Les études sur le sujet sont peu nombreuses. Total et Schlumberger, quand cette dernière avait une DRH femme, ont essayé de développer les doubles carrières, c'est-à-dire de trouver, en cas de mutation d'un de leur salarié, un poste à la conjointe – mais l'inverse était beaucoup plus rare.
Au cours de ces enquêtes dans les grandes entreprises, j'ai essayé de mettre au jour les différentes conditions pour produire des couples égalitaires, dans lesquels les rôles sont égaux et où les femmes peuvent dérouler une carrière professionnelle comme celle des hommes. Elles sont nombreuses. Premièrement, il faut que la femme ait le même niveau d'étude que l'homme, donc un point de départ équivalent. Deuxièmement, quand arrive l'enfant, la femme ne doit absolument pas s'arrêter de travailler, ni prendre un temps partiel après son congé de maternité. Troisièmement, il faut soit un attachement particulier de l'homme à la vie familiale, comme pour l'homme dont je vous ai parlé plus haut, soit un divorce ou une garde alternée qui constitue un choc obligeant l'homme à s'investir autant que la femme dans la vie familiale. J'ai le souvenir d'un couple où l'homme avait fini par s'investir en voyant sa femme submergée après la naissance de leurs jumeaux.
Encore une fois, les hommes investis sont des hommes contraints, en particulier par l'attachement de leur conjointe à sa vie professionnelle. Un couple égalitaire vers trente-cinq ans exige que la femme n'ait jamais rien lâché, n'ait pas cédé à l'envie de s'arrêter un peu pour s'occuper de ses enfants. C'est très dur pour les femmes ! Autrement dit, c'est le modèle masculin qui gagne, avec la vie familiale qui passe après la vie professionnelle.
Dans un article important écrit en 1994, la philosophe américaine Nancy Fraser présentait plusieurs modèles : l'homme travaille et la femme est à la maison ; l'homme et la femme sont lancés à corps perdu dans le travail et délèguent tout le reste ; les deux sont investis à la fois dans la vie professionnelle et dans la vie familiale, ce dernier modèle ayant sa préférence et étant selon elle le seul capable de garantir l'égalité de genre. Il me semble très compliqué d'arriver à ce modèle car il nécessite d'inciter, d'un côté, les femmes à travailler plus pour qu'un différentiel ne s'organise pas, de l'autre, les hommes à s'investir davantage dans la vie familiale. Je pense également qu'il faut un contexte global favorable à l'idée que la vie familiale est intéressante.
À ce sujet, le moment le plus opportun pour inciter à ce partage égal des responsabilités professionnelles et familiales a été l'instauration de la réduction du temps de travail. À l'époque, le discours de la société autorisait les gens à penser que d'autres choses importantes existaient à côté du travail. J'ai donc beaucoup regretté que le débat sur les 35 heures occulte l'idée selon laquelle la RTT devait principalement permettre aux gens de dégager du temps pour leur famille, et non pour des loisirs. Dans toutes les enquêtes sur le sujet, les gens expriment d'énormes besoins d'avoir plus de temps pour la vie familiale.
Au cours des dernières années, j'ai réalisé un grand nombre d'enquêtes sur le rapport des personnes au travail, notamment en exploitant avec des collègues toutes les enquêtes européennes sur le sujet. Les Français sont les plus attachés à la valeur travail, mais aussi les plus nombreux à souhaiter que leur travail prenne moins de place dans leur vie. Il y a à cela deux types d'explications, me semble-t-il. Premièrement, les conditions de travail en France se sont fortement dégradées ces dernières années – certaines personnes ne supportent plus leur travail. Deuxièmement, le travail prend trop de place dans la vie des gens qui considèrent alors ne plus avoir suffisamment de temps pour s'occuper de leur couple et de leur famille. Si ce sujet est aussi sensible en France, c'est à mon avis parce beaucoup de femmes avec de jeunes enfants sont actives et qu'une grande partie de la population interrogée dit avoir du mal à tout assumer.
D'où ma conviction que cette question du temps de travail est centrale. Faut-il le réduire sur la semaine, sur la vie, à l'aide de comptes individuels, de droits spécifiques accordés aux hommes et aux femmes ? Dans notre livre, Hélène Périvier et moi-même proposions un congé parental sous la forme d'un compte de temps ouvert pour le père et pour la mère, avec la même quantité de temps pour l'un et l'autre et des « droits de tirage » : ce dispositif serait une manière d'obliger les pères à prendre leur part une fois le quota des mères épuisé.
En tout cas, toutes les mesures susceptibles d'obliger ou d'inciter les pères à prendre du temps pour leurs enfants, surtout lorsqu'ils sont jeunes, sont bonnes à prendre.
L'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (ORSE) a organisé, le 4 mars au MEDEF, un colloque consacré à l'implication des pères dans la vie familiale et parentale. Il y avait dans la salle – pour une fois sur ces questions – autant d'hommes que de femmes. Le débat a été nourri. Le directeur de Publicis et un responsable de la CFDT étaient d'accord pour dire qu'un des moyens d'avancer est en effet de passer par les congés pour les pères : un congé de paternité allongé ou un congé parental coupé en deux, en tout cas des droits accordés aux pères et perdus au cas où ils ne seraient pas consommés. La même semaine, dans une interview accordée au magazine Elle, Laurence Parisot expliquait qu'il fallait avancer sur cette question.