Je suis heureux de poursuivre avec vous le dialogue que j'avais été obligé d'abréger lors de notre précédente rencontre afin de me rendre à l'Elysée.
La mort d'Oussama Ben Laden, à la suite d'une opération de commandos américains au Pakistan, est un événement essentiel dans le combat universel contre le terrorisme auquel participe la France, aux côtés des Etats-Unis et de ses différents alliés. Bien qu'il soit tôt pour apprécier toutes les conséquences de cet événement, je tiens à rappeler que Ben Laden était une figure majeure du terrorisme, voire une sorte de symbole. C'était le plus souvent sous sa signature que des menaces terroristes étaient adressées à nos démocraties, notamment après le 11 septembre 2001. Sa mort revêt donc une forte valeur symbolique. C'est une victoire pour la démocratie et un coup très dur porté à l'échelon central d'Al-Qaida.
Est-ce à dire que la menace terroriste a disparu ? A l'évidence, non, et nous ne devons pas baisser la garde. Les branches régionales d'Al-Qaida, telles que l'AQMI, sont en grande partie autonomes, même si elles ne le sont pas entièrement – le retrait des forces françaises d'Afghanistan fait ainsi partie des revendications d'AQMI en échange de la libération de nos otages. Ces branches d'Al-Qaida demeurent actives et dangereuses. A cela s'ajoutent les réactions que pourraient avoir des individus isolés, par nature incontrôlables. Nous avons donc adressé des consignes de vigilance redoublée à nos ambassades et aux communautés françaises, notamment au Sahel, où nous sommes particulièrement exposés. Je renouvelle les conseils de prudence à nos compatriotes qui imagineraient que l'on peut continuer à faire du tourisme au pays dogon ou dans d'autres régions du Sahel.
La disparition de Ben Laden doit, par ailleurs, nous conforter dans la stratégie que nous suivons en Afghanistan depuis la conférence de Kaboul et le sommet de Lisbonne. Le premier pilier de cette stratégie, qui consiste à mener une lutte résolue contre les terroristes, a déjà produit des effets : la présence du terrorisme international se résorbe en Afghanistan. Le fait que Ben Laden ne s'y soit plus senti suffisamment en sécurité est assez significatif. Le second pilier est de fournir un appui aux forces afghanes : nos forces sont déployées à la demande du gouvernement afghan pour l'aider à rétablir la sécurité et la légalité. D'ici à 2014, les forces gouvernementales doivent reprendre la responsabilité de la sécurité et de la défense du pays. En troisième lieu, nous devons obtenir un engagement plus net du Pakistan dans la lutte contre le terrorisme et pour la stabilité de l'Afghanistan. Nous avons reçu hier, en présence d'Axel Poniatowski, le Premier ministre du Pakistan, à qui nous avons posé un certain nombre de questions. Le quatrième pilier de notre stratégie est la recherche d'une solution politique.
J'en viens à l'attentat perpétré, le 28 avril, à Marrakech. Le bilan est lourd : 16 morts, dont 8 Français, et 23 blessés, dont 9 compatriotes. Notre pays paie donc un tribut très douloureux. Sous la conduite du Président de la République, nous avons accueilli les corps des victimes en présence des familles. Ce fut un moment d'intense émotion. Les familles, qui sont bouleversées, ont témoigné unanimement de la disponibilité extraordinaire des autorités marocaines, qui ont veillé à faciliter leurs démarches dans cette période difficile. Elles ont aussi rendu hommage à notre service diplomatique, en particulier au consul général à Marrakech et à notre ambassadeur. Je rappelle que nous avons mis en place une cellule de crise au consulat général et à l'ambassade à Rabat, et que le centre de crise du ministère a immédiatement dépêché une équipe médicale et de soutien psychologique pour les proches des victimes. Le Quai d'Orsay a organisé toutes les opérations de rapatriement des dépouilles et de retour des familles, afin de soulager autant que possible ces dernières.
Pour le moment, l'attentat n'a pas été revendiqué. On sait, en revanche, qu'il n'a probablement pas été commis par un kamikaze isolé. L'enquête semble avancer rapidement, et nous espérons qu'elle permettra de faire toute la lumière sur ce crime révoltant et lâche. Le Président de la République a promis que les responsables seraient identifiés, poursuivis, jugés et punis. Une excellente coopération prévaut entre les équipes marocaines et les fonctionnaires de police que nous avons envoyés sur le terrain pour participer à l'enquête.
Nous apportons, en outre, tout notre soutien aux autorités marocaines, qui se sont engagées dans des réformes politiques courageuses. Nous espérons de tout coeur que la violence aveugle ne portera pas un coup d'arrêt à ce mouvement exemplaire : le roi Mohammed VI a tracé la voie d'une évolution vers une véritable monarchie constitutionnelle.
