvre en 2004 : « Pas plus qu'en 2004, il ne s'agit d'une braderie du patrimoine de l'État ; nous ne vendons pas l'argenterie de famille. L'objectif est de faciliter, pour les collectivités territoriales qui le souhaitent, la réutilisation des monuments de l'État, dont ce n'était pas toujours la destination, pour créer ou développer des équipements culturels. » Fort bien, mais alors pourquoi prévoir dans le même temps la possibilité de transferts à but non culturel ? Pourquoi permettre la vente ou la revente ? Pourquoi ne pas limiter les cessions aux seules collectivités ?

Je pensais, peut-être naïvement, qu'il ne s'agissait que de faire la distinction entre, d'une part, les lieux ayant une vocation culturelle et dont il serait évidemment hors de question de se séparer à d'autres fins ; d'autre part, des propriétés qui, elles, n'avaient que peu de valeur symbolique ou historique, qui n'avaient jamais eu vocation à être ouvertes au public et qui, pour résumer en caricaturant, n'avaient atterri dans le domaine public que pour régler d'obscures questions de succession. Mais la suite de votre discours est autrement plus instructive. Vous déclariez en effet : « Il pourra s'avérer qu'aucune collectivité ne souhaitera reprendre pour un projet culturel un monument identifié par le Haut conseil comme transférable gratuitement à ce titre. Je tiens à dire que, dans ce cas, il ne me paraît pas inconcevable que sa cession à titre onéreux pour un usage non culturel, mais néanmoins respectueux du monument, puisse être réalisée. »

C'est autrement plus inquiétant, puisque vous nous dites en clair que ce n'est pas la vocation du lieu qui détermine si le transfert se fait gratuitement ou à titre onéreux, mais bien la personnalité des candidats à leur reprise. Autrement dit, un même lieu identifié par le HCP comme ayant une vocation culturelle et destiné à être transféré gratuitement, pourrait demain être vendu pour une tout autre utilisation.

Le risque existe d'un chantage de l'État envers les collectivités locales : « Si vous ne voulez pas reprendre la gestion de ce monument, je le vends pour en faire un centre de loisirs. » Que reste-t-il, dans ce cadre, du principe de précaution culturelle ?

Et permettez-moi de vous démentir : non, si vous vendez à titre onéreux, il n'y a dans ce texte aucune contrepartie exigible en matière de respect du monument.

À ce stade, une soixantaine de conventions seulement ont été signées sur les 176 sites identifiés par la commission Rémond comme transférables. Cela signifie-t-il que l'État pourrait demain vendre au privé les 97 sites pour lesquels il n'a pas reçu de candidature ? Combien de sites identifiés comme ayant une vocation culturelle seraient demain concernés par ce même destin dès lors que la proposition de loi étend le périmètre des transferts à 1 750 sites ?

Dans nos débats, il sera question, j'imagine, de la crise, de la nécessité de retrouver des marges de manoeuvre financières et de la règle d'or qui nous imposera demain de bannir tout déficit budgétaire. Mais c'est, je crois, une bien mauvaise idée que de confondre le temps économique, qui est par nature court et cyclique, et le temps patrimonial, qui est, à l'inverse, long et continu. Vendre « l'argenterie de famille », pour reprendre l'expression que vous avez utilisée devant le Sénat, c'est utiliser un pistolet à un coup, c'est une méthode qui ne règle rien au fond, nous prive d'une plus grande richesse à l'avenir et met en danger la vocation et la destination des lieux que l'on prétend préserver.

Pour l'ensemble de ces raisons, parce que les garanties apportées ne nous semblent pas de nature à équilibrer la forte contrainte budgétaire, parce que nous voyons bien, au travers d'exemples récents, que la politique culturelle est amenée à s'effacer devant les objectifs de désendettement de la politique immobilière, nous estimons que cette proposition de loi aura en définitive un effet inverse au but de préservation et de valorisation de notre patrimoine commun poursuivi par ses initiateurs, et que nous partageons.

C'est pourquoi nous affirmons que le sujet mérite un examen approfondi, et donc un véritable projet de loi qui éclaire le législateur au travers d'une étude d'impact sur les lieux concernés. C'est pourquoi nous vous demandons, mes chers collègues, de voter la motion de rejet préalable. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.)

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