Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, enfin ! C'est le cri du coeur que je pousse ici au nom de mes collègues socialistes, car ce projet est attendu depuis longtemps par les entreprises, mais aussi par les associations de consommateurs de notre pays.
Faut-il rappeler que le texte que vous présentez n'est que la transposition dans notre droit national, qui aurait dû intervenir depuis avril 2006, de deux directives européennes, de 2002 et d'avril 2004 ? Fait peu banal, la Commission européenne a décidé en juin 2007 de saisir la Cour de justice des Communautés européennes contre la France et le Luxembourg pour avoir omis de lui communiquer leur liste des « tribunaux des dessins ou modèles communautaires » comme cela leur était imposé par le règlement sur les dessins ou modèles communautaires
Ce sujet n'a sans doute pas les mêmes charmes politiques que d'autres politiquement plus sensibles, sur lesquels votre majorité aime manifestement légiférer, tels la délinquance ou l'immigration, qui ont fait l'objet depuis 2002 respectivement de huit et de quatre lois.
Le sujet est pourtant bien loin d'être mineur, comme cela a déjà été souligné ici. Il a au contraire pris au fil des années une importance considérable dans notre économie mondialisée, prenant rang parmi les enjeux majeurs, pour les entreprises comme pour les consommateurs. La contrefaçon, ce n'est pas uniquement de fausses Rolex ou de faux sacs Vuitton, c'est bien plus grave. C'est aujourd'hui, comme l'ont dit d'autres orateurs, de faux médicaments, de faux laits pour bébés ou de fausses pièces détachées. Ce sont des propriétés intellectuelles volées, des emplois et des activités menacés, des consommateurs mis en danger.
Dix-huit mois de retard, c'est autant de temps accordé aux faussaires, autant de temps soustrait à la lutte contre une forme de criminalité aux conséquences dramatiques et au soutien des efforts de nos entreprises. Selon Interpol, qui a été très clair sur le sujet, « la contrefaçon est une activité criminelle à part entière, qui n'est pas en périphérie des autres activités criminelles, mais au coeur de celles-ci ». La mutation du phénomène est désormais bien connue : ce qui n'a été longtemps qu'une activité artisanale s'est mué aujourd'hui en une activité criminelle de grande ampleur.
Elle est devenue en quelque sorte le ver solitaire de la globalisation de l'économie : elle s'en nourrit et, vivant à ses dépens, elle l'affaiblit. Elle prospère à mesure que se développent les échanges entre les hommes, de marchandises, de capitaux. Comme l'a dit un orateur précédent, elle tire le plus grand profit des délocalisations et des dérégulations.
Il est d'autant plus temps d'agir qu'elle est, pour les réseaux du crime organisé, à la fois extrêmement lucrative et peu risquée, au regard d'activités criminelles comme le trafic de drogue, et encore facilitée, comme cela a été dit, par le développement de l'Internet, moyen idéal pour écouler ces marchandises. Il est grand temps de défendre les entreprises de notre pays et de protéger les consommateurs contre ce fléau.
Parlons d'abord des entreprises. Si les oeuvres des auteurs et des inventeurs sont protégées depuis le xviiie siècle, c'est pour qu'ils puissent tirer de leur activité les moyens de vivre et d'assurer leur indépendance créatrice. Mais, dans les faits, les dernières mutations de l'économie et des technologies rendent cette protection souvent dérisoire.
Le danger économique est réel et il pèse sur quasiment toutes les entreprises, puisque tout est désormais susceptible de contrefaçon. Un mémorandum détaillant la stratégie de l'Union européenne pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle dans les pays tiers exposait ainsi qu'« en réalité, toute propriété intellectuelle est virtuellement violée à une échelle considérable. Le grand fabricant de logiciels est aussi exposé que le petit producteur d'une variété de thé particulière. »
Lors de sa première lecture, le Sénat a déjà évoqué, dans un débat très intéressant, l'impact économique de la contrefaçon. L'OCDE avait dès 1998 évalué les coûts de la contrefaçon à 5 à 7 % de la valeur des échanges mondiaux. Ces travaux ont été complétés depuis, et on parle maintenant de 5 à 9 %. Mme Lagarde a même avancé devant le Sénat le chiffre de 10 %. L'OCDE fixe désormais à 200 milliards de dollars le chiffre d'affaires mondial de la contrefaçon.
Ce sont là autant de points d'impact sur la viabilité des entreprises. Nos concitoyens doivent comprendre que les entreprises détenteurs des droits, c'est-à-dire celles qui ont créé le produit, voient leur propre production concurrencée par des faux et leurs réseaux de distribution désorganisés par l'afflux de contrefaçons, parfois, il faut le souligner, d'une très bonne qualité. Le résultat est qu'elles perdent des parts de marché à l'exportation et la conséquence en est que l'innovation est découragée et que des milliers d'emplois sont directement menacés.
