Merci pour ces questions passionnantes, qui sont autant de pistes de recherche pour le futur.
M. Chanteguet souhaite la construction d'une société qui ne soit pas fondée sur un modèle ultralibéral. Je veux rappeler que le libéralisme a deux aspects : le libéralisme politique, en faveur duquel je pense que nous sommes tous, fait partie des déterminants du bien-être – parmi lesquels nous rangeons la participation aux processus démocratiques et la possibilité d'influer sur les choix. Le libéralisme économique, qui est bien autre chose, est fondé sur des modèles le plus souvent fermés, c'est-à-dire ne permettant aucune projection dans l'avenir. Dans la doctrine qui préside aux politiques économiques, l'anticipation rationnelle constitue une hypothèse fondamentale, même si elle n'est pas explicitée par les hommes politiques. Or cette hypothèse, qui détermine par exemple les institutions européennes, ne vaudrait que dans un monde où ne se produirait jamais la moindre nouveauté. Une telle modélisation est contraire à la réalité du monde, tous les jours différent. C'est la raison pour laquelle je ne prends pas au sérieux le modèle du libéralisme.
Ce qui déconnecte de l'économie réelle, c'est la financiarisation de l'économie. À quoi sert le système financier ? Telle est la question que, avec Joseph Stiglitz et Amartya Sen, nous avons posée de façon récurrente. Dans la mesure du PIB, le système financier est-il un bien final ou un bien intermédiaire ? Nous pensons que c'est un bien intermédiaire, que l'on ne devrait donc pas compter dans le PIB : il n'a d'utilité que dans son rôle de médiation ; en soi, il n'est pas intéressant. Si le secteur financier fait 40 % des profits, c'est que le monde de l'économie marche à l'envers. Une régulation s'impose pour faire rentrer les marchés financiers dans le cadre dont ils n'auraient pas dû sortir. Ces marchés doivent remplir la mission d'ordre public qui leur a été confiée au service de l'économie réelle – et dont les gouvernements sont responsables. Ne pouvant pas laisser les banques faire faillite, les gouvernements donnent leur garantie ; mais le cahier des charges, resté implicite, doit devenir explicite.
Quant aux agences de notation, elles m'inspirent la plus grande incompréhension. On sait très bien qu'elles ont été co-responsables de la crise : elles notaient « triple A » Lehman Brothers à la veille de sa faillite ; elles ont donc mal orienté l'épargne et plongé les épargnants dans les difficultés. Mais elles n'ont pas le statut d'auditeur, et on ne leur reconnaît pas de responsabilité ; elles se réfugient derrière le premier amendement de la Constitution américaine : leurs évaluations sont des opinions – lesquelles sont libres. Il faudrait revenir à plus de logique et rendre les agences de notation responsables.