Nous souscrivons entièrement à ces exigences. Nous aurions souhaité qu'à cette réforme soient assignés les grands objectifs dessinés par le Conseil économique et social en 2008, c'est-à-dire qu'elle serve, au-delà du slogan, la santé publique, tout en conservant la spécificité de l'organisation de la médecine du travail à la française.
Ainsi, il aurait fallu maintenir le rôle de chef d'orchestre que joue le médecin du travail dans l'organisation de la santé au travail, et développer une véritable pluridisciplinarité, par le biais de l'inspection du travail et des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail, sans réduire pour autant la place du médecin du travail au sein de l'équipe.
Il aurait également fallu réaffirmer l'obligation de résultat de l'employeur en matière de protection de la santé et de prévention des risques professionnels, sans la confondre avec la surveillance de la santé des salariés, qui relève de la responsabilité des médecins du travail. Il aurait aussi fallu mener à son terme la mutation inachevée des outils tels que l'aptitude, sans quoi, de l'aveu de tous, on limite les capacités d'évolution du dispositif de santé au travail vers une logique de prévention collective.
Nous attendions en outre d'un texte cadre qu'il saisisse 1'interdépendance entre l'autonomie de ces professionnels vis-à-vis de l'employeur, le mode de financement des services exclusivement à leur charge et la gouvernance ; qu'il mette définitivement les médecins à l'abri des pressions qui, chez France Télécom, les ont entravés dès lors qu'ils n'agissaient pas conformément à la doctrine managériale ; qu'il apaise leurs inquiétudes quant à l'efficacité de leur rôle et l'énorme frustration qu'ils éprouvent, par exemple lorsque leurs préconisations d'adaptation de poste restent lettre morte.
Faute d'obéir à cet esprit, la proposition de loi continue de susciter une profonde désapprobation que l'on ne saurait réduire, comme tente de le faire notre rapporteur, à « quelques poches de résistances réfractaires aux évolutions de fond de la médecine initiées depuis 2002 ». En réalité, la déception que provoque votre méthode et les objections de fond opposées à votre texte sont à la mesure des attentes dont il a fait l'objet.
Je ne m'attarderai pas sur la forme, mais il n'est pas inutile de rappeler les principales raisons du blocage puis de l'échec, en octobre 2009, de la négociation interprofessionnelle sur la médecine du travail, dans la mesure où elles ont déterminé le contenu du présent texte.
S'agissant de la gouvernance, pour le négociateur du MEDEF, l'apport fondamental du projet d'accord était de « permettre aux syndicats d'être associés à la gestion des SST ». La partie patronale se disait même prête à réécrire le texte pour préciser que les conseils d'administration pourraient devenir strictement paritaires, au lieu d'être composés aux deux tiers d'employeurs.
Ce message a été bien reçu par la majorité présidentielle, qui s'est contentée d'inscrire ce principe dans le texte initial. Nous verrons que ce point continue de faire débat, et que, malgré les apparences, la majorité n'est pas disposée à aller plus loin que la préférence patronale en matière de santé au travail.
Sur d'autres sujets, la majorité a été tout aussi attentive… et, on peut le dire, bien peu volontariste. Ainsi, lors de la négociation, le patronat refusait d'aborder le financement des services de santé au travail selon d'autres critères que le nombre de visites médicales, ainsi que le recouvrement des cotisations par les SST. Le voilà exaucé : il n'en est pas question dans le texte. L'intransigeance patronale à propos de l'aptitude s'est elle aussi révélée payante ; mais nous n'en parlerons pas non plus ici, sinon par le biais d'un amendement.
Les organisations syndicales de salariés espéraient que la reprise en main du dossier par le Gouvernement permettrait un véritable dialogue ; cet espoir a été déçu. Car c'est au détour d'amendements à la réforme des retraites que les dispositions relatives à la médecine du travail ont vu le jour, dans une version très proche des positions du MEDEF.
Ainsi, selon la CGT, votre démarche législative n'ose pas suffisamment s'affranchir des limites du résultat d'une négociation interprofessionnelle décevante, révélatrice, pour l'essentiel, de l'inadéquation aux problèmes posés des compromis issus de compromissions au sein de la nébuleuse patronale.
Le Gouvernement n'a pas non plus mis à profit la censure par le Conseil constitutionnel, pour des raisons de forme, des articles 63 à 77 du projet de loi sur les retraites pour présenter d'autres propositions, ni pour tenter de rapprocher les points de vue des deux assemblées sur la gouvernance paritaire et la présidence tournante.
Ainsi, le texte que nous allons examiner, sur une initiative centriste cette fois, n'en reprend pas moins quasi intégralement les dispositions des articles retoqués. Il affiche lui aussi l'ambition de faire de la santé au travail un enjeu de santé publique, mais, sous prétexte de pluridisciplinarité – une pluridisciplinarité que tous s'accordent à juger nécessaire, car efficace –, il réduit et dévoie les missions des médecins. En outre, par ricochet, il dilue les responsabilités des employeurs et répond mal aux attentes de progrès en matière de santé des salariés. En somme, ce texte est loin d'être à la hauteur des enjeux du problème.