Une étude réalisée en 2004 par le centre d'études internationales de la propriété industrielle de l'université Robert Schuman de Strasbourg, que chacun ici connaît bien, évoque 100 000 emplois perdus en Europe. Pour notre pays, il fixe une fourchette de 30 à 40 000, et vous avez même, mon cher collègue Brochand, évoqué 50 000 emplois perdus. Une autre étude tout aussi intéressante a estimé l'impact sur l'emploi en Europe de l'Ouest d'une réduction de dix points de la contrefaçon dans le secteur du logiciel : elle évoque un gain potentiel de 200 000 emplois. Voilà l'enjeu social et économique.
Mais il est un autre enjeu, c'est celui des recettes fiscales. En effet les États sont eux aussi très directement concernés puisque la contrefaçon entraîne des pertes fiscales, amputant notamment les recettes de TVA, mais aussi le produit des droits de douanes du fait du caractère largement clandestin de la circulation de ces marchandises.
Pour le secteur européen du textile et de la chaussure, la perte de taxes s'élèverait à 7,5 milliards d'euros par an. Le Royaume-Uni estime perdre plus de deux milliards de dollars de recettes de TVA.
Gardons-nous cependant des simplismes et des caricatures : les États aujourd'hui montrés du doigt – à juste titre – comme étant les principaux producteurs de contrefaçons finissent eux aussi par pâtir de ce phénomène. La Chine, que les États-Unis ont attaquée la semaine dernière devant l'OMC pour ses violations supposées du droit de propriété intellectuelle, se plaint elle aussi de pertes fiscales : elle a conscience que la contrefaçon interne mine son économie, puisqu'elle dit perdre de ce fait trois milliards de dollars de recettes fiscales par an. Nous pouvons donc espérer que la Chine, désormais soumise aux règles de l'OMC, engagera de son côté une lutte sans merci contre la contrefaçon.
Bref, ce sont tous les États qui souffrent d'un produit intérieur brut réduit, d'une législation du travail mise à mal et de filières clandestines épousant les nouvelles formes de criminalité. La lutte contre la contrefaçon est donc une ardente nécessité pour qui souhaite une mondialisation économique plus juste, mieux régulée et donc mieux maîtrisée.
Mais notre souci, au-delà des équilibres économiques, doit être de prévenir les consommateurs contre la dangerosité des produits contrefaits. Chacun pense immédiatement aux médicaments, et l'OMS, dont c'est le rôle, a tiré la sonnette d'alarme sur cette forme de contrefaçon. La Food and Drug Administration américaine estime que les contrefaçons représentent plus de 10 % du marché mondial des médicaments et que le phénomène touche à la fois les pays industrialisés et les pays en développement. On estime que jusqu'à 25 % des médicaments consommés dans les pays pauvres sont des contrefaçons ou des produits de qualité inférieure. L'OMS estimait en 2000 que 60 % des cas de contrefaçon de médicaments concernent les pays pauvres – cela signifie que 40 % de ces cas se trouvent dans les pays industrialisés.
Il faut dire que ce problème spécifique pose la question du coût de l'accès à la santé. Selon l'OMS, « lorsque le prix des médicaments est élevé et que des différences de prix entre des produits identiques existent, le consommateur a davantage tendance à chercher à s'approvisionner en dehors du système normal. La pauvreté est donc l'un des principaux déterminants de la production et de la consommation de produits de qualité inférieure. » C'est donc une forme de « double peine » qui frappe les populations pauvres, contraintes de se soigner moins cher et y risquant finalement leur santé.
Cela veut dire que ce problème ne trouvera pas de solution en dehors d'une coopération mondiale. Peut-être faudra-t-il aussi faire des concessions sur la durée des brevets et sur le coût de la protection des droits pour les pays les moins avancés. C'est pourquoi la France doit soutenir l'OMS dans sa mission statutaire de « chercher à promouvoir la disponibilité de médicaments essentiels de bonne qualité et l'accès à ces produits à un prix abordable. »
Mais bien d'autres contrefaçons sont susceptibles d'attenter à la santé et la sécurité des consommateurs. Cela peut être le cas de contrefaçons de jouets, de pièces détachées de véhicules, cela peut même concerner l'aéronautique.
Il est donc évident que nous devons renforcer notre législation pour lutter contre la contrefaçon, et c'est l'objet de ce texte : il arrive bien tard, mais il est là. Il présente, vous l'avez dit, des innovations importantes :
Pour prévenir et stopper la contrefaçon, il conforte d'abord le pouvoir du juge en étendant la procédure de saisie-contrefaçon ; il lui donne ensuite un véritable droit d'information pour démanteler les réseaux ; enfin il indemnise mieux la victime par une meilleure réparation du préjudice et en prévoyant un montant forfaitaire de dommages et intérêts.
