C'est un grand honneur pour moi d'être accueilli par votre commission, dont je considère qu'elle représente l'avenir des travaux du Parlement. Nous vivons en effet une rupture multidimensionnelle, dont l'aspect le plus important concerne notre capacité à avoir un développement « soutenable », et non un développement qui se brise à chaque étape sur le mur de la « soutenabilité ».
Un exemple particulièrement parlant nous est fourni par la crise que nous avons vécue. Cette crise nous dit que la croissance qui l'a précédée n'était pas soutenable. Si elle ne l'était pas, c'est tout simplement parce qu'elle était fondée sur une mauvaise évaluation du patrimoine global de l'économie.
Pendant un quart de siècle, dans l'ensemble des pays de l'OCDE, 80 % des ménages ont vu leurs revenus croître à un rythme bien inférieur à la croissance – pourtant faible. La très forte augmentation des inégalités a conduit à un affaiblissement de la demande ; elle a donc été combattue par une politique monétaire expansionniste, fondée sur la baisse des taux d'intérêt. Il en est résulté, pendant une certaine période, une augmentation assez considérable de l'endettement privé. Celle-ci n'a pas suscité de grande inquiétude car dans le même temps, les marchés valorisaient les actifs de manière quelque peu exubérante. Dans le bilan de l'économie, il y avait certes, au passif, une augmentation de l'endettement, mais de l'autre côté, une augmentation de la valeur des actifs détenus. Le bilan était donc équilibré ; mais si le passif était bien réel, l'actif, lui, était illusoire… La crise s'est déclenchée lorsque le constat a été fait qu'au lieu de vivre sur nos revenus, nous vivions sur notre patrimoine : au lieu d'avoir maintenu le capital dont nous avions hérité, nous l'avions consommé – à travers l'endettement.
Cet exemple définit a contrario ce qu'est la « soutenabilité ». Une situation est « durable » – c'est le mot convenable – si chaque période livre à la suivante un capital au moins égal à celui dont elle a hérité.
Nous nous sommes fiés aux mesures données par les marchés financiers pour évaluer les actifs – donc pour évaluer la soutenabilité de la situation. Ce qui s'est passé plaide en faveur d'autres indicateurs. La Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, à laquelle j'ai participé aux côtés de Joseph Stiglitz et d'Amartya Sen, s'est employée à explorer de nouvelles voies, mais ce n'est pas simple. Au-delà du capital économique et financier, il convient d'apprécier le capital humain et le capital environnemental ; actuellement nous avons de mauvaises mesures du capital économique, nous n'avons pas de mesure du capital humain, nous en avons encore moins du capital environnemental – mais les recherches en cours devraient aboutir. Le secrétaire général de l'OCDE a promis de donner suite aux recommandations de notre commission ; le Président de la République a demandé à l'INSEE d'appliquer ses recommandations. De nombreux pays, conscients de l'enjeu, essaient d'établir une stratégie de recherche similaire – l'Allemagne, le Royaume-Uni, le Canada – au point que ce foisonnement peut donner le sentiment d'un manque de cohérence : il ne faudrait pas que chacun invente son propre système de mesure, faute de quoi la comparaison entre les pays serait difficile.
Un deuxième exemple, celui du Japon, peut servir de métaphore des problèmes qui se posent à nous. Tout d'abord, la survenue dans ce pays d'un tremblement de terre puis d'un tsunami témoigne que la nature n'est pas spontanément amicale et que l'homme doit l'adapter à ses exigences. Il ne faut certainement pas faire de la soutenabilité une religion de la nature ! Le but n'est pas de maintenir la nature en l'état, mais de permettre le développement humain – ce qui entraîne diverses exigences, dont le maintien de certains éléments capitaux qui déterminent la capacité de bien-être des générations à venir.
En deuxième lieu, il se peut que la croissance japonaise soit glorieuse dans les années qui viennent, en raison d'un effort de reconstruction. Mais quel que soit le taux de croissance du PIB, le bien-être des populations aura nécessairement baissé : il faudra des décennies pour réparer les dégâts causés par cette catastrophe naturelle, doublée du problème nucléaire. Le PIB ne tient pas compte des destructions ; si l'on déduisait de ce produit intérieur brut le capital qui a été détruit, on arriverait à un produit intérieur « net » bien plus faible. Enfin, qu'adviendrait-il du modèle de croissance japonais si le nucléaire devait faire l'objet d'une remise en cause, si ce n'est en tant que source potentielle d'énergie, en tout cas dans le calcul de son coût ? Dans les choix qui seront faits quant au « mix » énergétique, il faudra tenir compte des dispositifs de sécurité à mettre en place, nécessairement coûteux.
Les directions explorées dans le cadre de la commission Stiglitz, ainsi que dans le livre intitulé La nouvelle écologie politique que j'ai publié avec Eloi Laurent, sont assez simples.
Première piste : réviser nos systèmes de comptabilité nationale. On sait bien, en effet, que le PIB est un instrument de mesure très approximatif : quand la violence sociale croît, le PIB croît, bien que le bien-être se réduise…
Deuxième piste : mesurer le bien-être, et cela en se fondant sur des déterminants objectifs, notamment l'emploi. On sait très bien – toutes les études le montrent – que le coût du chômage est beaucoup plus élevé que la perte de revenu due au chômage ; pourtant nous nous résignons à une situation où le chômage peut être élevé si la croissance est forte – ce qui est absolument contradictoire avec la poursuite du bien-être.
Troisième piste : mesurer la soutenabilité, en se gardant de toute naïveté, notamment en essayant de ne pas croire sans plus d'examen les discours selon lesquels nous sommes en train de consommer plusieurs planètes. Gandhi avait dit au roi d'Angleterre : il a fallu une demi-planète à votre pays pour se développer ; combien alors faudrait-il de planètes pour développer l'Inde ?