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Intervention de Jean-Michel Clément

Réunion du 13 avril 2011 à 15h00
Simplification et amélioration de la qualité du droit — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Michel Clément :

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le rapporteur, chers collègues, nous voici arrivés au terme du marathon législatif dans lequel nous a engagés l'examen de cette proposition de loi de « simplification et d'amélioration de la qualité du droit ». Nous l'avons dit, nous partageons les objectifs de ce texte, parce qu'améliorer la qualité de la loi est bien plus qu'une solution technique.

C'est précisément parce que la qualité de la loi est le gage de sa légitimité que je défends, au nom du groupe socialiste, radical et citoyen, une ultime motion de rejet préalable. Il s'agit de démontrer que le texte qui nous revient à l'issue de la commission mixte n'est pas débarrassé de toutes les scories juridiques qui l'ont encombré depuis la première lecture, même si des améliorations ont été apportées.

Rappelons d'où nous venons : 150 articles dans la proposition de loi initiale ; 177 à l'issue de la première lecture ; plus de 200 à son retour du Sénat ; pas moins de 38 en commission mixte paritaire. Il n'est pas si simple de simplifier et d'améliorer la qualité du droit, qui reste une oeuvre en construction perpétuelle. Il est toutefois des principes, qui en toutes circonstances, doivent être respectés : les principes constitutionnels. Malgré le long et minutieux travail législatif, il reste encore des dispositions dans la loi qui enfreignent ces principes, justifiant cette motion de rejet préalable.

Trois d'entre elles méritent une attention particulière.

La première disposition, à l'article 54, est la nouvelle rédaction de l'article L. 8222-6 du code du travail imposant que « tout contrat écrit conclu par une personne morale de droit public doit comporter une clause stipulant que des pénalités peuvent être infligées au cocontractant s'il ne s'acquitte » pas de ses obligations en matière de travail dissimulé. « Le montant des pénalités est, au plus, égal à 10 % du montant du contrat et ne peut excéder celui des amendes encourues en application des articles L. 8224-1, L. 8224-2 et L. 8224-5 » du même code.

Il s'agit là de l'introduction d'un dispositif de pénalités contractuelles, la personne publique pouvant désormais choisir entre la rupture du contrat et l'application de pénalités dans la limite de 10 % du contrat.

Comme l'indique l'avis du Conseil d'État sur le texte, cité dans le rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale, « l'article 54 modifie en profondeur les relations entre les donneurs d'ordre et leurs cocontractants dans la lutte contre le travail illégal ». Cette seule considération suffirait à justifier qu'en soit vérifiée la constitutionnalité.

Mais surtout, toujours selon le rapport de l'Assemblée et les promoteurs du nouveau dispositif, celui-ci tendrait « à renforcer l'efficacité du dispositif de responsabilisation du donneur d'ordre en matière de lutte contre le travail dissimulé ». C'est précisément ce que nous redoutons. Ce mélange des genres entre responsabilité délictuelle et contractuelle ne prévient pas suffisamment contre le risque d'une contractualisation de la responsabilité pénale des cocontractants. Il n'est pas exclu que cette disposition permette à ceux-ci de s'affranchir mutuellement de leurs obligations légales en matière de travail dissimulé, en échange du seul versement de la pénalité.

Ce dispositif encourt la censure sur le fondement du principe constitutionnel de la responsabilité, qui implique que « nul ne saurait, par une disposition générale de la loi, être exonéré de toute responsabilité personnelle quelle que soit la nature ou la gravité de l'acte qui lui est imputé ».

Deuxième disposition à mériter une attention particulière, la nouvelle rédaction, à l'article 146 bis de la loi, de l'article L. 133-6 du code de justice administrative : « Les auditeurs de 2e classe sont nommés parmi des anciens élèves de l'École nationale d'administration, conformément aux dispositions du décret relatif aux conditions d'accès et au régime de formation de cette école. »

Cette nouvelle disposition, issue d'un amendement du Gouvernement adopté par notre assemblée en première lecture, modifie les conditions de recrutement des auditeurs du conseil d'État, afin de prendre en compte la suppression annoncée du classement à la sortie de l'ENA. En l'adoptant, nous sommes restés en deçà de notre compétence, méconnaissant les règles constitutionnelles liées à l'indépendance des magistrats et à l'égalité d'accès aux emplois publics.

Je rappelle que le principe de séparation des pouvoirs impose l'indépendance tant des juridictions judiciaires que des juridictions administratives.

Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, « il résulte des dispositions de l'article 64 de la Constitution en ce qui concerne l'autorité judiciaire, et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 28 juillet 1872, la juridiction administrative, que l'indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement ».

Par ailleurs, et conformément à l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant « le statut des magistrats » et « les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires ».

Pour nous, la définition des principes devant présider au recrutement des futurs conseillers d'État devrait être déterminée par le législateur et non laissée au seul pouvoir réglementaire, responsable uniquement de leur mise en oeuvre. Cela serait conforme à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, qui proclame le principe de l'égal accès aux emplois publics et dont la mise en oeuvre « ne saurait conduire, dans la généralité des cas, à remettre au seul Gouvernement l'appréciation des aptitudes et des qualités des candidats à la titularisation dans un corps de fonctionnaires ».

En supprimant la référence au « classement » pour le recrutement des auditeurs de 2e classe, qui compte au nombre des garanties de mise en oeuvre du principe d'égal accès aux emplois publics, et en renvoyant au seul décret les conditions d'accès au Conseil d'État, le législateur a manifestement omis « d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ».

