Pour la discussion de cet article – et peut-être est-ce la seule disposition du projet de loi constitutionnelle pour laquelle il en est ainsi –, ce ne sont pas uniquement les yeux des Français qui seront braqués sur nos débats, mais également ceux des Européens et d'une partie du reste du monde qui se demandent si les constituants français vont introduire dans la Constitution une disposition qui vise implicitement un pays spécifique.
La question qui nous est posée au moment où nous débattons de l'article 32 du projet de loi constitutionnelle n'est pas de savoir si nous sommes favorables ou pas à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Pour ma part, je tiens à le dire très clairement ce soir : je considère qu'aujourd'hui les conditions de l'entrée de la Turquie dans l'Union ne sont pas réunies.
La question, en revanche, est bien de savoir si la Constitution française doit prévoir un référendum automatique pour l'entrée spécifique d'un pays et d'un seul dans l'Union européenne. À cette question ma réponse est clairement « non », pour trois raisons très simples.
La première est européenne : nous ne pouvons pas avoir engagé des négociations d'adhésion avec la Turquie, avoir poursuivi celles-ci de Conseil européen en Conseil européen, pour finalement laisser entendre à tous que nous claquerons la porte à la fin du processus.
Je rappelle qu'au dernier Conseil européen, celui de Copenhague en 2002, nous avions prévu de poursuivre les négociations avec la Turquie et d'envisager deux possibilités : soit l'adhésion, si toutes les conditions étaient réunies, soit un partenariat renforcé, qui aujourd'hui aurait bien sûr ma préférence. Depuis 2002 nous avons continué à ouvrir mécaniquement, les uns après les autres, les chapitres relatifs à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Nous ne pouvons pas tenir un discours à Bruxelles au Conseil européen par la voix du Président de la République et dire l'inverse à l'intérieur du pays, comme si nous avions deux voies, deux positions sur des sujets aussi stratégiques. Nos partenaires européens ne comprendraient pas que la France bloque in fine l'adhésion à l'Union européenne d'un pays auquel elle a apporté son soutien depuis le début.
La deuxième raison qui motive ma position est d'ordre diplomatique. Le pays dont il s'agit, celui dont la population « représente plus de 5 % de la population de l'Union », est stratégique, à la fois pour l'Union européenne et pour la France.
Je tiens ainsi à rappeler que la Turquie est membre de l'OTAN et qu'elle constitue un élément essentiel de l'Union pour la Méditerranée. Voulu par le Président de la République, ce projet, véritable main tendue vers les autres pays méditerranéens, me paraît utile et ne pourra se mettre en place que si, et seulement si, Ankara y participe pleinement.
Je tiens également à rappeler que la Turquie est actuellement engagée dans un processus de rapprochement entre Israël et la Syrie, qui permettra peut-être d'apporter une solution à la fois à la crise nucléaire iranienne et au conflit israélo-palestinien, dont on sait qu'il est au coeur des difficultés actuelles du Moyen-Orient. Nous ne pouvons pas traiter la Turquie comme si elle n'était pas essentielle à la stabilité du Moyen-Orient, à nos intérêts en matière de défense dans le cadre de l'OTAN et à l'Union européenne elle-même.
La troisième raison pour laquelle cette disposition ne me paraît pas opportune est d'ordre constitutionnel. Sous la Ve République, le référendum est une liberté du Président de la République, et non une obligation pour lui. Personne ne peut lui imposer, même pour l'adhésion d'un pays à l'Union européenne, d'avoir recours à cette procédure lourde et politiquement complexe. Lorsque, en 1972, un référendum s'est tenu, en France, sur l'adhésion du Royaume-Uni, le Président de la République Georges Pompidou l'avait décidé souverainement : il n'était pas prévu dans le texte de la Constitution.
Une autre raison constitutionnelle doit être prise en compte. Le fondement de la Constitution de 1958, comme de tout texte constitutionnel français depuis 1789, ce sont les principes d'universalité. Cela veut dire que toutes les dispositions de la Constitution française, parce qu'elles reposent sur des principes de droit et de justice, doivent pouvoir s'appliquer à tout autre pays.