Les exigences de nos concitoyens en matière de prévention et de santé sont de plus en plus présentes dans le débat public. Elles le sont particulièrement dans le domaine du travail, et cela pour une raison simple : la place du travail demeure essentielle tant dans nos sociétés que dans la construction personnelle de l'individu. Le travail est indispensable pour assurer une indépendance économique, il est source de reconnaissance sociale, d'épanouissement individuel et collectif.
Dans l'appréhension d'une réforme de l'organisation de la médecine du travail et des services de santé au travail, il nous apparaît important de réaffirmer notre vision du travail, une vision qui ne réduit pas le travail à un simple échange sur un marché dans l'unique but de subvenir à ses besoins, mais qui intègre le travail dans sa dimension sociale. Nous considérons le travail comme un facteur de réalisation et d'épanouissement pour le salarié, lui offrant la possibilité d'utiliser, de mettre en oeuvre et de développer ses potentialités. C'est justement parce que le travail a cette dimension sociale importante que nous avons des exigences sur son contenu et sur sa qualité.
La prévention en matière de santé au travail est donc pour nous un enjeu majeur. Elle est encore plus primordiale dans une société où les liens collectifs de travail ne cessent de se déliter.
Pendant longtemps, avec les acquisitions successives de nouveaux droits sociaux au profit des salariés, nous avons vécu dans l'idée que les conditions de travail ne pouvaient que s'améliorer dans le temps. C'était bien évidemment sans compter sur les ravages de la financiarisation de l'économie. Les compromis sociaux qui avaient pu être trouvés entre le capital et le travail, marquant de nombreuses avancées sociales pour les salariés, ont laissé place à une seule logique : la course toujours plus effrénée à l'accroissement de la rentabilité.
Cette logique, dont les politiques de la majorité se sont nettement imprégnées ces dernières années, conduit à ne plus voir le travail comme un investissement mais comme un coût, à ne plus voir l'emploi comme un moyen mais comme une charge. La mondialisation a affecté de nombreuses entreprises qui, pour certaines, se sont mises à appliquer des modèles de ressources humaines et de management d'une grande brutalité, avec une vision uniquement comptable.
Ces changements dans l'organisation de la production et de la distribution ont conduit de manière générale à une détérioration des conditions de travail qui s'est manifestée notamment par trois évolutions néfastes pour les travailleurs.
Tout d'abord une intensification du travail : les salariés sont de plus en plus contraints par des obligations de résultats évaluées selon des critères quantitatifs et qualitatifs. Ces exigences s'accompagnent fréquemment, et toujours pour des raisons de rentabilité, d'une diminution des effectifs, obligeant les salariés à faire toujours plus.
Ensuite, la gestion des ressources humaines s'est déconnectée de l'humain. Surcharge de travail, inexistence des plans de carrière, incompatibilité des horaires de travail avec la vie sociale et familiale, et ainsi de suite. Cette gestion s'est trop souvent accompagnée d'un discours d'insécurité sur l'emploi : insécurité à l'échelle individuelle, avec l'explosion de la précarité ; et insécurité à l'échelle collective, avec une banalisation des délocalisations et très souvent un chantage à la non-délocalisation contre une dégradation des conditions de travail.
Enfin, troisième évolution néfaste, le processus d'évolution du travail est marqué par l'individualisation des tâches et l'individualisation de la situation des salariés. L'objectif d'augmentation de la production s'est très souvent matérialisé par une volonté de remettre en cause les solidarités dans l'entreprise et d'organiser une concurrence entre les salariés. Dans de nombreuses entreprises, l'individualisation du travailleur a été pensée comme une véritable stratégie.
À ces pratiques de management se sont conjuguées les politiques des gouvernements successifs de droite qui ont atténué, réduit, diminué les droits des travailleurs et fragilisé le rôle des organisations syndicales. On ne peut prétendre vouloir l'amélioration de la prévention pour la santé au travail et organiser en parallèle le démantèlement des protections collectives.