S'agissant de l'indépendance des magistrats et de l'égalité d'accès aux emplois publics, nous ne pouvons simplifier de la sorte. Les dispositions de l'article VI de la Déclaration de 1789 relatives au principe revêtent un caractère tout particulier lorsqu'il s'agit de l'exercice des fonctions de magistrat, judiciaire ou administratif. En effet, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il « découle de ces dispositions, s'agissant des magistrats, en premier lieu qu'il ne soit tenu compte que des capacités, des vertus et des talents » et « en deuxième lieu, que les capacités, vertus et talents ainsi pris en compte, soient en relation avec les fonctions de magistrats et garantissent l'égalité des citoyens devant la justice ». C'est là le rappel d'un principe fondamental : garantir l'objectivité qui doit présider aux règles de nomination des magistrats.

Quand bien même le concours d'entrée ne serait pas supprimé, la suppression du classement à la sortie vient mettre en cause l'objectivité du recrutement des futurs hauts fonctionnaires, et plus spécifiquement ici des futurs conseillers d'État. Quelles que soient les garanties offertes par le futur décret mentionné dans le rapport de la commission des lois du Sénat, elles ne sauraient prévenir contre le risque d'une cooptation fondée sur des critères subjectifs et non plus objectifs.

Le législateur ne peut supprimer, à l'article L. 133-6 du code de justice administrative, la référence au classement sans priver de « garanties légales des exigences constitutionnelles » relatives à l'indépendance des magistrats et à l'égal accès aux emplois publics.

Enfin, j'attire votre attention sur un troisième article, le 146 ter, qui insère dans le code de justice administrative un nouvel article L. 732-1 applicable aux tribunaux administratifs et aux cours administratives d'appel. Cet article énonce : « Dans des matières énumérées par décret en Conseil d'État, le président de la formation de jugement peut dispenser le rapporteur public, sur sa proposition, d'exposer à l'audience ses conclusions sur une requête, eu égard à la nature des questions à juger. » Nous formulons sur ces dispositions deux réserves, au nom des principes constitutionnels.

La conformité de cette disposition avec le principe d'intelligibilité de la loi susceptible de nuire aux droits de la défense et celui de l'égalité devant la justice est sujette à caution. Cette disposition ne respecte pas non plus le principe de légalité tel qu'inscrit à l'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, par son manque de clarté et de précision quant à sa portée exacte.

L'« objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi » impose au législateur « d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ». L'équivoque résulte ici de ce que l'article prévoit que le rapporteur public puisse être dispensé « d'exposer à l'audience ses conclusions sur une requête ».

Des dispositions déjà existantes autorisant que soit dérogé à l'article L. 7 du code de justice administrative, aucune n'est rédigée en ces termes. À titre d'exemple, les articles L. 522-1 du code de justice administrative, L. 213-9 et L. 512-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ou encore l'article L. 441-2-3-1 du code de la construction et de l'habitation, indiquent tous que l'audience « se déroule sans conclusions du rapporteur public ». Il ressort ainsi clairement que les procédures concernées ne donnent pas lieu à conclusions du rapporteur public.

À l'inverse, ici, il n'est pas dit que la procédure ne donne pas lieu à des conclusions, mais seulement que ces conclusions ne sont pas exposées à l'audience, ce qui ne revient pas tout à fait au même. Ainsi, un certain nombre de questions demeurent en suspens : le rapporteur public devra-t-il, dans tous les cas, rédiger des conclusions ? La dispense ne portera-t-elle que sur la lecture des conclusions ? Le rapporteur public sera-t-il dispensé de regarder le dossier ? Émettra-t-il, dans tous les cas, un avis destiné à la seule formation de jugement ? Dans ce cas, devra-t-il en donner le sens avant l'audience aux parties ?

Les conclusions du rapporteur public ont bien un effet sur le respect du contradictoire et du principe d'égalité des moyens dont doivent bénéficier les justiciables dès lors, comme l'indique le président de l'Union syndicale des magistrats administratifs, qu'il est unanimement admis que le rapporteur public est « un acteur central du contradictoire ».

Si l'article 146 ter était interprété comme autorisant le rapporteur public à ne faire connaître ses conclusions qu'à la formation de jugement et non au justiciable concerné, il encourrait alors la censure du Conseil constitutionnel, car, comme l'a relevé la Cour européenne des droits de l'homme, « la notion de procès équitable implique aussi en principe le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation soumise au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d'influencer sa décision, et de la discuter ».

Un dernier argument est relatif à l'égalité des citoyens devant la justice. La violation du principe d'égalité devant la justice est constatée lorsqu'il est fait « obstacle à ce que des citoyens se trouvant dans des conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions soient jugés par des juridictions composées selon des règles différentes ».

L'article 146 ter se contente d'une référence aux « matières énumérées par décret en Conseil d'État », sans plus de précisions, sans référence à de quelconques critères objectifs.

La disposition critiquée ici, si elle prévoit effectivement l'établissement d'une liste d'exceptions – dont on a néanmoins vu qu'elle ne contenait pas de critères objectifs – réintroduit une part de pouvoir discrétionnaire puisque, selon l'idée que le rapporteur public et le président de la formation de jugement se feront de « la nature des questions à juger », il y aura ou il n'y aura pas intervention dudit rapporteur à l'audience.

La différence de traitement, qui résultera de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, entre des justiciables qui se trouvent pourtant dans des situations semblables est dès lors constitutive d'une rupture d'égalité devant la justice.

Nous le voyons – et j'en termine sur ces dispositifs un peu techniques, mais essentiels pour la défense des libertés –, il reste bien des sujets de débat que le juge constitutionnel sera amené à trancher, si cette motion de rejet préalable est repoussée. Mais je vous invite, bien sûr, à la voter, compte tenu des sujets majeurs qui fondent sa présentation.

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