Je souhaite vous présenter la situation, les enjeux et les perspectives de la filière missilière avant d'évoquer la coopération franco-britannique.
En quinze ans, six entreprises européennes nationales concurrentes, ayant chacune leur culture spécifique, se sont consolidées, étape par étape, pour former le groupe européen MBDA qui représente aujourd'hui plus de 20 % du marché mondial. MBDA regroupe dans quatre pays 10 000 employés, dont la moitié en France, avec un chiffre d'affaires de 3 milliards d'euros, dont la moitié réalisé dans notre pays.
MBDA représente environ 70 % de l'industrie européenne des missiles. Il est à ce titre « l'Airbus des missiles » : un grand succès français et européen et l'un des exemples les plus aboutis de l'objectif du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de développer des champions européens de dimension mondiale.
L'industrie des missiles s'inscrit dans un contexte mondial. Exception faite de la Russie et de la Chine qui, pour des raisons évidentes, ne sont ni des marchés accessibles ni des coopérants potentiels, le secteur est principalement représenté par trois grands groupes qui se partagent environ 75 % du marché et de l'activité industrielle : les américains Raytheon et Lockheed Martin et MBDA. Chacune de ces entreprises dispose de l'ensemble des technologies lui permettant de développer ses activités de maîtrise d'oeuvre. Les trois entreprises sont présentes sur toute la gamme de produits et ont une dimension commerciale mondiale ; ce sont donc des acteurs globaux de taille équivalente.
Le reste du marché relève d'un peu plus d'une dizaine d'entreprises, européennes, sud-africaines, israéliennes ou coréennes. Il s'agit d'acteurs de niche ne pouvant constituer, pour un pays comme la France ou pour l'Europe, une option de long terme en matière de sécurité des approvisionnements et de maintien des compétences industrielles et techniques de souveraineté. Il n'y a donc pas aujourd'hui d'alternative européenne à MBDA dans le domaine des missiles.
Notre groupe porte plusieurs enjeux essentiels pour la France. Le premier est lié à la dissuasion, MBDA étant le maître d'oeuvre de l'ASMP-A et ayant à ce titre la responsabilité de la pérennité industrielle et technique de la composante nucléaire aéroportée. L'enjeu stratégique et opérationnel est pour sa part lié au type d'armements que nous développons, au premier rang desquels le SCALP dont la récente campagne en Libye a montré l'intérêt stratégique, les performances et la fiabilité. Je souligne que l'autonomie d'emploi, l'accès aux meilleures technologies et la sécurité des approvisionnements des autres missiles, des missiles antichar ou de combat terrestre sont des objectifs aussi importants que pour les missiles complexes. Sur le plan économique, MBDA représente en France environ 5 000 salariés en région parisienne et en région Centre, et génère au total 10 000 emplois industriels si l'on tient compte de la filière missile autour du groupe. Tous ces emplois sont de haute technologie, à haute valeur ajoutée et non délocalisables compte tenu de la nature de notre activité. Nous avons également une responsabilité dans le domaine de la coopération franco-britannique, notre secteur étant au coeur de l'initiative de 2010. Le dernier enjeu concerne l'exportation : nous réalisons actuellement 600 millions d'euros à l'export, sachant que le chiffre d'affaires indirect, c'est-à-dire lorsque nous équipons des plates-formes aériennes ou navales, est bien supérieur. Sans nos produits, il n'y aurait pas aujourd'hui de place pour les plates-formes françaises à l'export.
La stratégie de développement du groupe est simple à exprimer, ce qui ne veut pas dire qu'elle est aisée à mettre en oeuvre : nous souhaitons renforcer notre position d'acteur global, c'est-à-dire développer notre position sur les technologies, rester présents sur l'ensemble des gammes de produits et conforter notre action sur le marché notamment en termes d'exportations. Nous voulons également accroître notre position de champion européen de dimension mondiale. Pour cela nous devons avant tout assurer la pérennité de la filière missilière française avec nos partenaires, nos sous-traitants et l'ensemble des activités de recherche correspondantes.
Cette stratégie repose sur trois piliers fondamentaux : l'Europe, l'export et les programmes.
Chacun de nos deux principaux concurrents américains, Raytheon et Lockheed Martin, a un chiffre d'affaires supérieur à l'ensemble des budgets pour les missiles de tous les pays de l'Union européenne. Cela signifie que les enjeux de taille critique pour MBDA par rapport à ces deux groupes et, demain, à l'égard des nouveaux entrants sur le marché, sont essentiels. Ils ne peuvent être abordés de manière efficace que dans un cadre européen. Or, il n'y a pas de place en Europe pour deux champions ; le choix retenu est celui du Livre blanc, à savoir un champion européen ouvert sur l'extérieur. L'export nous donne la capacité de développer nos produits ; il nous impose aussi des impératifs d'innovation et de compétitivité.
