C'est un autre sujet, sur lequel je reviendrai.
M. Demilly m'a également interrogé sur la TVA sociale : j'en suis partisan, à regret, parce que je vois s'exercer une concurrence sociale et fiscale dont l'effet est d'aggraver les inégalités. J'ai montré dans des travaux récents que tous les systèmes de taxation, dans tous les pays, sont devenus infiniment moins progressifs qu'auparavant : en moyenne, le nombre de tranches d'imposition est passé de 25 à 5. Il en résulte une diminution des moyens susceptibles de financer les dépenses publiques.
Plutôt que de se fonder sur l'arithmétique des dettes et déficits publics, on pourrait se fonder sur celle des investissements rentables, capables de s'autofinancer. La croissance française d'aujourd'hui ne résulte-t-elle pas d'investissements décidés il y a trente ans, certes très coûteux, mais dont la rentabilité de longue période est très élevée ? À l'époque, on avait décidé d'investir dans les technologies les plus récentes, qu'il s'agisse du nucléaire, du TGV ou d'Airbus. Ce qui manque aujourd'hui, c'est ce courage d'avancer, dans une perspective de long terme.
Faut-il que notre mode de vie évolue, comme le demande M. Chassaigne ? En réalité, il est assez évolutif – la mode ne cesse de changer. Le désir d'identification et de reconnaissance s'appuie sur une différenciation qui croît avec les inégalités ; dans ce contexte, le jeu des marques contribue à un excès de consommation. On ne peut pas faire une leçon de morale au sujet d'un problème économique, mais je pense que les individus consommeraient différemment dans une société moins inégalitaire. Je ne prône pas l'égalité ; je suis pour des inégalités démocratiquement acceptées, légitimées par le mérite et non par la rente. Si l'on n'avait pas le sentiment d'une société de rente, les modes de vie et de consommation seraient fort différents.
Les exigences excessives en matière de retour sur fonds propres ne sont que l'un des symptômes de la financiarisation de l'économie. Chacun sait que sur longue période, le rendement moyen ne peut pas être supérieur au taux de croissance ! Les exigences d'un rendement à deux chiffres sont contraires à la réalité ; elles ne peuvent être satisfaites que dans de très courtes périodes. Elles empêchent de se préoccuper du futur donc font délaisser l'investissement – qui est une projection sur l'avenir. Le « court-termisme » nous empêche de construire le futur ; c'est ce qui me paraît le plus dramatique dans la situation actuelle, outre la croissance des inégalités qui est, à mes yeux, le symptôme d'une régression démocratique. Heureusement que la révolution dans le monde arabe vient affirmer le besoin humain de démocratie.
J'en arrive à la question de M. Paternotte sur les dettes publiques et les dettes privées. Je viens de terminer sur le sujet un travail que je tiens à votre disposition, portant sur un ensemble de pays. L'évaluation de la dette publique n'a pas beaucoup de sens : le problème est de calculer la dette nette ou le patrimoine net de la nation ; pour cela, il faut évidemment agréger dette publique et dette privée, patrimoine public et patrimoine privé. Imaginons un État qui décide de ne pas faire payer d'impôts, pour permettre aux habitants d'accumuler de l'épargne et d'acquérir un patrimoine ; cet État sera très endetté, mais les citoyens seront très riches. Un autre État peut décider au contraire de financer l'ensemble des dépenses publiques par l'impôt : les citoyens seront plus pauvres, mais l'État sera moins endetté. C'est en considération de ce lien que la soutenabilité d'une situation financière peut être appréciée. En Italie, le niveau très élevé de la dette publique s'accompagne d'un patrimoine privé très important – résultant notamment d'une pratique d'évasion fiscale – : le patrimoine net est neuf fois plus élevé que le PIB. Il est huit fois plus important que le PIB en France – qui est donc riche aussi. Il est indispensable d'agréger secteur public et secteur privé pour juger d'une situation financière dès lors qu'in fine, le secteur privé paiera les impôts nécessaires à la soutenabilité de la dette publique.
En ce qui concerne le capital humain, il faut distinguer la question du nombre et celle de la qualité. Nous allons vers un pic démographique de 9 milliards, mais ensuite la population mondiale ira décroissant.
Mme Gaillard m'a interrogé sur les indicateurs de bien-être. Jusqu'à présent, nous avons mesuré le bien-être par le PIB. On ne peut pas nier qu'il existe une certaine corrélation entre les deux, mais la question est de savoir si ce que nous mesurons dans le PIB est correct. Aujourd'hui, le PIB est composé à 80 % de services. Parmi eux, tous ceux qui sont assurés par les autorités publiques – éducation et santé par exemple – sont mesurés dans le PIB par la dépense correspondante ; on n'en mesure pas du tout la qualité. Or aujourd'hui, l'essentiel de notre croissance économique vient d'une amélioration qualitative, non d'un accroissement quantitatif. Les « prix hédoniques » visent à considérer une amélioration de qualité comme une augmentation de production. Nous intégrons déjà, pour un certain nombre de biens, cet effet qualité ; pour les services, nous ne savons pas le faire. Le fait qu'aux États-unis la dépense de santé représente 16 à 17 % du PIB, alors qu'en France elle représente 11 %, pourrait laisser penser que les Américains sont mieux soignés que les Français ; mais lorsqu'on essaie de retenir des indices de production, on aboutit au résultat inverse. Plus d'un tiers de la différence de niveau de vie entre la France et les États-unis est dû à la mauvaise mesure des systèmes de santé.
Une étude qui a été faite de façon tout à fait indépendante par le Bureau of Economic Analysis, équivalent américain de notre INSEE, a montré qu'après correction du PIB par des éléments figurant dans notre rapport, le niveau de vie français apparaissait très proche du niveau de vie américain – 95 %, au lieu de 70 % selon les chiffres du PIB.
D'ores et déjà, la qualité est un élément important de nos consommations. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) sont peu coûteuses en termes environnementaux. Elles devraient permettre des économies, non seulement de forêts, mais aussi de déplacements. C'est la raison pour laquelle Éloi Laurent et moi-même avions proposé de créer la Communauté européenne de l'énergie, de l'environnement et de la recherche : l'Europe peut fonder sa croissance sur ce qu'elle sait le mieux faire, en termes institutionnels et en termes industriels – car il s'agit peut-être du seul secteur où elle n'est pas en retard pour l'instant. Le lancement de la Communauté européenne du charbon et de l'acier était d'une intelligence exceptionnelle : on mettait en commun les moyens de la guerre. Si nous voulons refonder l'Europe, il nous faut avoir une ambition du même ordre ; la recherche doit être associée à l'énergie et à l'environnement, à la fois pour concrétiser le programme de Lisbonne et parce qu'il faut développer la recherche dans ces deux domaines. Le marché est mondial ; la création de cette communauté non seulement donnerait un coup de fouet à l'activité européenne, mais permettrait à l'Europe d'être à nouveau présente dans le monde en matière industrielle. Pourquoi ne le fait-on pas ? Je n'arrive pas à comprendre que depuis plus cinq ans, cette idée ne soit toujours pas concrétisée…