S'agissant de la Libye, je ne reviens pas sur les conditions dans lesquelles nous avons été conduits à engager nos forces aériennes : je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet, devant cette Commission et en séance publique. Où en sommes aujourd'hui ?
En premier lieu, Kadhafi a perdu toute légitimité. Ce disant, je n'exprime pas seulement le point de vue de la France, mais aussi celui des 27 États-membres de l'Union européenne, des Etats-Unis et de la Ligue arabe, qui s'est récemment prononcée sans ambiguïté. Ce point de vue est donc partagé par la quasi-totalité de la communauté internationale. Kadhafi ment et il massacre son peuple. Par conséquent, il doit partir. Cette conclusion ne figure pas dans la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, qui n'organise pas un changement de régime, mais rien ne nous interdit d'adopter cette position dans le cadre de nos politiques étrangères respectives.
J'observe, en second lieu, que le Conseil national de transition, qui représente pour nous les forces de libération de la Libye, gagne en légitimité politique et se structure peu à peu, même s'il lui reste du travail à faire. C'était à l'origine une force « spontanée » et désorganisée, notamment au plan militaire. Nous sommes en train de l'aider à se structurer.
Sur le terrain, la situation reste confuse et préoccupante : la population continue à être attaquée par les forces de Kadhafi, en particulier à Misrata et à Zintan ; en outre, les affrontements entre les deux camps ne donnent lieu à aucune avancée significative dans un sens ou dans l'autre.
Dans ce contexte, notre priorité est de maintenir une forte pression sur le régime de Tripoli, afin d'obtenir une pleine application des résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité. Conformément aux conclusions de la réunion du groupe de contact qui s'est tenue à Doha le 13 avril, nous accentuons l'effort militaire en attaquant la machine de guerre de Kadhafi, aujourd'hui sur la défensive. Comme nous le souhaitions, l'Alliance a intensifié ses frappes, qui touchent de plus en plus les installations militaires à l'Ouest, à Tripoli et à Zintan. Par ailleurs, de nouveaux pays ont annoncé leur intention de participer à ces opérations, notamment l'Italie – elle l'a confirmé à l'occasion du sommet franco-italien organisé la semaine dernière.
Je voudrais insister sur un point en particulier : le commandement de l'OTAN a très clairement indiqué que la récente frappe sur Tripoli, qui a vraisemblablement conduit à l'élimination d'un des fils de Kadhafi, Saif Al-Arab, et peut-être aussi à la mort de trois enfants – les siens ou d'autres enfants de sa famille –, était ciblée sur un objectif militaire, à savoir un bunker de commandement installé dans ce quartier, avec les effets collatéraux que l'on sait.
Parallèlement à l'action militaire, nous sommes déterminés à poursuivre tous les efforts visant à isoler le régime et à assécher ses ressources. Cela implique que les sanctions soient pleinement respectées, que l'on élargisse la liste des entités et individus concernés par le gel des avoirs financiers, et que l'on refuse toute opération de commercialisation ou de transport d'hydrocarbures dont pourrait encore bénéficier le régime de Kadhafi.
J'ajoute que les responsables des crimes commis devront en répondre devant la justice. Nous nous réjouissons, à ce titre, que le Conseil de sécurité reçoive aujourd'hui le procureur de la Cour pénale internationale, qui doit informer les membres du Conseil sur la mise en oeuvre de la résolution 1970. Il devrait vraisemblablement annoncer l'inculpation de Kadhafi.
D'autre part, nous soutenons un processus politique visant à l'émergence d'une nouvelle Libye, libre et démocratique. Cela doit permettre aux Libyens de fixer, eux-mêmes, leur système politique et de choisir démocratiquement leurs gouvernants. Mais le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Khatib, doit jouer un rôle central à cet égard. Nous sommes, en effet, préoccupés par la multiplication des initiatives : tout le monde veut parler à tout le monde, et des médiateurs s'auto-désignent. Nous souhaitons qu'il revienne au représentant du Secrétaire général de coordonner les médiations. J'espère que la prochaine réunion du groupe de contact, prévue demain à Rome, permettra de consacrer son rôle.
Le lancement du processus démocratique passe aussi par un renforcement du Conseil national de transition, qui doit servir de pivot à un dialogue national largement ouvert. Ce Conseil a adopté une charte politique démontrant sa volonté d'instaurer un État de droit et des institutions démocratiques dans le respect de l'unité et de l'intégrité du territoire libyen. Ces principes ont été réaffirmés par le président de cette instance, Moustafa Mohamed Aboud al-Djeleil, qui est venu en France le 20 avril. Nous avons reçu une feuille de route établissant un processus de transition politique, ordonné en plusieurs étapes, notamment dans le domaine électoral, en vue d'instaurer une Libye libre et démocratique après le départ de Kadhafi.
