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Intervention de Marie-George Buffet

Réunion du 5 juillet 2011 à 21h30
Régulation du système de distribution de la presse — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarie-George Buffet :

Madame la présidente, monsieur le ministre, chers collègues, tous les acteurs de la presse disent leur inquiétude pour l'avenir de ce secteur. Dès 2008, les états généraux ont témoigné de cet état de crise. Baisse des ventes, diminution des ressources publicitaires, concurrence des journaux gratuits, bouleversements induits par les médias électroniques : la situation est en effet très préoccupante.

La baisse des ventes a de sérieuses conséquences sur l'ensemble de la chaîne de distribution. Au niveau 1, celui des sociétés coopératives, Presstalis est en difficulté. Au niveau 2, les dépositaires régionaux souffrent financièrement. Au niveau 3, les diffuseurs rencontrent également des difficultés économiques.

Aujourd'hui, les salariés de Presstalis sont dans l'action, car ils sont conscients des défis à relever autant que des dangers et des impasses du texte qui nous est soumis. Ils savent que se joue l'avenir d'un service public et de centaines d'emplois.

Évoquer les difficultés de la presse et de son système de distribution, ce n'est pas traiter d'une question économique, c'est parler de la santé de notre démocratie. Et elle est bien malade !

Lorsque au nom d'intérêts marchands certains titres sont distribués et d'autres non, l'égalité entre les citoyens, proclamée dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, est bafouée, comme le sont la liberté d'opinion et le pluralisme, qui sont des leviers de notre démocratie.

C'est pour cela qu'à la Libération les autorités issues de la Résistance ont remis en cause le monopole de la société Hachette. C'est pour cela que, lorsque Hachette a tenté de le reconstituer, avec l'appui de banques étrangères, une loi réorganisant la distribution de la presse a été élaborée : la loi votée par les communistes, par les socialistes, par les députés MRP sous l'égide de Robert Bichet.

À l'époque, les parlementaires communistes ont souligné que c'est à l'État de garantir la neutralité de la distribution de la presse. Et c'est à leur initiative que le texte de Robert Bichet a été enrichi de l'obligation, pour toute messagerie, de distribuer tout titre ou toute publication dès lors que son éditeur accepte les conditions de la société de transport. Il s'agissait là de traduire la volonté de l'auteur de mettre fin à la « tyrannie de l'argent ».

Le second objectif de la loi Bichet était de sortir le secteur de la presse et de la distribution de la crise dans laquelle la pénurie de l'après-guerre l'avait placé.

Car c'est bien aussi d'efficacité économique qu'il s'agit lorsque l'on parle du système coopératif. Comme le disait Fernand Grenier, «cette organisation s'avère nécessaire pour grouper tous les titres dans un même envoi, ce qui permet une réduction énorme des frais de manutention, d'emballage et d'expédition. Seule elle rend possible la rationalisation des méthodes de travail. »

De fait, grâce à cette loi et au système coopératif, la France s'est trouvée à l'avant-garde dans le domaine de la distribution.

Cette efficacité économique était placée au service de la démocratie. Grâce au système coopératif, les titres les moins vendus ont pu bénéficier des moyens logistiques que la distribution des titres les plus vendus autorise au moindre coût. Grâce aux économies d'échelle, les coûts de distribution sur tout le territoire ont été lissés, permettant de garantir le droit à toute personne de lire le titre de son choix quel que soit son lieu de résidence.

En 1947, les parlementaires ont su prendre la mesure des enjeux et adopter une réforme fondamentale. En 2011, la crise de la presse appelle la même ambition : adopter une loi à la hauteur de la crise, porteuse de solutions pour les années à venir, qui puisse relever le défi du numérique.

Or la proposition de loi que nous examinons ce soir ne se situe pas du tout à ce niveau. Nous avions besoin de mesures ambitieuses : on nous répond par la mise sous tutelle du Conseil national des messageries de presse et par un encouragement masqué de la libre concurrence. En fait, on propose tout simplement de mettre en place le deuxième étage du rapport Cardoso. Hélas ! la crise de la presse ne trouvera pas de solution durable ce soir, et la démocratie ne sortira vraisemblablement pas renforcée de cette réforme, à moins que nos débats ne modifient considérablement la proposition de loi.

Quelle peut être la fonction d'un organe professionnel dont tous les actes sont placés sous la surveillance permanente de trois juges et d'un commissaire du gouvernement ? N'est-ce pas là un aveu d'échec ? N'est-ce pas dire : la composition, les compétences que nous proposons pour le Conseil sont insuffisantes et nous sommes dans l'obligation de le placer sous tutelle pour éviter les dérapages ?

On le voit bien, tout cela n'est pas sérieux. Plutôt qu'une tutelle, il est manifeste qu'il aurait fallu renforcer les compétences du CSMP, et la place de l'État et des salariés en son sein. Face aux intérêts pécuniaires d'entreprises tenues de s'entre-déchirer au nom de la concurrence libre et non faussée, leur présence aurait assurément été un facteur de progrès. Car nous devons l'affirmer sans ambiguïté : l'État ne doit pas se désengager de la distribution de la presse ; il ne doit pas la laisser sombrer dans les eaux glacées du calcul égoïste. La démocratie et le pluralisme ne se protègent pas avec le seul veto d'un commissaire du gouvernement.