L'Europe est donc le périmètre naturel de notre activité. Les consolidations industrielles et les programmes en coopération se renforcent mutuellement pour créer une dynamique d'intégration européenne.
J'en viens à l'export. Nous constatons que la pression sur les budgets de défense n'est pas une difficulté de circonstance, mais une donnée de long terme à laquelle nous devons nous adapter et qui doit faire partie intégrante de notre stratégie. Pour compenser cette réduction, en particulier celle des budgets pour les missiles en France, notre objectif est de développer fortement l'export que nous souhaitons faire passer du taux actuel de 30 à 40 % du chiffre d'affaires à plus de 50 % d'ici à 2015.
Le troisième pilier repose sur les programmes : sans eux, ni la construction européenne ni le développement à l'export ne sont possibles. Le SCALP naval comme le programmes ASMP-A, l'Exocet Block 3 et le Mistral MRV vont s'achever en 2011 et 2012. La situation pour MBDA est donc aujourd'hui d'une extrême urgence, même si elle était prévisible dès les années 2006-2007. Si l'on ne prend en compte que les programmes qui ont été décidés, nous ferons face à un véritable écroulement de la charge du bureau d'études. La part de développement relevant du programme 146 devrait en effet passer de 220 à 230 millions d'euros par an en moyenne entre 2008 et 2010 à 120 millions en 2012 et à moins de 40 millions en 2013.
Malgré le caractère alarmant de ces données, je reste confiant parce que MBDA a poursuivi depuis de nombreuses années une politique de transparence et de dialogue avec les États-majors et la direction générale de l'armement (DGA) et que nous disposons des éléments en termes de programme pour que des décisions soient prises rapidement. Nous souhaitons, dans un calendrier de plus en plus contraint, qu'un comité ministériel d'investissement (CMI) sur les programmes et la pérennité de la filière missile puisse se tenir avant la fin du mois de juin. Les dossiers sont prêts à être examinés et il ne faut pas retarder la décision : plus on tarde, plus il sera difficile d'arbitrer.
S'agissant de la coopération franco-britannique, le sommet du 2 novembre 2010 est très important pour l'ensemble de la communauté de défense et en particulier pour MBDA. Si de nombreux programmes en coopération sont mentionnés dans la déclaration finale du sommet, seul le secteur industriel des missiles est cité en tant que tel. Il fait l'objet d'un article spécifique et détaillé fixant à la fois le cadre, les objectifs et les modalités d'un plan de développement sur dix ans.
L'objectif est d'atteindre 30 % d'économies à l'horizon 2020. Cela ne signifie pas nécessairement 30 % de réduction de budget, mais un équilibre entre cette réduction et une meilleure utilisation des budgets disponibles en termes de capacités militaires. L'optimisation de ces capacités repose sur une spécialisation industrielle, la mise en place de centres d'excellence entre la France et le Royaume-Uni, la constitution d'un maître d'oeuvre industriel unique en Europe et le développement de programmes en coopération. Spécialisation, consolidation et coopération sont trois leviers identifiés par le sommet pour atteindre cet objectif.
Pour autant, il ne faut pas s'arrêter au contexte actuel de budgets contraints et de recherche d'économies. Les fondations de cette initiative bilatérale sont beaucoup plus profondes et recouvrent une vision de long terme.
Quatre éléments principaux nous rendent optimistes sur l'avenir de la coopération franco-britannique.
En premier lieu, nos deux pays ont suffisamment de choses en commun pour partager des objectifs stratégiques de souveraineté sur le long terme : puissances nucléaires, ils représentent à eux seuls 50 % des budgets d'équipement, et 70 % des dépenses de recherche et de développement (R&D) en Europe. En outre, ce sont les deux seuls États européens prêts à intervenir en premier et dans un cadre de souveraineté le plus étendu possible, comme le montre le récent conflit libyen.