Les critiques générales viennent d'abord de votre camp. Ainsi, au centre, notre collègue Vercamer regrette que le texte « n'aborde pas l'architecture globale de la santé au travail ». Dominique Dord, du groupe UMP, est tout aussi explicite : « Si cette PPL règle un certain nombre de questions en matière d'organisation, elle nous laisse sur notre faim quant au fond. »
Quant à FO, qui critique l'ensemble du texte, elle déplore « l'absence de pilotage national en matière de prévention, le renvoi systématique aux “réalités locales” ne garantissant aucune égalité de traitement ». Nous ajoutons à ces griefs l'absence de mesures sur la démographie, la formation et l'attrait de la profession.
Votre silence est tout aussi éloquent à propos d'autres acteurs de la santé au travail que sont les salariés, par l'intermédiaire des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Vous auriez pu vous contenter d'ignorer cette instance ; vous préférez la contourner et fragiliser ainsi les salariés. Jean-Marc Bilquez considère ainsi au nom de FO que « la désignation par l'employeur de salariés qui seront “compétents” en matière de protection et de prévention des risques professionnels est un danger institutionnalisé. Cette mesure court-circuite les institutions représentatives du personnel, et plus particulièrement le CHSCT, sans offrir de légitimité élective ou de statut cohérent au[x] salariés qui devront endosser une responsabilité qui n'est pas la leur ».
Au cours du débat, vous n'aurez de cesse de nous dire – et ce sera votre seul argument – que le texte recueille globalement l'assentiment des partenaires sociaux. Et vous ferez valoir que le seul véritable motif de désaccord était et demeure la gouvernance des services de santé au travail. Mais la position des partenaires sociaux est bien différente de cette version angélique : tous vous disent plutôt que le texte est mieux que rien.
Arrêtons-nous ainsi sur les remarques formulées par la CGT dans un courrier à la présidente de la commission des affaires sociales du Sénat qui porte sur le texte initial : « la réaffirmation du principe de pluridisciplinarité, l'émergence d'un pôle régional de responsabilité, l'inscription des missions des services de santé au travail dans la loi vont dans le bon sens. Mais la greffe d'un nouvel état d'esprit, d'une nouvelle culture ne prendra pas sans que ne soit construite et solidement défendue une forte cohérence entre les objectifs et la gouvernance d'un système qui, jusqu'alors, a beaucoup failli. Le paritarisme pourra-t-il y suffire ? S'agissant d'une instance opérationnelle comme un service de santé au travail, il faut ajouter autre chose pour aller plus loin : cette autre chose existe, c'est la sécurité sociale. » Or « le projet ne se résout pas à donner aux organismes nationaux et régionaux de la sécurité sociale » – en particulier aux CARSAT – « plus que le rôle d'un partenaire ; c'est une faiblesse majeure ».
Surtout, votre attitude est très méprisante vis-à-vis des organisations de médecins du travail, qui, elles, continuent de dénoncer cette réforme au fond. Tous les aspects de ce texte ne font pas consensus, loin s'en faut.
Ainsi, d'aucuns jugent ambiguë la définition des missions des services de santé au travail qui mêle, à la différence de la directive européenne du 29 juin 1989, les activités d'aide à l'employeur pour la gestion de la santé et de la sécurité au travail – lesquelles sont de son ressort – et la surveillance de la santé des travailleurs, qui relève quant à elle de la responsabilité du médecin. Inquiet de ce « mélange des genres », Dominique Huez, vice-président du syndicat CGT des médecins EDF-GDF, se demande s'il ne s'agit pas de dédouaner l'employeur de sa responsabilité en matière de prévention.
D'autres – et parfois les mêmes – mettent en garde contre le risque de dilution des missions et de perte de sens. Chargés de l'animation et de la coordination de 1'équipe, les médecins passeront moins de temps dans leur cabinet et sur le terrain. Pourtant, « il n'est pas de bonne prévention sans assise clinique », prévient Philippe Davezies.
« Ce projet de réforme part sans doute d'un bon sentiment », ajoute-t-il. « Mais il reflète en réalité une vision naïve de la prévention. Penser que, pour faire de la prévention, il suffit de sortir de son cabinet et d'aller donner des conseils aux ingénieurs et aux directeurs est pour le moins simpliste. La prévention se fait en deux temps : les médecins du travail, responsables de l'alerte, identifient les risques ; mais c'est aux professionnels de trouver des solutions. » « En assujettissant le pouvoir des services de santé au travail à leur capacité à faire des préconisations en matière de prévention, on les stérilise. »
Je vous livre enfin le point de vue du sociologue Pascal Marichalar, plus défiant vis-à-vis de la démarche gouvernementale et sans concession à propos de l'absence d'innocence du MEDEF.