Je parlais du renforcement clandestin de la libre concurrence dans la loi. Soyons francs ! Depuis au moins une bonne décennie, les effets néfastes du libéralisme se sont déjà fait sentir. Au lieu de coopérer pour développer le pluralisme de la presse, les gros éditeurs se livrent une guerre sans merci pour augmenter leurs parts de marché. Cela n'est pas sans lien avec la perte d'autorité du CSMP. Face aux intérêts pécuniaires, il faut plus que des chartes de bonnes pratiques ; il faut une véritable régulation.

Le renforcement des compétences du CSMP aurait ainsi pu aller dans le bon sens. Mais les ajouts du Sénat montrent le dessein coupable de cette proposition de loi. À quoi bon rappeler tout au long du titre II que les mesures prises le sont dans le respect des principes du système coopératif, si ces principes y sont dramatiquement remis en cause ? Le rappel des principes ne sert finalement que de caution bien-pensante aux partisans de l'ouverture à la concurrence. Cette loi ne fera que s'inscrire dans le long inventaire des lois de casse des acquis de la Résistance, votées par cette majorité.

Marcel Rogemont vient d'en parler, et nous avons été nombreux à le souligner lors de l'examen du texte en commission : cette proposition de loi porte plusieurs coups de canif à la loi Bichet. Je pense notamment à l'alinéa 26 de l'article 4 qui remet en cause les contrats d'exclusivité passés avec les messageries. Sans le dire, cet alinéa revient sur l'article 2 de la loi Bichet, qui impose le groupage des titres. En somme, tout l'édifice du système coopératif est menacé. Je m'explique. Si, à divers endroits, les éditeurs ont la possibilité de faire livrer plusieurs de leurs titres sans passer par une société de messagerie, certains d'entre eux seront tentés de le faire, comme cela est déjà arrivé par le passé. Un gros éditeur pourra alors obtenir des prix plus bas pour une partie des titres qu'il doit distribuer, et recourir aux sociétés coopératives pour la partie qui n'est pas rentable – François d'Orcival, président du syndicat professionnel de la presse magazine et d'opinion n'écrivait pas autre chose. Il pourra aussi, moyennant finances, favoriser la livraison de ses titres au détriment des autres.

Finalement, vous rendez au monde de l'argent son pouvoir d'avant-guerre, pouvoir que la loi Bichet s'était précisément donné pour objectif de briser.

L'ensemble des autres compétences données au CSMP va dans le même sens : réduction du réseau des dépôts avec, à la clef, nombre de licenciements ; encouragement de la vente des titres les plus lus au détriment des autres, qui n'ont pas pour autant moins de valeur ; modification des règles d'implantation des points de vente…

Tout cela aura pour conséquence de clouer au pilori les sociétés coopératives, dont nous connaissons tous la fragilité financière, et notamment la principale d'entre elles, Presstalis, qui assure seule la distribution de la presse quotidienne nationale, plus coûteuse que celle des autres publications.

Il est certain que de nombreux titres ne résisteront pas à la thérapie de choc que leur infligera cette proposition de loi. La presse d'opinion, déjà fragilisée, sera gravement menacée. Seuls ceux qui auront suffisamment d'argent pour pouvoir diffuser leurs journaux auront droit à la parole. Nous serons alors dans un système où le pluralisme des titres ne sera en rien garant du pluralisme des idées, pourtant si nécessaire au fonctionnement de notre démocratie.

L'heure est donc grave car, de coup de canif en coup de canif à la loi Bichet, nous nous dirigeons vers un libéralisme mortifère. Les députés, garants des droits inaliénables de tout individu au nom de la République, se doivent donc de rejeter ce texte en l'état.

L'avenir de la presse impose de ne pas en rester au statu quo et de prendre des mesures allant dans une tout autre direction que celles qui nous sont proposées.

En premier lieu, il faut renforcer les pouvoirs du CSMP, dont la composition doit être rénovée pour répondre à l'intérêt public et garantir de manière effective le pluralisme.

En second lieu, il faut veiller à limiter la concurrence dans ce secteur où elle met en danger l'égalité des citoyens dans l'accès à la presse et dégrade les conditions de travail des personnels. Il faut densifier le maillage du réseau pour pallier les défauts de livraison que nous connaissons actuellement et renforcer le service public – je pense notamment au rôle du service postal.

Enfin, il faut rendre contraignant l'article 4 de la Constitution, qui dispose : « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions. » Ce principe doit trouver des applications financières concrètes que l'article 40 de la Constitution nous interdit de traduire dans la loi puisque nous ne pouvons pas défendre d'amendements en ce sens. En tout cas, chers collègues, nous ferions oeuvre utile en débattant de ce sujet plutôt que de cette proposition de loi.

En l'état actuel du texte, vous l'aurez compris, nous ne pourrons que voter contre.

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