D'abord s'agissant de la durée du travail et son intensification, de multiples lois ont vidé de leur sens les 35 heures, en augmentant le contingent des heures supplémentaires, et en se passant de l'autorisation de l'inspection du travail pour dépasser ce contingent. La loi TEPA a certes été un échec économique, nous en débattrons à un autre moment, mais il faudra un jour en faire également son bilan sanitaire en termes de stress au travail. Il faut toujours le rappeler : ce n'est pas le salarié qui décide de faire des heures supplémentaires, ce n'est que l'employeur, et au surplus, jamais le salarié ne peut refuser de les effectuer.
D'autres exemples, comme la banalisation du régime du forfait jour, récemment condamné par les experts du Comité européen des droits sociaux, ont manifestement accentué ces risques. La décision rendue hier par la Cour de cassation montre, même si elle n'a pas remis le principe en cause, qu'il s'agit d'une forme d'emploi exceptionnelle qui doit être contrôlée. Le problème est qu'il s'agissait d'une disposition originellement réservée aux cadres dirigeants qui a progressivement été étendue aux simples cadres, puis aux salariés itinérants, si bien qu'aujourd'hui, il y a une extension très importante de ce qui reste une forme atypique d'emploi.
Vous avez également créé, avec la loi du 20 août 2008, une situation de risque pour les salariés, parce qu'en inversant la hiérarchie des normes, vous permettez des aménagements – pour ne pas dire des détériorations –, au niveau de l'entreprise. Or, nous savons très bien, notamment dans le cadre du chantage à l'emploi, à quels abus cela peut mener.
Faut-il rappeler le report de l'âge légal de départ à la retraite à 62 ans, et la non-reconnaissance de la pénibilité, dont vous avez organisé la confusion avec l'incapacité ? Vous avez ainsi réduit la prévention à la seule réparation, enfermée dans des règles inacceptables. Ce n'est pas la moindre des incohérences de constater qu'aujourd'hui, vous parlez uniquement de prévention alors que, dans la loi sur les retraites, vous n'avez abordé le sujet de la pénibilité que sous l'angle de la réparation.
Vous pouvez construire la meilleure prévention en matière de santé au travail qui soit, si en parallèle vous dénaturez le sens du travail et permettez aux techniques de management les plus agressives et les plus pathogènes de progresser, cette prévention ne sera qu'un leurre et un gage de bonne conscience.
Là réside peut-être la différence d'approche que nous avons : la médecine du travail ne doit en aucun cas avoir des accents « médicalisants » et des vertus réparatrices de l'impact des mauvaises conditions de travail. Elle doit au contraire prévenir l'existence de telles formes d'organisation du travail.
La France a fait le choix d'une organisation spécifique de la santé au travail fondée sur la prévention et reposant sur un corps de médecins spécialistes du travail. Nous affirmons notre volonté ferme de garder un exercice médical spécifique au milieu du travail. En France, la médecine du travail couvre un taux de salariés parmi les plus élevés de l'Union européenne. L'objectif qui lui a été assigné : éviter toute altération de la santé du fait du travail est l'une des plus grandes conquêtes sociales du siècle dernier. Nous sommes attachés à la spécificité de la médecine du travail préventive.
Mais nous sommes aussi lucides sur la réalité de la situation et sur la nécessité de réformer les services de santé au travail.
Il est évident que le statut de la médecine du travail doit évoluer d'abord parce que bon nombre de médecins vont partir à la retraite dans les années qui viennent. Les jeunes médecins ne se bousculent pas pour les remplacer dans cette spécialité souvent peu valorisée et décriée. Cette question de la démographie médicale est certes un constat partagé – comment faire autrement ? – mais j'observe que vous ne faites aucune proposition pour y répondre.
La lucidité, c'est aussi de constater que notre système de médecine préventive n'a pas pu empêcher la catastrophe sanitaire de l'amiante. Les victimes, leurs associations de défense, mais aussi les représentants des organisations syndicales nous rappellent en permanence et à juste raison cet échec majeur.
Il en est de même de l'explosion des AT-MP. Chaque année, à peu près 10 % des 16 millions de travailleurs du secteur privé ont un accident du travail – c'est considérable –,…