…si de nombreux sites marchands étrangers proposent le même objet à des prix différents sans protection aucune – alors que cette proposition de loi visait à répondre aux acteurs français du livre qui craignent un dumping sur l'offre de livres numériques de la part des géants américains.
Enfin, la variété des oeuvres nous impose d'avoir une vision fine et différenciée du livre numérique. Un roman, un essai de sociologie, un manuel de cuisine, un beau livre richement illustré, une bande dessinée : autant de livres différents, autant de process de production différents. Par exemple, l'édition numérique des poésies de Philippe Jaccottet ou d'Yves Bonnefoy, ces merveilleux auteurs restés marginaux, a peu à craindre d'un modèle de commercialisation tel que celui qui émerge, parmi d'autres, aujourd'hui. Mais la question ne se pose pas dans les mêmes termes pour un polar de Mary Higgins Clark ou un roman de Marc Lévy, ou encore pour les manuels universitaires. Dans ce dernier secteur, les particuliers, et principalement les étudiants, représentent l'essentiel du marché et le manque à gagner pour les éditeurs serait important.
Fixer aujourd'hui un prix unique ne va-t-il pas tuer dans l'oeuf ces nouveaux modes de création et d'exploitation ? Ce ne serait guère dans l'intérêt de notre pays, des créateurs concernés et du public. Se pose également la question des oeuvres numériques libres ou ouvertes, qui pourraient bénéficier des cas d'exemption prévus à l'article 2.
Enfin, cette proposition de loi ne tient pas compte du modèle économique du livre numérique, qui induit une chaîne de la valeur radicalement nouvelle. Comme dans tous les secteurs économiques, internet va balayer les intermédiaires dont la valeur ajoutée est contestable.
Qu'on le veuille ou non, l'éditeur, dont la fonction est de sélectionner, promouvoir, imprimer, diffuser, est objectivement en turbulences dans la chaîne de valeur internet, qui va se recentrer progressivement autour d'un tandem auteur-distributeur électronique.
Dès lors, avec le débat que nous avons ici, l'État ne se trompe-t-il pas d'enjeu ? Plutôt que de protéger l'éditeur, l'État ne devrait-il par initier au contraire une loi forte qui protège l'auteur, le créateur, et pose la question fondamentale de l'évolution du droit d'auteur dans nos sociétés numériques ? Cette proposition de loi ne revient-elle pas à mener une bataille de retardement ?
Que cela nous plaise ou non, les distributeurs se retrouvent en position de force sur le modèle du livre numérique. C'est déjà ce qui se passe aux États-Unis. La situation risque d'être très similaire à celle de la grande distribution, qui impose ses conditions à ses fournisseurs. C'est pourquoi nous soutiendrons plusieurs amendements visant à poser un garde-fou destiné à protéger l'amont de la filière du livre, notamment les auteurs, de demandes excessives de la part des distributeurs.
Dans un univers bouleversé par le numérique, où les modèles économiques associés sont complexes et mouvants, nous estimons indispensable que les nouveaux modèles de création et d'exploitation aient le droit de se faire entendre au même titre que les modèles traditionnels. Il y va de la compétitivité économique et culturelle de notre pays.
La plupart des études récentes sur l'état de la culture française font le même constat : celle-ci perd du terrain et, si elle ne réagit pas, elle continuera à être marginalisée. Notre culture, déjà en difficulté dans le rapport de force des grandes langues internationales, n'a donc pas besoin qu'on mette de nouveaux freins à son accès, notamment celui prévu dans la proposition de loi, à savoir l'institution d'un prix unique qui risque d'être plus élevé que celui de ses homologues édités en langue anglaise ou espagnole.