Le Conseil national de transition, dont la crédibilité s'est affirmée, a aujourd'hui besoin d'aide. D'une aide politique d'abord : cette instance doit être reconnue. Elle l'a déjà été par un certain nombre d'États, et nous essayons de convaincre d'autres partenaires d'en faire autant. Beaucoup l'ont d'ailleurs reconnue de facto : le fait de l'inviter à Luxembourg, à Doha, et demain à Rome, constitue une marque de reconnaissance. Le Conseil de transition a besoin, en second lieu, d'un appui économique et financier : la réunion de demain devrait être décisive, car nous avons demandé à la présidence italienne de proposer un mécanisme financier permettant de dégager des fonds pour le Conseil de transition, lequel doit payer ses fonctionnaires et ses salariés, et se procurer certains objets de nécessité. Une première solution consistait à utiliser les fonds gelés en application des sanctions décidées par le Conseil de sécurité. Plus d'un milliard de dollars a ainsi été bloqué à Londres, mais la justice britannique est très tatillonne : elle considère que ces montants n'appartiennent pas au Conseil national de transition. Nous sommes donc à la recherche d'autres mécanismes.
J'en viens à la Syrie. J'entends dire que nous aurions deux poids et deux mesures, car nous ferions preuve d'une plus grande indulgence à l'égard de la Syrie. C'est inexact. Nous avons commencé par conseiller à Bachar El-Assad de tenir compte de l'expression populaire, qui se manifestait dans un certain nombre de villes, et d'engager un véritable processus de réformes répondant à ces aspirations. Son premier discours a été très décevant ; le deuxième constituait une sorte de retour en arrière, puis il s'est engagé, sous sa responsabilité propre ou sous l'emprise du parti Baas, dans une répression sanglante : des tanks ont tiré sur la foule à Deraa, et ailleurs dans le pays. On estime qu'il y aurait eu 400 morts, ce qui est absolument intolérable. Nous avons donc condamné ce comportement sans la moindre ambiguïté, en indiquant que Bachar El-Assad perdrait petit à petit sa légitimité, comme d'autres dirigeants l'ont fait, s'il persévérait dans cette voie.
Comme nous n'avons pas été entendus, nous avons décidé d'agir. Cela n'implique pas de reproduire à l'identique la solution adoptée pour la Libye : les conditions sont différentes, et je m'étonne que certains, après nous avoir reproché d'engager des moyens militaires en Libye, nous reprochent maintenant de ne pas le faire en Syrie. Il faut garder notre raison, et voir ce qui est possible.
Le 27 avril, lors d'une séance publique du Conseil de sécurité, nous avons souhaité l'adoption d'une résolution condamnant la Syrie. Nous n'y sommes pas parvenus, et la menace d'un veto russe et d'un veto chinois reste forte. Vous savez que les Russes critiquent vivement les conditions de notre intervention en Libye, ce qui renforce leur opposition. Nous ne réunissons d'ailleurs pas les neuf voix nécessaires à l'adoption d'une résolution, même en l'absence de veto. Nous ne désespérons pas pour autant, et le Royaume-Uni reste très engagé à nos côtés. Nous allons continuer à oeuvrer au sein des Nations unies.
Nous nous sommes également mobilisés dans le cadre du Conseil des droits de l'homme, qui a consacré, le 29 avril, une session spéciale à la Syrie. Nous avons obtenu qu'il adresse un message très ferme, condamnant avec vigueur les violations massives des droits de l'homme commises par le régime syrien. Une enquête du Haut-commissaire aux droits de l'homme a été lancée, et nous plaidons contre la candidature syrienne à l'élection au Conseil du Droit de l'Homme qui doit avoir lieu le 20 mai prochain. L'élection de la Syrie enverrait un signal incompréhensible alors que la Libye vient d'être exclue du Conseil des droits de l'homme.
Nous nous sommes, par ailleurs, mobilisés au sein de l'Union européenne, où nous avons plaidé, vendredi dernier, pour l'instauration de sanctions visant individuellement les responsables de la répression. Il s'agit d'interdire la délivrance de visas, afin d'empêcher les déplacements à l'extérieur de la Syrie, et de geler certains avoirs personnels. La France a proposé d'inclure le président Bachar El-Assad dans la liste des personnes sanctionnées : le responsable suprême, qui cautionne les événements actuels, doit figurer sur la liste. Nous souhaitons, par ailleurs, un embargo sur les armes. La coopération de l'Union européenne avec la Syrie sera certainement affectée, même si nous avons à coeur de maintenir les projets en faveur de la société civile.
Je crois donc pouvoir affirmer qu'il n'existe pas de double standard dans notre approche du printemps arabe. En Syrie comme en Libye, nous ne transigeons ni sur nos valeurs ni sur nos principes. L'utilisation de la violence maximale contre la population syrienne, marquée par l'utilisation de chars et d'armes lourdes, appelle exactement le même jugement que celui porté sur l'attitude de Kadhafi. La différence est que les conditions ne sont pas réunies pour voter une résolution inspirée, en tout ou partie, de la résolution 1973.