Le deuxième principe fondateur est souvent méconnu : il s'agit du changement d'orientation du Royaume-Uni pour les achats d'équipements de défense. Pendant des décennies, ce pays a été le plus fervent adepte de l'achat sur étagère, de la mise en concurrence au cas par cas, de l'acquisition de matériels américains et de l'absence de politique industrielle avec, en toile de fond, la relation spéciale qui le lie aux États-Unis. À partir des années 2006-2007, la situation a changé avec la mise en place de la politique industrielle de défense appelée Defense Industrial Strategy (DIS). Dans le même temps, on a pu constater l'apparition d'une grande frustration à l'égard des États-Unis, en particulier sur le programme JSF : les Britanniques, bien que partenaires de premier rang et ayant beaucoup investi, ont eu des difficultés à obtenir les données techniques leur permettant d'intégrer leurs propres équipements sur leurs avions. Cette situation leur a fait prendre conscience qu'acheter au cas par cas sur étagère n'était pas nécessairement, pour les équipements de défense, l'approche la plus efficace financièrement, si l'on considère le prix d'acquisition, le coût d'évolution des produits, le développement de nouvelles versions, le maintien en condition opérationnelle (MCO) ou l'adéquation des spécifications des produits aux besoins.
Le Royaume-Uni a donc mis en place, en particulier dans le secteur des missiles, la Team Complex Weapon, c'est-à-dire une filière industrielle intégrée dans une approche globale de la relation entre le ministère de la défense et l'industrie. Elle concerne l'ensemble des acteurs et des programmes et s'inscrit dans une démarche de long terme avec un réexamen annuel des priorités et des synergies. Cette politique améliore la visibilité sur la programmation et les budgets ; elle renforce le dialogue avec les industriels qui peuvent ainsi apporter plus en amont leurs contributions à l'optimisation des programmes et la convergence des besoins opérationnels.
Le secteur des missiles est celui où cette nouvelle politique industrielle a été mise en oeuvre avec le plus de succès et de la manière la plus profonde. Cet élément a été déterminant pour la nouvelle coopération franco-britannique. Nous avons en France cette culture de relations de partenariat avec l'industrie ; le Royaume-Uni, qui ne l'avait pas, s'en est dotée, ce qui permet à nos deux pays d'engager un dialogue sur la base d'une compréhension commune des enjeux industriels et de défense.
J'en viens au troisième fondement de cette relation. Le Livre blanc a constaté qu'aucun pays en Europe n'a seul les moyens pour maintenir l'ensemble des capacités industrielles et technologiques correspondant à tous ses besoins militaires. Il en a tiré la conclusion que le deuxième cercle de souveraineté, à savoir une dépendance mutuelle acceptée, organisée, équilibrée entre pays européens, est nécessaire pour maintenir les capacités de souveraineté en Europe. Comme le disent les Britanniques avec l'expression « share it or lose it » : faute de partager une capacité, on la perd.
Il me semble enfin que la coopération franco-britannique peut s'appuyer sur la réussite de MBD, puis de MBDA. MBD a été mise en place en 1996, parce que Français et Britanniques ont décidé d'opter pour une solution commune en faveur du SCALP Storm Shadow, le produit le plus stratégique des missiles puisqu'il assure la frappe dans la profondeur. Ce choix a été fait en alternative à une solution américaine. C'est à la suite de cette coopération que la société MBD a été élargie à Aérospatial, puis que l'Italie et l'Allemagne ont participé au projet.
Les éléments que je viens de vous présenter constituent une nouvelle donne pour l'industrie. Il ne s'agit pas seulement de l'approfondissement d'une coopération existante, mais d'une nouvelle approche de l'intégration de l'industrie européenne de défense.
Jusqu'à présent, nous avons donné la priorité à une coopération sur les programmes et dans ce cadre, étape par étape, sous forme d'ajustements, nous avons opéré des spécialisations ou supprimé certaines duplications. Désormais l'approche est totalement différente : sa dimension principale est celle de la rationalisation industrielle ; ce ne sont pas seulement les programmes qui permettent, à la marge, d'assurer une spécialisation, mais une démarche globale, dans un périmètre franco-britannique, sur l'ensemble des capacités techniques et industrielles.
Les conséquences sont considérables, obligeant à inventer de nouveaux outils. Nous entrons sur des terrains de coopération inexplorés qu'il faut comprendre, identifier et pour lesquels il faut définir des solutions originales.
La spécialisation qui en résulte n'est pas subie : l'accord franco-britannique n'a pas créé cette situation de dépendance mutuelle, mais seulement constaté qu'elle existait, qu'elle était la conséquence naturelle des réductions de budget. Plutôt que de se cacher cette situation et de laisser perdre par absence de décision des pans entiers industriels et technologiques, nos pays ont eu le courage politique de faire face et d'organiser leur interdépendance.