Pour notre part, nous n'avons aucune difficulté à reconnaître la qualité du texte voté par le Sénat, dont les apports sont tout à fait opportuns. Ce travail de toilettage et de précision s'est accompagné, dans un consensus qu'il faut souligner, d'améliorations salutaires.
Première amélioration, l'article 41 spécialise certains tribunaux de grande instance en matière de propriété intellectuelle. Les compétences juridictionnelles dans les domaines de la propriété littéraire et artistique, des dessins et modèles nationaux et des marques sont transférées à certains TGI par décret en Conseil d'État. Ces dispositions visent à harmoniser les jurisprudences, à renforcer la sécurité juridique et à rendre notre système juridictionnel plus attractif.
Deuxième amélioration, l'article 43 crée en matière de délit de contrefaçon une circonstance aggravante lorsque les produits contrefaisants portent atteinte à la santé ou à la sécurité de l'homme ou de l'animal. Cet article vise bien entendu les contrefaçons de médicaments, mais aussi la fabrication de pièces détachées, automobiles ou aéronautiques. Il va bien plus loin encore, puisque, comme on sait, les biens contrefaisants comportent fréquemment des produits interdits par ailleurs dans la fabrication.
Je veux souligner qu'il s'agit là d'une avancée très importante, les sanctions étant portées de 300 000 à 500 000 euros d'amende et de trois à cinq années de prison.
Ces mesures, je le répète, vont dans le bon sens.
Notre commission des lois a aussi permis d'améliorer de manière notable la rédaction du texte. Pour notre part, nous proposerons quelques variations et nous vous interrogerons sur l'amendement n° 6 de la commission, qui paraît obscur, plus proche de la proclamation que réellement applicable. Il conviendrait de l'éclaircir, comme l'amendement n° 8 .
Mais, nous le savons bien, les textes ne sont pas tout. Nous devons aussi être exigeants sur les moyens concrets de lutte contre la contrefaçon. C'est pourquoi je veux ici poser clairement la question des moyens d'action des douanes, des magistrats et de la police. On ne peut pas tenir dans l'enceinte du Palais Bourbon, au coeur de Paris, de beaux discours visant à combattre la contrefaçon et laisser, à deux kilomètres – que dis-je ? à un kilomètre, aux portes de Paris –, des revendeurs exercer leur commerce illicite à la vue de tout un chacun. La France, à cet égard, n'est pas plus exemplaire que d'autres États européens, où existent de véritables marchés aux faux.
Il nous paraît essentiel que les pouvoirs publics apportent leur concours aux entreprises. On a compté 10 millions d'articles saisis en 1998, 92 millions en 2003, et ces chiffres ne cessent de progresser. Il faut y voir, certes, le signe d'une plus grande efficacité, les pouvoirs publics ayant pris conscience du problème, mais aussi d'une explosion de la contrefaçon.
C'est pourquoi nous ne pensons pas que la diminution sans distinction du nombre de fonctionnaires que vous opérez soit la meilleure réponse. Mieux vaudrait réfléchir aux missions de l'État et aux besoins de la France, avant de mener une politique mal calibrée. Nous savons que les douanes européennes se sont rapprochées. Fort bien. Nous savons aussi que l'Organisation mondiale des douanes joue un rôle important, notamment pour faire prendre conscience de la gravité du phénomène. Le 8 avril prochain, elle organisera d'ailleurs le quatrième congrès mondial sur la contrefaçon, à Dubaï.
Mais c'est aussi au niveau européen que nous devons avancer pour être pleinement efficaces. Dans d'autres débats, certains évoquent la nécessité de créer un corps de garde-côtes européen. Pourquoi ne pas poser la question d'un corps européen dédié à la traque contre la contrefaçon ? Si j'établis ce parallèle avec les garde-côtes, c'est que les principales portes d'entrée de la contrefaçon sur le territoire européen sont précisément les ports.
La France exercera la présidence de l'Union dans quelques mois. Aussi formons nous le voeu, monsieur le ministre, que vous précisiez les intentions de notre pays à ce sujet. L'Union européenne s'est saisie de ce dossier avant même les autorités françaises, et nous voyons aujourd'hui encore, avec le texte dont nous discutons, combien la législation européenne est essentielle. Seule la coordination des États membres et la mise en place de procédures européennes de coopération judiciaire efficaces pourront fragiliser les réseaux de contrefaçon et en venir à bout. Les États doivent prendre leurs responsabilités.
Toutefois, nous devons prendre garde à ne pas laisser les entreprises lutter seules contre la contrefaçon, avec des moyens qui pourraient être attentatoires à la liberté de nos concitoyens. Aujourd'hui, les technologies « RFID », fondées sur l'identification par radiofréquences, permettent une traçabilité qui peut parfois être inquiétante.