Je commencerai mon propos en ayant une pensée pour le gendarme qui fut assassiné à Saint-Martin, et dont la dépouille fut violentée ensuite ; ou encore pour les fonctionnaires des services fiscaux qui, voulant faire leur travail à Saint-Barthélemy, furent jetés à la mer, sans que cela incitât à l'époque le Gouvernement à la réaction qui aurait été nécessaire. Mme la ministre parlait des lois de la République qui doivent s'appliquer partout : hélas, nous en sommes encore loin !
La présente proposition de loi organique, déposée par les sénateurs Louis-Constant Fleming et Michel Magras, représentant respectivement les collectivités territoriales de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, dans les conditions que vient de rappeler René Dosière, vise au fond à institutionnaliser le régime fiscal dérogatoire de ces collectivités, auxquelles il faut ajouter la Polynésie française – même si l'on admettra volontiers que la situation de la Polynésie et celles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy ne sont pas véritablement comparables.
Il s'agit, selon les promoteurs du texte, d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales, d'une part, et de faciliter d'autre part les échanges de renseignement entre l'État et ces collectivités, sur le modèle des conventions fiscales de l'OCDE issues de la résolution prise lors du G 20 de Londres en avril 2009 sur la lutte contre les paradis fiscaux.
Goûtons le paradoxe extraordinaire qu'il y a à affirmer d'un côté, la main sur le coeur, que Saint Barth et Saint Martin ne sont pas des paradis fiscaux, et de l'autre à proposer de leur appliquer les conventions fiscales préconisées par l'OCDE !
Lors de la discussion du texte au Sénat, vous aviez déclaré, madame la ministre : « Il n'y a pas de paradis fiscaux en France, et l'objet des textes qui sont présentés aujourd'hui est justement de disposer d'un cadre juridique conforme aux exigences les plus fortes du droit international en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux. »
Il y a là une contradiction dans les termes qui prête à sourire.
Vous reconnaissez en effet que Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Tahiti, Wallis-et-Futuna, mais aussi des départements d'outre-mer, peuvent fonctionner comme des paradis fiscaux, voire des places de blanchiment, mais vous affirmez qu'en réalité ils n'en sont pas.
Or, si nous nous référons à la définition proposée par Michel Koutouzis dans le Que-sais-je ? sur le blanchiment, qu'est-ce qu'une place offshore ? « C'est un endroit où existe un système économique et financier qui, pour une raison ou pour une autre, n'est pas régulé par les lois du pays auquel il appartient. »
Qui peut nier aujourd'hui que Saint-Martin ou Saint-Barthélemy fonctionnent comme des places financières ? Les régimes de défiscalisation peuvent y être utilisés pour faire fuir des capitaux ou comme des opportunités de réinvestir dans le circuit légal des fonds illégalement acquis. À Saint-Martin, où la souveraineté de l'île est partagée entre la France et les Pays-Bas, aucune frontière ne sépare les deux territoires, ce qui ouvre la voie à la coopération entre les établissements bancaires des deux parties de l'île.
Vous connaissez comme moi, madame la ministre, la situation de personnes qui, dans la partie française, bénéficient du RSA, et sont salariées de l'autre côté, et réciproquement. Tout le monde le sait mais personne ne fait rien, surtout pas les élus locaux. J'ai eu l'occasion de me rendre là-bas, et je vous renvoie à mon rapport.
Comme le rappelle opportunément Michel Koutouzis, « vous pouvez arriver avec de l'argent noir dans un casino côté néerlandais. Le casino vous fait gagner une somme arrangée au préalable et, une fois vos gains récupérés, vous pouvez aller les investir côté français dans des projets immobiliers ou des marinas. » – ou encore dans le secteur florissant de la navigation de plaisance, qui bénéficie lui aussi de niches fiscales sur mesure.
Bien sûr il serait très injuste de mettre dans le même sac toute la population de ces îles : ce système ne profite qu'à une minorité de nantis qui se goinfrent non seulement sur le dos des contribuables français, par la voie du détournement des niches fiscales, mais aussi sur le dos de la majorité des habitants des territoires considérés.