Si l'on procède à cette spécialisation en mettant en place des centres d'excellence en France et au Royaume-Uni, il faut que leur répartition soit équilibrée d'un point de vue industriel et politique. Se pose le problème de garantir l'accès réciproque aux données et aux centres, y compris pour les activités à l'export. Il serait paradoxal que cette initiative franco-britannique conduise à rendre plus difficile l'obtention d'une licence d'exportation parce qu'il faut pour chaque produit avoir une licence française et une licence britannique ! Il convient donc d'inventer de nouveaux dispositifs pour l'exportation vers les pays non européens. Pourquoi ne pas revenir à la logique de l'accord Debré-Schmidt entre la France et l'Allemagne qui était pragmatique, compatible avec la législation des deux pays et qui a bien fonctionné pendant plusieurs décennies ?
Par ailleurs, si la France accepte que des centres d'excellence soient constitués au Royaume-Uni, et réciproquement, il faut qu'elle ait la garantie qu'ils sont pris en compte par la politique de R&D et financés dans le cadre de programmes ou de d'actions de recherche, de façon à ce que sur le long terme, ils se développent et restent au meilleur niveau de la technologie mondiale. Il faut donc élaborer une approche de R&D commune qui ne peut exister qu'avec une politique de produits commune, correspondant à une anticipation des besoins opérationnels. Cette anticipation n'a de sens que si elle découle d'une appréciation partagée des menaces, des scénarios et de la stratégie au sens le plus noble du terme. La spécialisation ouvre donc des horizons totalement nouveaux qui dépassent largement le cadre industriel. Elle nécessite une réflexion en matière de R&D, de plans produits, de convergence sur les capacités, de vision partagée sur les menaces et de stratégie commune au niveau le plus élevé entre nos deux pays.
La spécialisation a également des conséquences sur la nature même de notre coopération. Nous ne pouvons pas avoir une industrie plus intégrée, travaillant dans un périmètre franco-britannique comme une seule entreprise, si les deux ministères de la défense, c'est-à-dire les deux interfaces contractuelles, agissent de manière moins coordonnée que nous ne le faisons et sur la base d'un cadre juridique non harmonisé ou incompatible. Un important travail est à faire dans ce domaine.
Les conditions de succès de cette coopération sont multiples et passent d'abord par des budgets équilibrés : la dépendance mutuelle suppose que l'on se fasse confiance pour avoir la même approche sur les moyens. Les Britanniques viennent de confirmer un budget pour les missiles de 600 millions de livres par an. Si la France s'en éloigne trop et si nos partenaires ne pensent pas que les perspectives de long terme sont aussi solides chez nous que chez eux, ils ne s'engageront pas dans une voie de dépendance mutuelle.
Il faut aussi une volonté politique avec la signature d'un traité : les sujets liés à la spécialisation et à la coopération ne peuvent dépendre d'outils juridiques de circonstance, mais doivent être inscrits dans une convention entre les deux pays.
Enfin, il revient aux industriels d'avoir des résultats à court terme pour montrer que cette dynamique est justifiée et doit être poursuivie.
La coopération franco-britannique dans le domaine des missiles est la première application véritable de ce principe du second cercle de souveraineté du Livre blanc. Au-delà de cette approche bilatérale, qui est pragmatique et utile, la vision européenne doit être préservée. Je rappelle que MBDA est installée dans quatre pays et que ce n'est pas une entreprise franco-britannique !
Les différents outils de coopération dont nous discutons avec les ministères de la défense français et britanniques ne sont pas spécifiques au secteur des missiles : demain ils seront, je l'espère, applicables à d'autres domaines de l'industrie de défense. Cette initiative est également un « test » avant une extension à d'autres secteurs industriels. Je précise que ce terme a été employé dans la déclaration finale du sommet franco-britannique.
En conclusion, le secteur des missiles est aujourd'hui en France et en Europe à la croisée des chemins. Des décisions urgentes doivent être prises. Nous pouvons engager une dynamique positive, à la fois en termes de pérennité et de croissance avec des succès à l'export, en mettant en oeuvre cette coopération franco-britannique et au travers de nouveaux programmes. Mais si ce n'était pas le cas, la spirale de sortie serait rapide et brutale : sans décision sur les programmes, la dynamique franco-britannique sera perdue. Les Britanniques ne s'engageront pas dans une dépendance mutuelle s'ils croient que nous n'accordons pas autant d'importance qu'eux à ce secteur stratégique. Nous n'aurons pas alors les exportations escomptées. Ces trois éléments que sont l'export, la coopération franco-britannique et les programmes se tiennent donc et nous sommes aujourd'hui à un stade de décision majeur pour engager cette dynamique positive.