Les règles fiscales en vigueur sur ces territoires rompent avec les principes élémentaires de justice fiscale. Le changement de statut des deux collectivités a en effet mis fin à l'assujettissement à l'impôt sur le revenu métropolitain. La lecture du code des contributions de Saint-Barthélemy est éclairante. Ce code ne prévoit en effet ni impôt sur le revenu ni ISF. Il accorde aux entreprises locales un forfait fiscal peu élevé en lieu et place de l'impôt sur les sociétés. En revanche, il multiplie les droits indirects sur les biens et marchandises en circulation sur l'île.
Comme la collectivité doit compenser à l'État les pertes de produit fiscal occasionnées par le changement de statut, cela revient pratiquement à faire payer, par le droit de quai, par exemple, c'est-à-dire par tous les habitants de l'île, ce qui, hier, était payé par les plus fortunés des habitants au titre de l'impôt sur le revenu !
Par conséquent, nous sommes certes favorables aux contrôles, mais nous dirons, pour aller vite, que Saint-Barthélemy et Saint-Martin sont presque des paradis fiscaux, à un détail près, ainsi résumé par notre collègue Thierry Foucaud : « Un paradis dont il faut avoir les clefs, c'est-à-dire les biens, la fortune et les revenus qui en découlent pour en jouir pleinement. »
Pour les autres, les plus modestes, les plus nombreux des habitants des deux îles, demeurent les problèmes sociaux, les difficultés d'emploi, de logement, un coût de la vie de 50 % à 150 % plus cher qu'à Paris selon les produits, et les droits indirects, qui accroissent le prix de tous les biens. Sans compter les conséquences de l'appréciation de l'euro par rapport au dollar et la concurrence régionale exacerbée sur le moins-disant social et fiscal dans la zone, qui met en péril les fragiles équilibres de chaque collectivité.
Nous n'ignorons certes pas que l'article 74 de la Constitution prévoit que « les collectivités d'outre-mer [...] ont un statut qui tient compte des intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République. » Nous contestons en revanche que ces dispositions puissent dans les faits autoriser les collectivités territoriales concernées à rompre avec les principes républicains et à prendre des libertés avec la notion d'intérêt général.
Vous serez sans doute tentés d'objecter à notre analyse que votre texte tend à remédier aux situations que nous avons décrites mais il n'y a en vérité que trois façons d'attaquer le problème des paradis fiscaux et celui des territoires qui nous occupent : demander aux territoires de mettre fin à l'opacité ; exiger la transparence des utilisateurs ; l'exiger des intermédiaires juridiques et financiers.
Les accords que vous nous proposez sont à cet égard insuffisants. En prenant pour modèle les conventions fiscales de l'OCDE, l'échange d'informations ne présentera aucun mécanisme d'automaticité ou de signalement. Vous avez certes complété ces conventions en prévoyant que les agents des services fiscaux puissent aller contrôler sur place les investissements ayant bénéficié de divers dispositifs de défiscalisation applicables outre-mer et, d'autre part, les personnes vivant à Saint-Martin ou à Saint-Barthélemy mais ayant toujours la qualité de résidents fiscaux de l'État. Mais, compte tenu des faits que j'ai rappelés, il faudra que vous nous disiez s'ils seront protégés pour accomplir leur mission, et pour ne pas subir le sort de ceux que j'ai évoqués tout à l'heure.
D'autre part, pour que ces contrôles soient effectifs, il faut que l'administration fiscale dispose de moyens. Rappelons que le nombre des contrôleurs du fisc a diminué en France de 12 % entre 2002 et 2008. Il aura baissé de 15 % d'ici à la fin de 2011, soit un peu plus de 15 000 agents !
Voter en l'état une telle proposition de loi organique reviendrait finalement, sous prétexte de clarification, à consolider les régimes fiscaux dérogatoires qui ont cours dans ces territoires d'outre-mer, au profit exclusif de quelques privilégiés et au détriment, à l'évidence, du plus grand nombre. Ces accords ne remettent pas en cause le statut fiscal en or de Saint-Barthélemy – qui n'est pas seulement un paradis fiscal au sens que je viens de dire, mais comme vous le savez, madame la ministre, le lieu de repos de certains gros bonnets de la pègre américaine, sans que rien ne leur arrive. Vous le savez comme moi, et on laisse faire.